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Forum Universitaire                                              Jacqueline Maroy                         Année  2017-2018

Textes du séminaire 4                                                                                            Le 7 mars 2018

TEXTE 1  ZOLA L’ARGENT ed.Pocket Classique page 210

Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains.

— Nous y voilà donc, vous avouez ! L’empire est vendu aux juifs, aux sales juifs. Tout notre argent est condamné à tomber entre leurs pattes crochues. L’Universelle n’a plus qu’à crouler devant leur toute-puissance. 

Et il exhala sa haine héréditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d’usuriers, en marche depuis des siècles à travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand même, sous les crachats et les coups, à la conquête certaine du monde, qu’ils posséderont un jour par la force invincible de l’or. Et il s’acharnait surtout contre Gundermann, cédant à sa rancune ancienne, au désir irréalisable et enragé de l’abattre, malgré le pressentiment que celui-là était la borne où il s’écraserait, s’il entrait jamais en lutte. Ah ! ce Gundermann ! un Prussien à l’intérieur, bien qu’il fût né en France ! car il faisait évidemment des vœux pour la Prusse, il l’aurait volontiers soutenue de son argent, peut-être même la soutenait-il en secret ! N’avait-il pas osé dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre éclatait entre la Prusse et la France, cette dernière serait vaincue !

TEXTE 2 ZOLA LES ROMANCIERS NATURALISTES LIVRE DE POCHE PAGE 40
Quels singuliers chemins prend parfois la destinée pour faire un grand homme !  Aujourd’hui, Balzac est mort, et nous n’avons plus que son monument sous les yeux ; il nous étonne par sa hauteur, nous restons pleins de respect devant un aussi prodigieux travail. Comment un ouvrier a-t-il pu tailler à lui seul un pareil monde ? Et , si nous fouillons l’histoire de cet ouvrier, voila que nous apprenons qu’il travaillait tout simplement pour payer ses dettes. Oui, ce géant infatigable n’était qu’un débiteur traqué par ses créanciers, achevant un roman pour payer  un billet, entassant les pages pour ne pas être saisi, faisant ce miracle de production superbe uniquement en vue de ses échéances de chaque mois. Il semble que, sous des nécessités toujours pressantes, dans ses effroyables embarras d’argent, son cerveau se soit élargi et ait éclaté en chefs-d’œuvre.

TEXTE 3

Et madame Caroline était gaie malgré tout avec son visage toujours jeune, sous sa couronne de cheveux blancs, comme si elle se fût rajeunie à chaque avril, dans la vieillesse de la terre. Et, au souvenir de honte que lui causait sa liaison avec Saccard, elle songeait à l’effroyable ordure dont on a également sali l’amour. Pourquoi donc faire porter à l’argent la peine des saletés et des crimes dont il est la cause ? L’amour est-il moins souillé, lui qui crée la vie ?

Texte 4 BALZAC EUGENIE GRANDET PAGE  230

– Comment, Nanon, dit un soir Eugénie en se couchant, il ne m’écrira pas une fois en sept ans ? …

Pendant que ces choses se passaient à Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. Sa pacotille s’était d’abord très-bien vendue. Il avait réalisé promptement une somme de six mille dollars. Le baptême de la Ligne lui fit perdre beaucoup de préjugés ; il s’aperçut que le meilleur moyen d’arriver à la fortune était, dans les régions intertropicales, aussi bien qu’en Europe, d’acheter et de vendre des hommes. Il vint donc sur les côtes d’Afrique et fit la traite des nègres, en joignant à son commerce d’hommes celui des marchandises les plus avantageuses à échanger sur les divers marchés où l’amenaient ses intérêts. Il porta dans les affaires une activité qui ne lui laissait aucun moment de libre. Il était dominé par l’idée de reparaître à Paris dans tout l’éclat d’une haute fortune, et de ressaisir une position plus brillante encore que celle d’où il était tombé. A force de rouler à travers les hommes et les pays, d’en observer les coutumes contraires, ses idées se modifièrent et il devint sceptique. Il n’eut plus de notions fixes sur le juste et l’injuste, en voyant taxer de crime dans un pays ce qui était vertu dans un autre. Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha. Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée. Charles devint dur, âpre à la curée. Il vendit des Chinois, des Nègres, des nids d’hirondelles, des enfants, des artistes ; il fit l’usure en grand. L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme. Il allait alors à Saint-Thomas acheter à vil prix les marchandises volées par les pirates, et les portait sur les places où elles manquaient. Si la noble et pure figure d’Eugénie l’accompagna dans son premier voyage comme cette image de Vierge que mettent sur leur vaisseau les marins espagnols, et s’il attribua ses premiers succès à la magique influence des vœux et des prières de cette douce fille ; plus tard, les Négresses, les Mûlatresses, les Blanches, les Javanaises, les Almées, ses orgies de toutes les couleurs, et les aventures qu’il eut en divers pays effacèrent complètement le souvenir de sa cousine, de Saumur, de la maison, du banc, du baiser pris dans le couloir. Il se souvenait seulement du petit jardin encadré de vieux murs, parce que là sa destinée hasardeuse avait commencé ; mais il reniait sa famille : son oncle était un vieux chien qui lui avait filouté ses bijoux ; Eugénie n’occupait ni son cœur ni ses pensées, elle occupait une place dans ses affaires comme créancière d’une somme de six mille francs.

Texte 5  BALZAC  LE MEDECIN DE CAMPAGNE page 77

 Avec la monarchie nous avons perdu l’honneur, avec la religion de nos pères la vertu chrétienne, avec nos infructueux essais de gouvernement le patriotisme. Ces principes n’existent plus que partiellement, au lieu d’animer les masses, car les idées ne périssent jamais. Maintenant, pour étayer la société, nous n’avons d’autre soutien que l’égoïsme. Les individus croient en eux. L’avenir, c’est l’homme social ; nous ne voyons plus rien au-delà. Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de l’individualisme pour refaire la nation, mais en attendant cette régénération nous sommes dans le siècle des intérêts matériels et du positif. Ce dernier mot est celui de tout le monde. Nous sommes tous chiffrés, non d’après ce que nous valons, mais d’après ce que nous pesons. S’il est en veste, l’homme d’énergie obtient à peine un regard. Ce sentiment a passé dans le gouvernement. Le ministre envoie une chétive médaille au marin qui sauve au péril de ses jours une douzaine d’hommes, il donne la croix d’honneur au député qui lui vend sa voix. Malheur au pays ainsi constitué ! Les nations, de même que les individus, ne doivent leur énergie qu’à de grands sentiments. Les sentiments d’un peuple sont ses croyances. Au lieu d’avoir des croyances, nous avons des intérêts.

Texte 6 BALZAC LA COUSINE  BETTE PAGE 354

– Et vous croyez, ma petite mère, dit Crevel, que vous trouverez dans Paris un homme qui, sur la parole d’une femme à peu près folle, ira chercher, hic et nunc, dans un tiroir, n’importe où deux cent mille francs qui mijotent là, tout doucement, en attendant qu’elle daigne les écumer ? Voilà comment vous connaissez la vie, les affaires, ma belle ?… Vos gens sont bien malades, envoyez-leur les sacrements ; car personne dans  Paris, excepté Son Altesse divine Madame la Banque, l’illustre Nucingen ou des avares insensés amoureux de l’or, comme nous autres nous le sommes d’une femme, ne peut accomplir un pareil miracle ! la liste civile, quelque civile qu’elle soit, la liste civile elle-même vous prierait de repasser demain. Tout le monde fait valoir son argent et le tripote de son mieux. Vous vous abusez, cher ange, si vous croyez que c’est le roi Louis-Philippe qui règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait, comme nous tous, qu’au-dessus de la Charte il y a la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous ! Or, mon bel ange ,l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à les percevoir ! “Dieu des Juifs, tu l’emportes !” a dit le grand Racine. Enfin, l’éternelle allégorie du veau d’or !… Du temps de Moïse, on agiotait dans le désert ! Nous sommes revenus aux temps bibliques ! Le veau d’or a été le premier grand-livre connu, reprit-il. Vous vivez par trop, mon Adeline, rue Plumet ! Les Égyptiens devaient des emprunts énormes aux Hébreux, et ils ne couraient pas après le peuple de Dieu, mais après des capitaux.

Texte  7 BALZAC  LE PÈRE GORIOT PAGE 222 Magnard

Quinze cents francs et des habits à discrétion ! En ce moment le pauvre Méridional ne douta plus de rien, et descendit au déjeuner avec cet air indéfinissable que donne à un jeune homme la possession d’une somme quelconque. A l’instant où l’argent se glisse dans la poche d’un étudiant, il se dresse en lui-même une colonne fantastique sur laquelle il s’appuie. Il marche mieux qu’auparavant, il se sent un point d’appui pour son levier, il a le regard plein, direct, il a les mouvements agiles ; la veille, humble et timide, il aurait reçu des coups ; le lendemain, il en donnerait à un premier ministre. Il se passe en lui des phénomènes inouïs : il veut tout et peut tout, il désire à tort et à travers, il est gai, généreux, expansif. Enfin, l’oiseau naguère sans ailes a retrouvé son envergure. L’étudiant sans argent happe un brin de plaisir comme un chien qui dérobe un os à travers mille périls, il le casse, en suce la moelle, et court encore ; mais le jeune homme qui fait mouvoir dans son gousset quelques fugitives pièces d’or déguste ses jouissances, il les détaille, il s’y complaît, il se balance dans le ciel, il ne sait plus ce que signifie le mot misère. Paris lui appartient tout entier. Âge où tout est luisant, où tout scintille et flambe ! âge de force joyeuse dont personne ne profite, ni l’homme, ni la femme ! âge des dettes

Forum Universitaire                                                            Jacqueline Maroy                         Année  2017-2018

Textes de la séance du 31 janvier 2018

Texte 1   Balzac   La peau de chagrin   édition Garnier Flamarion pages 81-82

Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.

Texte 2  Balzac  Gobseck  Édition Rencontre page 306-307

Cette aventure, dit Derville après une pause, me rappelle les seules circonstances romanesques de ma vie. Vous riez déjà, reprit-il, en entendant un avoué vous parler d’un roman dans sa vie ! Mais j’ai eu vingt-cinq ans comme tout le monde, et à cet âge j’avais déjà vu d’étranges choses. Je dois commencer par vous parler d’un personnage que vous ne pouvez pas connaître. Il s’agit d’un usurier. Saisirez-vous bien cette figure pâle et blafarde, à laquelle je voudrais que l’Académie me permît de donner le nom de face lunaire, elle ressemblait à du vermeil dédoré ? Les cheveux de mon usurier étaient plats, soigneusement peignés et d’un gris cendré. Les traits de son visage, impassible autant que celui de Talleyrand, paraissaient avoir été coulés en bronze. Jaunes comme ceux d’une fouine, ses petits yeux n’avaient presque point de cils et craignaient la lumière ; mais l’abat-jour d’une vieille casquette les en garantissait. Son nez pointu était si grêlé dans le bout que vous l’eussiez comparé à une vrille. Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux, et ne s’emportait jamais. Son âge était un problème : on ne pouvait pas savoir s’il était vieux avant le temps, ou s’il avait ménagé sa jeunesse afin qu’elle lui servît toujours. Tout était propre et râpé dans sa chambre, pareille, depuis le drap vert du bureau jusqu’au tapis du lit, au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles. En hiver, les tisons de son foyer, toujours enterrés dans un talus de cendres, y fumaient sans flamber. Ses actions, depuis l’heure de son lever jusqu’à ses accès de toux le soir, étaient soumises à la régularité d’une pendule. C’était en quelque sorte un homme-modèle que le sommeil remontait. Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier, il s’arrête et fait le mort ; de même, cet homme s’interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d’une voiture, afin de ne pas forcer sa voix. À l’imitation de Fontenelle, il économisait le mouvement vital, et concentrait tous les sentiments humains dans le moi. Aussi sa vie s’écoulait-elle sans faire plus de bruit que le sable d’une horloge antique.

Texte 3  Albert Cohen  Solal   ed. Gallimard p270

 « J’appartiens à la plus belle race du monde, à la plus noble, à la plus rêveuse, à la plus forte, à la plus douce… Certains, oui, s’occupent d’argent. Ils font avec plus de passion, plus de poésie, ce que les hommes de toutes les races font. Comme si les hommes de toutes les autres races détestaient l’argent ! Et  d’ailleurs les Argentiers de chez nous s’occupent de ce métal en vertu d’un mobile saint : vivre, résister, durer. Pour que le peuple dure, pour que le fils vive, pour que le Messie vienne. C’est notre forteresse l’argent, pour nous pauvres bannis, pauvres errants. Et puis à côté de quelques rares parmi les nôtres qui savent le manier magistralement, combien de rêveurs, de poètes, de miséreux, de désintéressés, de petits oncles, de naïfs qui n’ont jamais su s’y prendre, de perdus dans le monde de la matière ! »

Texte 4  Shakespeare  Le Marchand de Venise  Acte III scène 1

« Un Juif n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes,
des dimensions, des sens, de l'affection, de la passion ; nourri avec
la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé
aux mêmes maladies, soigné de la même façon,
dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été
que les Chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?
Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez,
ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ? »

Texte 5  Balzac  Lettre à Madame Hanska du 19 juillet 1837

Cara, vous finirez par tant vous ennuyer de mes jérémiades que quand vous recevrez une de mes lettres vous la jetterez au feu sans l’ouvrir, alors que c’est un grenier de diables bleus, et le plus ample magasin de mélancolie qui soit au monde. Si ma grasse et hardie figure est dans ce moment chez vous, installée vous ne mettrez jamais mes chagrins sur ce front bombé,  moins ample et moins beau que le vôtre, sur ces joues rebondies de moine fainéant ; mais c’est ainsi. Celui qui fut créé pour le plaisir et le sans souci, pour l’amour et le luxe, travaille comme un forçat. Hier, je parlais à Heine de faire du théâtre, et il me disait : prenez-y garde, celui qui s’est habitué à Brest, ne peut pas s’accoutumer à Toulon, restez dans votre bagne. C’est vrai que je travaille comme un forçat. Mais j’ai pensé que c’était bien assez de la distance qui nous sépare, sans l’alourdit du poids de ma misère, et, décidément je veux vous  entretenir gaiment de mes chagrins, de mes ennuis, de mes peines, qui  font une triple enceinte à mon âme et à ma vie.

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 1

Année 2017-2018                                                                                                                                               6 octobre 2017

Herder : Une autre philosophie de l’histoire

Personne au monde ne sent plus que moi la faiblesse des caractéristiques générales. On peint un peuple entier, une époque, une contrée entière – qui a-t-on peint ? On groupe des peuples et des périodes qui se succèdent en alternant éternellement comme les vagues de la mer – qui a-t-on peint ? à qui s’applique la peinture des mots ? En fin de compte, on ne les groupe qu’en un mot général qui ne signifie rien et sous lequel chacun pense et sent ce qu’il veut ! […] Qui a remarqué combien c’est une chose impossible à rendre que la particularité d’un certain être humain, et l’impossibilité de dire distinctement ce qui le distingue ? sa façon de sentir et de vivre ? ce que toutes choses deviennent de différent et de particulier, une fois que son œil les voit, que son âme les mesure, que son cœur les ressent – quelle profondeur il y a dans le caractère d’une seule nation qui pourtant, bien qu’on l’ait assez souvent observée et regardée avec étonnement, échappe tellement au mot qui voudrait la saisir et, du moins sous ce mot, est si rarement assez reconnaissable pour être comprise et ressentie par chacun – s’il en est ainsi, que sera-ce lorsqu’il s’agit de dominer l’océan de peuples, de temps et de pays entiers, de le faire tenir dans un seul regard, un seul sentiment, un seul mot ! Il faudrait que s’y ajoute ou que l’ait précédée tout le vivant tableau du mode de vie, des habitudes, des besoins, des particularités du pays et du ciel ; il faudrait commencer par sympathiser avec cette nation pour sentir un seul de ses penchants, une seule de ses actions et tout leur ensemble - sinon on ne lit - qu’un mot.

Nous croyons tous avoir maintenant encore les instincts paternels, domestiques et humains tels que les possédait l’Oriental – le loyalisme et l’application aux arts tels que les possédait l’Egyptien ; la vivacité phénicienne, l’amour grec de la liberté, la force d’âme romaine – voilà lecteur où nous en sommes. […] La nature totale de l’âme qui règne dans tout, qui modèle d’après soi tous les autres penchants et toutes les autres facultés de l’âme et colore jusqu’aux actions les plus indifférentes – pour les ressentir n’emprunte pas ta réponse à un mot, mais pénètre dans ce siècle, cette région, cette histoire entière, plonge-toi dans cela et ressens-le toi-même. […] Caractère des nations ! Ce sont uniquement des données de leur constitution et de leur histoire qui doivent décider – pourquoi Léonidas, César et Abraham ne sauraient-ils pas être un galant homme de notre siècle ? mais ils ne le furent pas : c’est là-dessus qu’il te faut interroger l’histoire ; c’est de cela qu’il s’agit. […] Toute chose, comme tout art et toute science, a eu sa période de croissance, de floraison et de déclin ; chacune de ces modifications n’a duré que le minimum de temps qui pouvait lui être donné sur la roue de la destinée humaine, finalement il n’y a pas deux instants au monde qui soient identiques. […] Le Créateur est le seul qui puisse penser toute l’unité d’une nation et de toutes les nations dans toute leur diversité sans que cela fasse disparaître à ses yeux l’unité. [501-505] - -

L’humanité demeure toujours l’humanité sans plus, et pourtant se révèle le plan d’une progression continue – mon grand thème ! Celui qui a entrepris de décrire la progression des siècles est générale­ment accompa­gné de cette idée favorite : progression continue aboutissant à une plus grande vertu et félicité indivi­duelle. Dans ce but, on a grossi ou inventé des faits, minimisé ou passé sous silence les faits con­traires, pris des mots pour des actes, la diffusion des lumières pour du bonheur, des idées raffinées pour de la vertu – et ainsi on a écrit sur l’amélioration générale et progressive du monde des romans auxquels personne ne croyait, du moins pas le disciple de l’histoire et du cœur humain. [511]

D’autres qui virent ce que cette rêverie a de déplaisant sans rien trouver de mieux – virent les vices et les vertus alterner comme les climats, les perfections surgir et disparaître comme feuilles printanières, les mœurs et les penchants humains voler et se retourner comme les feuilles du destin – pas de plan ! pas de progression continue ! une éternelle révolution ! – toujours le même tissu qui se tisse puis se déchire ! – travail de Pénélope ! Ils sont en proie au vertige, au scepticisme envers toute vertu, tout bonheur et toute destination de l’homme et l’introduisent dans l’histoire, la religion et la morale, - le ton à la dernière mode chez les philosophes récents, en particulier ceux de France, c’est le doute. [511-512]

Ne doit-il pas y avoir une progression continue et un développement qui soient manifestes, mais dans un sens plus élevé que celui que l’on a cru ? Vois-tu ce fleuve s’écouler : jailli d’une petite source, il croît, détache ici de la terre ce qu’il dépose là, serpente toujours et creuse plus profond – mais demeure toujours de l’eau ! une goutte d’eau jusqu’à ce qu’il se jette dans la mer – n’en serait-il pas de même du genre humain ? Ou bien vois-tu cet arbre qui croît ! cet homme en train de grandir ! il lui faut traverser différents âges au cours de sa vie ! tous manifestement en progression continue ! effort prolongé de façon continue ! et cependant chacun d’eux porte en lui-même son centre de félicité ! […] Quel encouragement à espérer, à agir, à croire, même là où on ne voit rien ou pas tout ! [512-513]

Herder, Une autre philosophie de l’histoire, (1774) ; trad. M. Rouché ; GF, 2000, [501-513]


Forum Universitaire                                                                                 Saison 2017-2018

Textes pour le séminaire de Jacqueline Maroy.                                    Séance du 18/10/2017

1 - Victor Hugo Les feuilles d’automne  1830

POUR LES PAUVRES

Dans vos fêtes d’hiver, riches, heureux du monde,

Quand le bal tournoyant de ses feux vous inonde,

Quand partout à l’entour de vos pas vous voyez

Briller et rayonner cristaux, miroirs, balustres,

Candélabres ardents, cercle étoilé des lustres,

Et la danse, et la joie au front des conviés ;

Tandis qu’un timbre d’or sonnant dans vos demeures

Vous changez en joyeux chant la voix grave des heures,

Oh ! Songez-vous parfois que, de faim dévoré,

Peut-être un indigent dans les carrefours sombres

S’arrête, et voit danser vos lumineuses ombres

                                Aux vitres du salon doré ?

2 – Marcel Proust  Les jeunes filles en fleurs 1919  (Pléiade p41)

Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d’ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld.

3 - Shakespeare  Le marchant de Venise  (1598)  II sc 8

SOLANIO

Jamais je n’entendis fureur si embrouillée

Ni si étrange, exacerbée, incohérente

Que celle exhalée par ce chien juif dans les rues.

«  Ma fille ! ô mes ducats ! ô ma fille !

Enfuie avec un chrétien ! Mes ducats chrétiens !

Justice ! loi ! mes ducats, et ma fille !

Un sac scellé ;,,deux sacs scellés pleins de ducats,

De doubles ducats , volés à moi par ma fille !

Et des pierres – deux joyaux, deux joyaux de prix

Volés par elle Justice ! trouvez la garce !

Elle a des joyaux sur elle, aussi les ducats ! »

Forum Universitaire                                               Jacqueline Maroy                                   Année   2016-2017

Textes du séminaire 14                                                                                                          Le  14 juin  2017

 

Texte 1 – Diderot : La religieuse, page 121

Il me semble pourtant que, dans un État bien gouverné, ce devrait être le contraire : entrer difficilement en religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à tant d’autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure, même juste d’ailleurs ? Les couvents sont-ils donc si essentiels à la constitution d’un État ? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des religieuses ? L’Église ne peut-elle absolument s’en passer ? Quel besoin a l’époux de tant de vierges folles ? et l’espèce humaine de tant de victimes ? Ne sentira-t-on jamais la nécessité de rétrécir l’ouverture de ces gouffres, où les races futures vont se perdre ? Toutes les prières de routine qui se font là, valent-elles une obole que la commisération donne au pauvre ? Dieu qui a créé l’homme sociable, approuve-t-il qu’il se renferme ? Dieu qui l’a créé si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la témérité de ses vœux ? Ces vœux, qui heurtent la pente générale de la nature, peuvent-ils jamais être bien observés que par quelques créatures mal organisées, en qui les germes des passions sont flétris, et qu’on rangerait à bon droit parmi les monstres, si nos lumières nous permettaient de connaître aussi facilement et aussi bien la structure intérieure de l’homme que sa forme extérieure ? Toutes ces cérémonies lugubres qu’on observe à la prise d’habit et à la profession, quand on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et au malheur, suspendent-elles les fonctions animales ? Au contraire ne se réveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l’oisiveté avec une violence inconnue aux gens du monde, qu’une foule de distractions emporte ? Où est-ce qu’on voit des têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent ? Où est-ce qu’on voit cet ennui profond, cette pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et se consume ? Où les nuits sont-elles troublées par des gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées d’une mélancolie qu’on ne sait à quoi attribuer ? Où est-ce que la nature, révoltée d’une contrainte pour laquelle elle n’est point faite, brise les obstacles qu’on lui oppose, devient furieuse, jette l’économie animale dans un désordre auquel il n’y a plus de remède ? En quel endroit le chagrin et l’humeur ont-ils anéanti toutes les qualités sociales ? Où est-ce qu’il n’y a ni père, ni frère, ni sœur, ni parent, ni ami ? Où est-ce que l’homme, ne se considérant que comme un être d’un instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde, comme un voyageur les objets qu’il rencontre, sans attachement ? Où est le séjour de la haine, du dégoût et des vapeurs ? Où est le lieu de la servitude et du despotisme ? Où sont les haines qui ne s’éteignent point ? Où sont les passions couvées dans le silence ? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité ? On ne sait pas l’histoire de ces asiles, disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il ajoutait dans un autre endroit : « Faire vœu de pauvreté, c’est s’engager par serment à être paresseux et voleur ; faire vœu de chasteté, c’est promettre à Dieu l’infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois ; faire vœu d’obéissance, c’est renoncer à la prérogative inaliénable de l’homme, la liberté. Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d’un fanatique ou d’un hypocrite. »

 

 

 

 

Texte 2 Chateaubriand   La vie de Rancé (ed 10/18-pa148)

 

Ainsi tout s’occupait de Rancé, depuis le génie jusqu’à la grandeur, depuis Liebnitz jusqu’à madame de Maintenon.

Le style de Rancé n’est jamais jeune, il a laissé la jeunesse à madame de Montbazon. Dans les œuvres de Rancé, le souffle du printemps manque aux fleurs ; mais en revanche quelles soirées d’automne ! Qu’ils sont beaux ces bruits des derniers jours de l’année !

Rancé a beaucoup écrit ; ce qui domine chez lui est une haine passionnée de la vie, ce qu’il y a d’inexplicable, ce qui serait horrible si ce n’était admirable, c’est la barrière infranchissable qu’il a placée entre lui et ses lecteurs. Jamais un aveu, jamais il ne parle de ce qu’il a fait, de ses erreurs, de son repentir. Il arrive devant le public sans daigner lui apprendre ce qu’il est ; la créature ne vaut pas la peine qu’on s’explique devant elle : il renferme en lui-même son histoire, qui lui retombe sur le cœur.

 

 

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 13

Année 2016-2017                                                                                                                                                  19 mai 2017

Kant : Le genre humain en progrès ?

4. - S'il était découvert que le genre humain, considéré dans son ensemble, a avancé et progressé aussi longtemps que l’on voudra, personne ne pourrait pourtant assurer que n’intervienne désormais, à ce point précis, en raison des dispositions physiques de notre espèce, l’époque de sa régression ; et inversement, si l’on recule vers le pire en une chute accélérée, on ne doit pas désespérer de trouver le point d’inflexion précisément là où, en raison des dispositions morales de notre espèce, le cours de celle-ci se retourne­rait vers le mieux. Car nous avons affaire à des êtres qui agissent librement, auxquels on peut certes dicter à l’avance ce qu’ils doivent faire, mais auxquels on ne peut prédire ce qu’ils feront […] Mais si le cours des choses humaines nous semble si insensé, cela tient peut-être aussi au mauvais choix du point de vue à partir duquel nous le considérons. Les planètes, vues de la Terre, tantôt vont en arrière, tantôt stagnent et tantôt vont en avant. Mais si le point de vue est pris du Soleil, ce que seule la raison peut faire, elles poursuivent, conformément à l’hypothèse de Copernic, leur parcours régulier. […] Seulement, nous ne sommes pas capables de nous placer à ce point de vue, quand il s’agit de la prédiction d’actions libres. Car ce serait le point de vue de la Providence, qui se situe au-delà de toute sagesse humaine […]. Si l’on pouvait attribuer à l’homme une volonté innée, et invariablement bonne, quoique limitée, on pourrait prédire avec certitude le progrès de son espèce vers le meilleur, car ce progrès porterait sur un événement qu’il peut lui-même produire. […]

5. - Il faut que dans l’espèce humaine survienne quelque expérience qui, comme événe­ment, indique une propriété et une capacité à être cause de son progrès, et […] à en être l’auteur. Il faut donc chercher un événement qui indiquerait, d’une manière indéterminée dans le temps, l’existence d’une telle cause et aussi l’action de sa causalité dans le genre humain, et qui permettrait de conclure au progrès comme conséquence inéluctable ; […] de sorte cependant que cet événement ne doive pas lui-même être considéré comme cause du progrès, mais seulement comme indication, comme signe historique, et qu’ainsi puisse être prouvée la tendance du genre humain considéré dans son ensemble. […]

6. - Cet événement ne consiste pas en d’importants faits ou forfaits, […] tels que, comme par magie, d’antiques et brillants édifices politiques disparaissent et d’autres surgissent à leur place […]. Non, rien de tout cela. Il s’agit simplement de la façon de penser des spectateurs qui se trahit publiquement à l’occasion de ce jeu de grands bouleversements et qui, malgré le danger d’une telle partialité qui pourrait leur devenir très préjudiciable, manifeste pourtant un intérêt universel et, en tout cas, désintéressé pour les participants d’un camp contre ceux de l’autre, prouvant ainsi (à cause de l’universalité) un caractère de l’espèce humaine dans son ensemble et en même temps (à cause du désintéresse­ment) un caractère moral de celle-ci, du moins dans ses dispositions, qui non seulement laisse espérer le progrès vers le mieux, mais est lui-même déjà un tel progrès, dans la mesure où elle en est pour aujourd’hui suffisamment capable.

La révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, peut bien réussir ou échouer ; elle peut bien être remplie de misères et d'atrocités au point qu’un homme réfléchi, s’il pouvait, en l’entreprenant pour la seconde fois, espérer l’accomplir avec succès, ne se déciderait pourtant jamais à tenter l’expérience à un tel prix ; cette révolution, dis-je, trouve néanmoins dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes impliqués dans ce jeu) un élan de sympathie qui confine à l’enthousiasme et dont la manifestation même mettait en danger, sympathie qui ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale dans l’espèce humaine.

Cette cause morale qui intervient ici est double : d’abord, c’est le droit qu’a un peuple de ne pas être empêché par d’autres puissances de se donner la constitution politique qui lui semble être bonne ; ensuite, c’est le but (et le devoir) selon lequel seule est en soi juridi­quement et moralement bonne la constitution d’un peuple qui, par sa nature, est propre à écarter par des principes la guerre offensive ; ce ne peut être que la constitu­tion républi­caine, du moins selon l’Idée ; constitution capable de remplir les conditions qui écartent la guerre (source de tous les maux et de toute corruption des mœurs) et qui assurent ainsi négativement au genre humain le progrès vers le meilleur, en dépit de toute sa fragilité, en lui garantissant du moins qu’il ne sera pas entravé dans son progrès.

KANT Le Conflit des facultés, II. 4, 5, 6 (1798) ; trad. A. Renaut, Pléiade III, 892-896


Forum Universitaire                                                         Jacqueline Maroy                            Année   2016-2017

Textes du Séminaire 11                                                                                                         Le 26 avril 2017

Texte 1 : Yourcenar  Alexis  Folio  page 29

Mon enfance fut silencieuse et solitaire ; elle m’a rendu timide, et par conséquent taciturne. Quand je pense que je vous connais depuis prés de trois ans et que j’ose vous parler pour la première fois ! Encore n’est ce que par lettre, et parce qu’il le faut bien. Il est terrible que le silence puisse être une faute ; c’est la plus grave de mes fautes, mais enfin, je l’ai commise. Avant de la commettre envers vous, je l’ai commise envers moi-même. Lorsque le silence s’est établi dans une maison, l’en faire sortir est difficile… Woroïno était plein d’un silence qui paraissait toujours plus grand, et tout silence n’est fait que de paroles qu’on n’a pas dites. C’est pour cela peut être que je devins un musicien. Il fallait quelqu’un pour exprimer ce silence, lui faire rendre tout ce qu’il contenait de tristesse, pour ainsi dire le faire chanter… Il fallait une musique d’une espèce particulière, lente, pleine de longues réticences et finissant par s’y glisser. Cette musique, c’a  été la mienne.

Texte 2 : Yourcenar  Alexis  Folio  page 81

Le silence ne compense pas seulement l’impuissance des paroles humaines, il compense aussi, pour les musiciens médiocres, la pauvreté des accords. Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que du silence, et le mystère du silence, qui chercherait à s’exprimer. Voyez par exemple, une fontaine. L’eau muette emplit les conduits, s’y amasse, en déborde, et la perle qui tombe est sonore. Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que le trop-plein d’un grand silence.

Texte 3 : Rainer Maria Rilke Lettres à un jeune poète le Seuil page 92

26 décembre 1908

Le silence , où de pareils bruits et mouvements trouvent leur espace, doit être immense, et si l’on pense qu’à tout cela la présence de la mer au loin vient s’ajouter dans sa sonorité particulière, peut-être le son le plus intérieur de cette harmonie préhistorique, on ne peut que vous souhaiter de laisser travailler en vous, avec confiance et patience, cette grandiose solitude qui ne pourra plus être retranchée de votre vie ; qui dans tout ce que vous vivrez et ferez à l’avenir continuera d’agir, influence anonyme, silencieuse et déterminante, un peu comme le sang de nos ancêtres circule sans cesse en nous et se mêle au nôtre pour composer cet être unique et non répétable que nous sommes à chaque tournant de notre vie.

Texte 4 : Yourcenar  Alexis Folio  page 103

… Ce don, si simple, de vous-même … il me semble que ce fut un don maternel. J’ai vu plus tard votre enfant se blottir contre vous, et j’ai pensé que tout homme, sans le savoir, cherche surtout dans la femme le souvenir du temps ou sa mère l’accueillait. du moins, cela est vrai, quand il s’agit de moi. Je me souviens, avec une infinie pitié, de vos efforts un peu inquiets pour me rassurer, me consoler, m’égayer peut-être ; et je crois presque avoir été moi-même votre premier enfant.

Texte 5 : Stendhal Armance Garnier Flammarion page 192

Après avoir signé son testament en présence de tout l’équipage, Octave tomba dans une grande faiblesse et demanda les prières des agonisants, que quelques matelots italiens récitèrent auprès de lui. Il écrivit à Armance, et mit dans sa lettre celle qu’il avait eu le courage de lui écrire dans un café de Paris, et la lettre à son amie Méry de Tersan qu’il avait surprise dans la caisse de l’oranger. Jamais Octave n’avait été sous le charme de l’amour le plus tendre comme dans ce moment suprême. Excepté le genre de sa mort, il s’accorda le bonheur de tout dire à son Armance. Octave continua à languir pendant plus d’une semaine, chaque jour il se donnait le nouveau plaisir d’écrire à son amie. Il confia ses lettres à plusieurs matelots, qui lui promirent de les remettre eux-mêmes à son notaire à Marseille.

Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! C’était le sol de la Grèce et les montagnes de la Morée que l’on apercevait à l’horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapidité. Le nom de la Grèce réveilla le courage d’Octave : Je te salue, se dit-il, ô terre des héros ! Et à minuit, le 3 de mars, comme la lune se levait derrière le mont Kalos, un mélange d’opium et de digitale préparé par lui délivra doucement Octave de cette vie qui avait été pour lui si agitée. Au point du jour, on le trouva sans mouvement sur le pont, couché sur quelques cordages. Le sourire était sur ses lèvres, et sa rare beauté frappa jusqu’aux matelots chargés de l’ensevelir. Le genre de sa mort ne fut soupçonné en France que de la seule Armance. Peu après, le marquis de Malivert étant mort, Armance et madame de Malivert prirent le voile dans le même couvent.

« Animula vagula, blandula,

Hospes comesque corporis,

Quae nunc abibis in loca

Pallidula , rigida, nudula,

Nec, ut soles, dabis jocos … »

Hadrianus Imp.                

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 10

Année 2016-2017                                                                                                                                                  31 mars 2017

Kant : Théorie et pratique en morale

J'admets bien volontiers qu'aucun homme ne peut avoir une conscience sûre d'avoir accompli son devoir d'une manière totalement désintéressée. […] Mais que l'homme doive accomplir son devoir d'une manière totalement désintéressée et qu'il lui faille séparer complètement même son aspiration au bonheur du concept de devoir pour posséder celui-ci en toute pureté, il en est très clairement conscient ; ou bien, s'il ne croit pas l'être, on peut exiger qu'il le soit, pour autant que c'est en son pouvoir : car c'est justement dans cette pureté que se trouve la vraie valeur de la moralité et l'homme doit par conséquent en être capable. Il se peut que l'homme n'ait jamais accompli son devoir, devoir qu'il reconnaît et révère, d'une manière totalement désintéressée (sans que d'autres mobiles ne s'y mêlent) ; il se peut même que nul n'y parvienne jamais malgré les plus grands efforts. Mais pour autant qu'il peut le percevoir en lui lors d'un examen minutieux de soi-même, non seulement il peut prendre conscience de l'absence des motifs qui y concourent, mais bien de sa propre abnégation à l'égard de maints d'entre eux qui s'opposent à l'idée du devoir, c'est-à-dire de la maxime à amener à cette pureté : cela, il le peut et l'observation de son devoir n'en demande pas plus.

Au contraire, se faire une maxime de favoriser l'influence de tels motifs au prétexte que la nature humaine ne souffre pas une telle pureté (ce que pourtant on ne peut même pas affirmer avec certitude), c'est la mort de toute moralité. […]

Non seulement le concept de devoir dans toute sa pureté est incomparablement plus simple, plus clair, plus naturel et plus compréhensible par quiconque en vue d'un usage pratique que tout motif tiré du bonheur ou confondu avec lui ou avec sa prise en considération (ce qui exige à chaque fois beaucoup d'art et réflexion), mais, même dans le jugement de la raison la plus commune des hommes, il est de loin plus puissant, plus impérieux et il promet davantage de succès que toutes les raisons déterminantes empruntées au précédent principe égoïste, à condition qu'on le rapporte à la raison et à la volonté des hommes en le séparant de ces raisons, voire en l'y opposant. Soit, par exemple, le cas suivant : quelqu'un détient un bien étranger qui lui a été confié (depositum), son propriétaire est mort et ses héritiers n'en savent rien et ne peuvent rien en savoir. Qu'on présente ce cas, même à un enfant de huit ou neuf ans ; qu'on ajoute que celui qui détient ce dépôt connaît (sans qu'il en soit responsable) un revers de fortune juste à ce moment […] Maintenant, qu'on demande si, dans ces conditions, on peut considérer comme permis de détourner ce dépôt à son profit personnel. Celui qui est interrogé, répondra sans doute aucun : non et, au lieu de donner des raisons, il dira simplement: on n'en a pas le droit, c'est-à-dire : cela contredit le devoir. Il n'y a rien de plus clair, mais ce n'est certainement pas parce que cette restitution favoriserait son bonheur personnel. […] La volonté qui adopte la maxime du bonheur hésite à se décider entre les motifs qu'elle doit suivre, car elle vise le succès et celui-ci est très incertain ; il faut avoir l'esprit clair pour se sortir de l'embarras des raisons pour et des raisons contre et si l'on ne veut pas se tromper en en faisant le compte global. En revanche, si on se demande ce qu'est ici le devoir, on n’est absolument pas embarrassé par la réponse à donner, on sait tout de suite ce qu'on a à faire. […]

Aucune idée n'élève davantage l'esprit humain et ne l'anime davantage jusqu'à l'enthousiasme que justement l'idée d'une pure intention morale qui respecte le devoir au-dessus de tout, qui se débat avec les innombrables maux de la vie, voire avec ses tentations les plus séductrices et qui en est pourtant victorieuse (comme on admet à bon droit que l'homme en est capable). Le fait que l'homme soit conscient qu'il peut le faire parce qu'il le doit, ouvre en lui un abîme de dispositions divines qui lui font éprouver comme un frisson sacré face à la grandeur et à la sublimité de sa véritable destination. Et si l'homme était plus souvent rendu attentif et habitué à dépouiller la vertu de toute la richesse du butin des avantages que l'on peut obtenir en observant le devoir et à se la représenter dans toute sa pureté, sa moralité devrait s'améliorer aussitôt. […] (Mais) jusqu'à maintenant, on a adopté comme principe d'éducation et de prédication le fait de préférer l'aspiration au bonheur à ce que la raison définit comme sa condition suprême : à savoir le mérite d'être heureux. Car des préceptes concernant la manière dont on pourrait sinon être heureux, du moins se protéger des inconvénients, ne sont pas des commandements. Ils ne lient personne d'une manière absolue et chacun peut choisir, après en avoir été averti, ce qui lui semble bon, s'il accepte de supporter ce qui lui arrive. […] Or la nature et l'inclination ne peuvent pas donner de lois à la liberté. Il en va tout autrement de l'idée du devoir dont la transgression, même si on ne prend pas en considération les inconvénients qui peuvent en résulter pour soi, agit immédiatement sur l'esprit et rend l'homme condamnable et punissable à ses propres yeux. C'est donc ici une preuve évidente que, en morale, tout ce qui est juste en théorie, doit également valoir en pratique.

KANT Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, I (1793) ; trad. Fr. Proust, GF-Flammarion, 1994, p. 56-62.

Kant : Théorie et pratique en morale

Théorie et pratique

Un lien indissociable

Des sources de conflits

Débat avec Garve

De simples malentendus

Se rendre digne du bonheur

Appel à la conscience morale

[1] « On appelle théorie un ensemble de règles, même pratiques, dès lors qu'on peut les considérer comme des principes pourvus d'une certaine universalité et qu'on fait abstraction d'une quantité de conditions qui ont pourtant nécessairement de l'influence sur leur application. La pratique est la mise en œuvre d’une fin dont on peut considérer qu’elle observe certains principes de conduite qu’elle se représente comme universels […] Dans le domaine pratique, la valeur de la pratique repose entiè­re­ment sur sa conformité à la théorie qui la sous-tend. » (Théorie et pratique (1793) ; tr. Proust, GF, 1994 p. 45, 48)

[2] « Si toute connaissance commence par l'expérience, il n’en résulte pas pour autant qu'elle dérive dans sa totalité de l'expérience. » (Critique de la raison pure (1781) ; trad. A. Renaut, GF, 2006, p. 93 [C1])

[3] « Personne ne peut se faire passer pour expérimenté dans une science tout en méprisant la théo­rie, sans se révéler ignorant dans sa discipline ; il croit pouvoir avancer plus loin que la théorie ne le lui permet, en tâtonnant dans les essais et les expé­riences sans rassembler certains principes (qui cons­tituent la théorie) et sans avoir conçu son activité comme un tout (système). » (TP (1793) ; GF, 1994, p. 46)

[4] « Le principe qui régit et détermine de part en part mon idéalisme est le suivant : Toute connais­sance des choses qui provient uniquement de l'entendement pur ou de la raison pure est simple appa­rence, il n'est de vérité que dans l'expérience. » (Prolégomènes (1783) ; trad. Guillermit, Vrin, p. 158) « J’appelle idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la position doctrinale selon laquelle nous les consi­dérons, sans exception, comme de simples représentations, non comme des choses en soi, et confor­mément à laquelle espace et temps ne sont que des formes sensibles de notre intuition. » (C1 ; GF 376)

[5] « La raison doit s’adresser à la nature en tenant d'une main ses principes, en vertu desquels seule­ment des phénomènes concordants peuvent avoir valeur de lois, et de l'autre main l'expérimentation qu'elle a conçue d'après ces principes. » (C1, Préface à la seconde édition (1787) ; trad. A. Renaut, GF 2006, p. 76)

[6] « Il n'est rien dans le monde qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est une volonté bonne […] la volonté bonne apparaît comme la condition indispensable à ce qui nous rend dignes d'être heureux. […] Ce n'est pas ce que la volonté bonne effectue ou accom­plit qui la rend bonne, ni son aptitude à atteindre quelque but qu'elle s'est proposé, mais c'est unique­ment le vouloir ; autrement dit, c’est en soi que la volonté est bonne. » (FMM (1785) ; A. Renaut, GF, 1994, p. 59s)

[7] « Mais cette distinction entre le principe du bonheur et celui de la moralité n'est pas pour autant une opposition entre les deux, et la raison pure pratique ne dit pas que l'on doive renoncer à toute prétention au bonheur, mais seulement que l'on ne doit pas du tout le prendre en considération, dès lors qu'il s'agit de devoir. » (Critique de la raison pratique (1788) ; trad. J.-P. Fussler, GF, 2003, p. 202 [C2])

[8] « Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le souverain Bien et que le bonheur n'est que la cons­cience de la possession de la vertu. L'épicurien affirmait que le bonheur est tout le souverain bien et que la vertu n'est que la forme de la maxime recomman­dant de chercher le bonheur. » (C2 ; GF, p. 233s)

|9] (a) « Il me faut d'abord être sûr de ne pas agir à l'encontre du devoir, alors seulement il m'est permis de me préoccuper d'être heureux. […] (b) Le bonheur renferme tout ce que la nature peut nous procurer (et rien de plus). Mais la vertu est ce que nul autre que l’homme lui-même peut se donner ou s’enlever. » (TP (1793) ; GF 1994 p. 55)

[10] (a) « Agis d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle de­vienne une loi universelle. [...] On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait de la raison parce […] qu'elle s'impose à nous par elle-même comme proposition synthétique a priori, qui n’est fondée sur aucune intuition, ni pure, ni empirique, […] cette loi n’est pas un fait empirique, mais le fait unique de la raison pure qui se fait con­naître par là comme originairement législatrice.

(b) Corol­laire : La raison pure seule est pratique par elle-même et donne (à l’homme) une loi universelle, que nous appelons loi morale. » (C2 (1788) ; GF, 2003, p. 126-128) 

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 9

Année 2016-2017                                                                                                                                                  17 mars 2017

Conjectures sur le commencement

Remarque : La sortie de l'homme hors du paradis que la raison lui représente comme le premier séjour de son espèce, n'a été que le passage de l'état brut [Rohigkeit] d'une créature purement animale à l'humanité, des lisières où le tenait l'instinct à la direction qu'exerce la raison ; bref, de la tutelle de la nature à l'état de liberté. La question de savoir si l'homme a gagné ou perdu à ce changement ne se pose plus si l'on regarde la destination de son espèce qui consiste uniquement dans la progression vers la perfection, aussi infructueuses qu'aient pu être les premières tentatives pour parvenir à cette fin, alors même qu'elles constituent chez les membres de cette espèce une longue série. Toutefois cette marche qui, pour l'espèce, représente un progrès vers le mieux n'est pas précisément la même chose pour l'individu. Avant l'éveil de la raison, il n'y avait ni prescription ni interdiction, par conséquent encore aucune infraction ; mais lorsque la raison commença à exercer son action et, toute faible qu'elle était, à lutter avec l'animalité dans toute sa force, c'est alors que durent apparaître des maux et, ce qui est pire, au stade de la raison cultivée, des vices totalement étrangers à l'état d'ignorance et, par conséquent, d'innocence. Le premier pas hors de cet état fut donc du point de vue moral une chute ; du point de vue physique, les conséquences de cette chute furent l’apparition dans la vie d'une foule de maux jusque-là inconnus, donc une punition. L'histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l’œuvre de Dieu ; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l’œuvre de l'homme. Pour l'individu, qui dans l'usage de la liberté ne songe qu'à lui-même, il y eut perte lors de ce changement ; pour la nature, qui avec l'homme poursuit son but en vue de l'espèce, ce fut un gain. L'individu est donc fondé à se tenir pour responsable de tous les maux [alle Übel] qu'il subit comme du mal [alles Böse] qu'il fait et, en même temps, en tant que membre du Tout (d'une espèce), à estimer et à admirer et la sagesse et la finalité de cette ordonnance.

De cette façon, on peut également accorder entre elles et avec la raison les affirmations si souvent mal comprises et en apparence contradictoires, du célèbre J.-J. Rousseau. Dans ses ouvrages Sur l'influence des sciences et Sur l'inégalité des hommes, il montre très justement la contradiction inévitable entre la civilisation et la nature du genre humain en tant qu'espèce physique, où chaque individu doit atteindre pleinement sa destination ; mais dans son Émile, dans son Contrat social et d'autres écrits, il cherche à résoudre un problème encore plus difficile : celui de savoir comment la civilisation doit pro­gresser pour développer les dispositions de l'humanité en tant qu'espèce morale, conformément à leur destination, de façon que l’une ne s'oppose plus à l’autre en tant qu'espèce naturelle. Conflit d'où naissent (étant donné que la culture selon les vrais principes d'une éducation de l'homme, et en même temps du citoyen, n'est peut-être pas encore vraiment commencée, ni a fortiori achevée) tous les maux véritables qui pèsent sur la vie humaine et tous les vices qui la déshonorent, cependant que les impulsions qui poussent à ces vices, et qu'on tient dès lors pour responsables, sont en elles-mêmes bonnes et, en tant que dispositions naturelles, adaptées à leurs propres fins ; mais le développement de la culture porte préjudice à ces dispositions, étant donné qu'elles étaient destinées au simple état de nature, de même qu'en retour ces dispositions portent préjudice à ce développe­ment jusqu'à ce que l'art, ayant atteint la perfection, redevienne nature ; ce qui est la fin dernière de la destination morale de l'espèce humaine. […] - - - - -

Remarque finale : L'homme qui pense éprouve un chagrin qui peut tourner à la perversion morale, et dont l'homme qui ne pense pas n'a aucune idée. Il est en effet mécontent de la Providence qui régit le cours de l'univers dans son ensemble, lorsqu'il fait l'inventaire des maux qui pèsent si lourdement sur l’espèce humaine, sans qu'il y ait, semble-t-il, l'espoir d'une amélioration. Or il est de la plus haute im­portance d'être satisfait de la Providence (même si elle nous a tracé dans notre monde terrestre une voie aussi pénible) pour, d'une part, garder courage au milieu des difficultés, et pour, d'autre part, ne pas perdre de vue, en la rejetant sur le destin, notre propre faute qui pourrait bien être la seule cause de tous ces maux, ni négliger le remède que constitue l'amélioration de soi-même. […]

Tel est le résultat d'une tentative philosophique d'écrire l'histoire la plus ancienne de l'humanité : satisfaction à l'égard de la Providence et à l'égard du cours des affaires humaines considéré dans son ensemble, lequel ne part pas du Bien pour aller vers le Mal, mais se développe peu à peu vers le mieux, selon un progrès auquel chacun dans sa partie et dans la mesure de ses forces est lui-même par nature appelé à contribuer.

KANT Conjectures sur le commencement de l'histoire humaine (1786) ; trad. L. Ferry et

H. Wismann, Pléiade II, 510-513, 517, 520 ; trad. Piobetta, GF 153-157, 160s, 164


Conjectures sur le commencement

De la nature vers la culture

Kant et Rousseau

Culture et nature

Un passage difficile

Le souci du penseur

A qui la « faute » ?

Entre théodicée et philosophie de l'histoire

KANT  ET  ROUSSEAU

[1] « Je suis par goût un chercheur. Je ressens pleinement la soif de savoir, le désir inquiet d'étendre mes connaissances, ou encore la joie devant tout progrès accompli. Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait constituer l'honneur de l'humanité, et je méprisais le peuple, qui ne sait rien. Rous­seau m'a désabusé. Cette supériorité illusoire disparaît ; j'apprends à respecter les hommes, et je me trouverais bien plus inutile que le commun des travailleurs, si je ne croyais pas que cette considération peut donner à toutes les autres une valeur, à savoir instaurer les droits de l'humanité. » (Remarques se rapportant aux Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) ; AK, XX, 58)

[2] « Newton fut le premier à voir l'ordre et la régularité joints à la parfaite simplicité là où on ne trouvait avant lui que désordre et disparité ; depuis, les comètes suivent des trajectoires géomé­triques. Rousseau fut le premier à découvrir, sous la diversité des formes empruntées, la nature profondé­ment cachée de l’homme et la loi secrète qui, selon ses observations, justifie la Providence. Auparavant, on tenait pour valables les objections d’Alphonse et de Manès. Après Newton et Rousseau, Dieu est justifié, et désormais la thèse de Pope est vraie. » (Remarques, (1764) ; AK, XX, 58) – cf. Rousseau : « Ôtez l'ouvrage de l'homme et tout est bien. » (Emile IV, Profession de foi du vicaire savoyard (1762) ; Pléiade IV, 587)

 [3] Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses tout dégénère entre les mains de l'homme. » - (Rousseau, Émile I, 1ère phrase) ---- (cf. Kant, Conjectures (1786) : extrait, lignes 16-18)

[4] « Rousseau procède de manière synthétique et part de l'homme naturel, je procède de façon analytique et pars de l'homme civilisé. » (Remarques, (1764) ; AK, XX, 14)

[5] « Je mettrai en évidence la méthode d’après laquelle il faut étudier l’homme, non pas seulement celui qui a été dénaturé par la forme variable que lui imprime son état contingent […], mais la nature de l’homme, qui demeure toujours, et la place qui lui revient dans la création, afin que l’on sache quelle perfection lui revient à l’état de simplicité sauvage et quelle autre lui convient à l’état de simpli­cité cultivée. » (Kant, Annonce pour le semestre d’hiver 1765-1766 ; Pléiade I, p. 521) – (cf. Rousseau, Les Confessions 8 ; Pl. I.389 : « Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux ne viennent que de vous. »)

 [6] « Trois écrits de Rousseau sont consacrés aux dommages qu'ont provoqués 1) le passage de notre espèce de la nature vers la culture, par l'affaiblissement de nos forces qu’il a entraîné ; 2) la civi­lisation par l'inégalité et l'oppression mutuelle ; 3) la prétendue moralisation, par une éducation contre nature et une déformation de la manière de penser. Ces trois écrits, qui représentèrent l'état de nature comme un état d'innocence (auquel le gardien du Paradis avec son épée de feu, nous interdit le retour) devaient uniquement servir de fil conducteur à son Contrat social, son Émile et son Vicaire savoyard en vue de découvrir le moyen de sortir du labyrinthe de maux dans lequel notre espèce s'est enfermée par sa propre faute. Rousseau n’entendait pas que l'homme dût retourner à l'état de nature, mais que, du stade où il se trouve désormais, il portât sur lui un regard rétrospectif. Il admettait que l'homme est bon par nature (telle qu'elle se transmet par hérédité), mais d'une façon négative, à savoir qu'il n'est pas méchant de lui-même et à dessein, mais qu'il est exposé au danger d'être contaminé et corrompu par des guides maladroits ou de mauvais exemples. » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798) ; Pléiade III, 1137s ; GF p. 316 ; cf. R juge de Jean-Jacques, 3e Dialogue ; Pléiade I, p. 934s)

[7] « Le tableau hypocondriaque (morose) que Rousseau propose de l’espèce humaine se risquant à sortir de l'état de nature, ne doit pas être pris pour une invitation à retourner à cet état dans les forêts, comme s’il s'agissait de sa pensée véritable ; en fait, il exprimait ainsi la difficulté que rencontre notre espèce pour s’engager dans la direction d’une approche continue de sa destination ; et l’on ne doit pas prendre sa réflexion à la légère ; l'expérience des temps anciens et modernes ne peut qu'embar­rasser tout esprit qui réfléchit sur ces questions et le rendre dubitatif sur le point de savoir si la condition de notre espèce sera jamais meilleure. » (Kant, Anthropologie (1798) ; Pléiade III, 1137s ; GF p. 316) 

Forum Universitaire                                                               Jacqueline Maroy                            Année   2016-2017

Textes du séminaire 9                                                                                                                  Le 15 mars 2017

Texte 1 : Choderlos de Laclos :  Les liaisons dangereuses (1782)

Lettre XXII   La présidente de Tourvel à Madame de Volanges

Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître un trait de M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l’a représenté. Il est si pénible de penser désavantageusement de qui que se soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire aimer la vertu ! Enfin vous aimez tant à user d’indulgence, que c’est vous obliger que de vous donner des motifs de revenir sur un jugement rigoureux. M. de Valmont me paraît fondé à espérer cette faveur, je dirais presque cette justice de votre part, & voici sur quoi je le pense.

Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque projet de sa part dans les environs, comme l’idée vous en était venue ; idée que je m’accuse d’avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureusement pour lui, & surtout heureusement pour nous, puisque cela nous sauve d’être injustes, un de mes gens devait aller du même côté que lui * ; & c’est par là que ma curiosité répréhensible, mais heureuse, a été satisfaite. Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au village de… une malheureuse famille dont on vendait les meubles, faute d’avoir pu payer les impositions, s’était empressé non seulement d’acquitter sur le champ la dette de ces pauvres gens, mais même leur avait donné une somme d’argent assez considérable. Mon domestique a été témoin de cette vertueuse action ; & il m’a rapporté de plus que les paysans, causant entre eux & avec lui, avaient dit qu’un domestique qu’ils ont désigné, & que le mien croit être celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n’est même plus seulement une compassion passagère, & que l’occasion détermine : c’est le projet formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles âmes ; mais, soit hasard ou projet, c’est toujours une action honnête & louable, & dont le seul récit m’a attendrie jusqu’aux larmes. J’ajouterai de plus, & toujours par justice, que lorsque je lui ai parlé de cette action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par s’en défendre, & a eu l’air d’y mettre si peu de valeur, lorsqu’il en est convenu, que sa modestie en doublait le mérite.

A présent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet un libertin sans retour, s’il n’est que cela & se conduit ainsi, que restera-t-il aux gens honnêtes ? Quoi ! les méchants partageraient-ils avec les bons le plaisir sacré de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu’une famille vertueuse reçut, de la main d’un scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine Providence ? & pourrait-il se plaire à entendre des bouches pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non, j’aime mieux croire que des erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles ; & je ne puis penser que celui qui fait du bien soit l’ennemi de la vertu. M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. Je m’arrête à cette idée qui me plaît. Si, d’une part, elle peut servir à le justifier dans votre esprit, de l’autre, elle me rend de plus en plus précieuse l’amitié tendre qui m’unit à vous pour la vie.

J’ai l’honneur d’être, Madame, etc.

*Madame de Tourvel n’ose donc pas dire que c’était par son ordre

Mme de Rosemonde & moi nous allons, dans l’instant, voir aussi l’honnête & malheureuse famille, & joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont. Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur ; c’est, je crois, tout ce qu’il nous a laissé à faire.

De…, ce 20 août 17…

Texte 2 Choderlos de Laclos : les liaisons dangereuses (1782)

Lettre X De la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont au château de…                

Me boudez-vous, vicomte ? ou bien êtes-vous mort ? ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre présidente ? Cette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra bientôt aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide & esclave ; autant vaudrait être amoureux. Vous renoncez à vos heureuses témérités. Vous voilà donc vous conduisant sans principes, & donnant tout au hasard, ou plutôt au caprice. Ne vous souvient-il plus que l’amour est, comme la médecine, seulement l’art d’aider à la nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos armes : mais je n’en prendrai pas d’orgueil ; car c’est bien battre un homme à terre. Il faut qu’elle se donne, me dites-vous : eh ! sans doute, il le faut ; & aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais, pour qu’elle finisse par se donner, le vrai moyen est de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un vrai déraisonnement de l’amour ! Je dis l’amour ; car vous êtes amoureux. Vous parler autrement, ce serait vous trahir ; ce serait vous cacher votre mal. Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues ; croyez-vous les avoir violées ? Mais quelque envie qu’on ait de se donner, quelque pressée que l’on en soit, encore faut-il un prétexte ; & y en a-t-il de plus commode pour nous, que celui qui nous donne l’air de céder à la force. Pour moi, je l’avoue, une des choses qui me flattent le plus, est une attaque vive & bien faite, où tout se succède avec ordre, quoiqu’avec rapidité ; qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions dû profiter ; qui sait garder l’air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, & sait flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense & le plaisir de la défaite. Je conviens que ce talent, plus rare qu’on ne croit, m’a toujours fait plaisir, même alors qu’il ne m’a pas séduite, & que quelquefois il m’est arrivé de me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans nos anciens tournois, la beauté donnait le prix de la valeur & de l’adresse.

Mais vous, vous qui n’êtes plus vous, vous vous conduisez comme si vous aviez peur de réussir. Depuis quand voyagez-vous à petites journées & par des chemins de traverse ? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux de poste & la grande route ! Mais laissons ce sujet, qui me donne d’autant plus d’humeur qu’il me prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus souvent que vous ne faites & mettez-moi au courant de vos progrès. Savez-vous que voilà huit jours que cette ridicule aventure vous occupe, & que vous négligez tout le monde.