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Forum Universitaire                                                            Jacqueline Maroy                         Année  2017-2018

Textes de la séance du 31 janvier 2018

Texte 1   Balzac   La peau de chagrin   édition Garnier Flamarion pages 81-82

Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.

Texte 2  Balzac  Gobseck  Édition Rencontre page 306-307

Cette aventure, dit Derville après une pause, me rappelle les seules circonstances romanesques de ma vie. Vous riez déjà, reprit-il, en entendant un avoué vous parler d’un roman dans sa vie ! Mais j’ai eu vingt-cinq ans comme tout le monde, et à cet âge j’avais déjà vu d’étranges choses. Je dois commencer par vous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître. Il s’agit d’un usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’Académie me permît de donner le nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l’abat-jour d’une vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux, et ne s’emportait jamais. Son âge était un problème : on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avant le temps, ou s’il avait ménagé sa jeunesse afin qu’elle lui servît toujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. En hiver, les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d’une pendule. C’était en quelque sorte un homme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. À l’imitation de Fontenelle, il économisait le mouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s’écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d’une horloge antique.

Texte 3  Albert Cohen  Solal   ed. Gallimard p270

 « J’appartiens à la plus belle race du monde, à la plus noble, à la plus rêveuse, à la plus forte, à la plus douce… Certains, oui, s’occupent d’argent. Ils font avec plus de passion, plus de poésie, ce que les hommes de toutes les races font. Comme si les hommes de toutes les autres races détestaient l’argent ! Et  d’ailleurs les Argentiers de chez nous s’occupent de ce métal en vertu d’un mobile saint : vivre, résister, durer. Pour que le peuple dure, pour que le fils vive, pour que le Messie vienne. C’est notre forteresse l’argent, pour nous pauvres bannis, pauvres errants. Et puis à côté de quelques rares parmi les nôtres qui savent le manier magistralement, combien de rêveurs, de poètes, de miséreux, de désintéressés, de petits oncles, de naïfs qui n’ont jamais su s’y prendre, de perdus dans le monde de la matière ! »

Texte 4  Shakespeare  Le Marchand de Venise  Acte III scène 1

« Un Juif n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes,
des dimensions, des sens, de l'affection, de la passion ; nourri avec
la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé
aux mêmes maladies, soigné de la même façon,
dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été
que les Chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?
Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez,
ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ? »

Texte 5  Balzac  Lettre à Madame Hanska du 19 juillet 1837

Cara, vous finirez par tant vous ennuyer de mes jérémiades que quand vous recevrez une de mes lettres vous la jetterez au feu sans l’ouvrir, alors que c’est un grenier de diables bleus, et le plus ample magasin de mélancolie qui soit au monde. Si ma grasse et hardie figure est dans ce moment chez vous, installée vous ne mettrez jamais mes chagrins sur ce front bombé,  moins ample et moins beau que le vôtre, sur ces joues rebondies de moine fainéant ; mais c’est ainsi. Celui qui fut créé pour le plaisir et le sans souci, pour l’amour et le luxe, travaille comme un forçat. Hier, je parlais à Heine de faire du théâtre, et il me disait : prenez-y garde, celui qui s’est habitué à Brest, ne peut pas s’accoutumer à Toulon, restez dans votre bagne. C’est vrai que je travaille comme un forçat. Mais j’ai pensé que c’était bien assez de la distance qui nous sépare, sans l’alourdit du poids de ma misère, et, décidément je veux vous  entretenir gaiment de mes chagrins, de mes ennuis, de mes peines, qui  font une triple enceinte à mon âme et à ma vie.