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Forum Universitaire                                                                 Jacqueline Maroy                             Année 2015-2016

Textes du séminaire 11                                                                                                                    Le 13 avril 2016

Texte 1 Baudelaire Le peintre de la vie moderne Le dandy La pléiade page 906

L'homme riche, oisif, et qui, même blasé, n'a pas d'autre occupation que de courir à la piste du bonheur, l'homme élevé dans le luxe et accoutumé dès sa jeunesse à l'obéissance des autres hommes, celui enfin qui n'a pas d'autre profession que l'élégance, jouira toujours, dans tous les temps, d'une physionomie distincte, tout à fait à part. Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel ; très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous en fournissent des types éclatants ; très générale, puisque Chateaubriand l'a trouvée dans les forêts et au bord des lacs du nouveau-monde. Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d'ailleurs la fougue et l'indépendance de leur caractère. Les romanciers anglais ont, plus que les autres, cultivé le roman de high life, et les Français qui, comme M. de Custine, ont voulu spécialement écrire des romans d'amour, ont d'abord pris soin, et très judicieusement, de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans hésitation toutes leurs fantaisies ; ensuite ils les ont dispensés de toute profession. Ces êtres n'ont pas d'autre état que de cultiver l'idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. Ils possèdent ainsi, à leur gré et dans une vaste mesure, le temps et l'argent, sans lesquels la fantaisie, réduite à l'état de rêverie passagère, ne peut guère se traduire en action. Il est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l'argent, l'amour ne peut être qu'une orgie de roturier ou l'accomplissement d'un devoir conjugal. Au lieu du caprice brûlant ou rêveur, il devient une répugnante utilité.

Si je parle de l'amour à propos du dandysme, c'est que l'amour est l'occupation naturelle des oisifs. Mais le dandy ne vise pas à l'amour comme but spécial. Si j'ai parlé d'argent, c'est parce que l'argent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions ; mais le dandy n'aspire pas à l'argent comme à une chose essentielle ; un crédit indéfini pourrait lui suffire ; il abandonne cette grossière passion aux mortels vulgaires. Le dandysme n'est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l'élégance matérielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu'un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit. Aussi, à ses yeux, épris avant tout de distinction, la perfection de la toilette consiste-t-elle dans la simplicité absolue, qui est en effet la meilleure manière de se distinguer. Qu'est-ce donc que cette passion qui, devenue doctrine, a fait des adeptes dominateurs, cette institution non écrite qui a formé une caste si hautaine ? C'est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances. C'est une espèce de culte de soi-même, qui peut survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la femme, par exemple ; qui peut survivre même à tout ce qu'on appelle les illusions. C'est le plaisir d'étonner et la satisfaction - orgueilleuse de ne jamais être étonné. Un dandy peut être un homme blasé, peut être un homme souffrant ; mais, dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard.

On voit que, par de certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et au stoïcisme. Mais un dandy ne peut jamais être un homme vulgaire. S'il commettait un crime, il ne serait pas déchu peut-être ; mais si ce crime naissait d'une source triviale, le déshonneur serait irréparable. Que le lecteur ne se scandalise pas de cette gravité dans le frivole, et qu'il se souvienne qu'il y a une grandeur dans toutes les folies, une force dans tous les excès. Étrange spiritualisme ! Pour ceux qui en sont à la fois les prêtres et les victimes, toutes les conditions matérielles compliquées auxquelles ils se soumettent, depuis la toilette irréprochable à toute heure du jour et de la nuit jusqu'aux tours les plus périlleux du sport, ne sont qu'une gymnastique propre à fortifier la volonté et à discipliner l'âme. En vérité, je n'avais pas tout à fait tort de considérer le dandysme comme une espèce de religion. La règle monastique la plus rigoureuse, l'ordre irrésistible du Vieux de la Montagne, qui commandait le suicide à ses disciples enivrés, n'étaient pas plus despotiques ni plus obéis que cette doctrine de l'élégance et de l'originalité, qui impose, elle aussi, à ses ambitieux et humbles sectaires, hommes souvent pleins de fougue, de passion, de courage, d'énergie contenue, la terrible formule : Perindè ac cadaver !

Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions ou dandies, tous sont issus d'une même origine ; tous participent du même caractère d'opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d'aujourd'hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandies, cette attitude hautaine de caste provocante, même dans sa froideur. Le dandysme apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n'est pas encore toute-puissante, où l'aristocratie n'est que partiellement chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de fonder une espèce nouvelle d'aristocratie, d'autant plus difficile à rompre qu'elle sera basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l'argent ne peuvent conférer. Le dandysme est le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences ; et le type du dandy retrouvé par le voyageur dans l'Amérique du Nord n'infirme en aucune façon cette idée : car rien n'empêche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les débris de grandes civilisations disparues. Le dandysme est un soleil couchant ; comme l'astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. Mais, hélas ! la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour ces derniers représentants de l'orgueil humain et verse des flots d'oubli sur les traces de ces prodigieux mirmidons. Les dandies se font chez nous de plus en plus rares, tandis que chez nos voisins, en Angleterre, l'état social et la constitution (la vraie constitution, celle qui s'exprime par les mœurs) laisseront longtemps encore une place aux héritiers de Sheridan, de Brummel et de Byron, si toutefois il s'en présente qui en soient dignes.

Texte 2 Oscar Wilde Portrait de Dorian Gray Presse Pocket page 21

— Je sais que vous allez rire de moi, répondit le peintre, mais il m’est vraiment impossible de l’exposer. J’y ai mis trop de moi-même.

Lord Henry s’étira sur le canapé et se mit à rire.

— Oui, je savais que vous ririez de moi, mais c’est pourtant la vérité.

— Trop de vous-même! Ma parole, Basil, je ne vous croyais pas si fat et je ne vois vraiment pas la moindre ressemblance entre vous — votre visage aux traits lourds et irréguliers et vos cheveux noirs comme le charbon — et ce jeune Adonis que l’on dirait fait d’ivoire et de pétales de roses. Enfin, mon cher Basil, lui, c’est un Narcisse, tandis que vous… enfin, vous avez tout de l’intellectuel. Mais la beauté, la beauté véritable, est incompatible avec un air intellectuel. L’intelligence a, par nature, toujours quelque chose de forcé qui détruit l’harmonie d’un visage. Dès que quelqu’un s’assoit pour penser, il n’est plus que nez, front, ou quelque chose d’affreux. Regardez les hommes qui ont réussi dans une activité intellectuelle quelconque: ce qu’ils peuvent être hideux! Sauf, naturellement, les gens d’Église. Mais c’est qu’on ne pense pas dans l’Église. Un évêque continue d’ânonner à quatre-vingts ans ce qu’on lui a appris à dire à dix-huit ans. Résultat? Il demeure parfaitement charmant. Votre jeune et mystérieux ami, dont vous ne m’avez pas dit le nom mais dont le portrait me fascine vraiment, ne pense jamais, lui. J’en ai l’intime conviction. Il s’agit d’un être beau, sans cervelle, qui devrait toujours être ici l’hiver quand il n’y a pas de fleurs à regarder, et aussi en été lorsqu’on a besoin de se mettre l’intelligence au vert. Ne vous flattez pas, Basil: vous ne lui ressemblez pas le moins du monde.

Texte 3 Oscar Wilde Le portrait de Dorian Gray Press Pocket Page 65

Un rire courut autour de la table...

Il jouait avec l’idée, la lançait, la transformait, la laissait échapper pour la rattraper au vol ; il l’irisait de son imagination, l’ailant de paradoxes. L’éloge de la folie s’éleva jusqu’à la philosophie, une philosophie rajeunie, empruntant la folle musique du plaisir, vêtue de fantaisie, la robe tachée de vin et enguirlandée de lierres, dansant comme une bacchante par-dessus les collines de la vie et se moquant du lourd Silène pour sa sobriété. Les faits fuyaient devant elle comme des nymphes effrayées. Ses pieds blancs foulaient l’énorme pressoir où le sage Omar est assis ; un flot pourpre et bouillonnant inondait ses membres nus, se répandant comme une lave écumante sur les flancs noirs de la cuve. Ce fut une improvisation extraordinaire. Il sentit que les regards de Dorian Gray étaient fixés sur lui, et la conscience que parmi son auditoire se trouvait un être qu’il voulait fasciner, semblait aiguiser son esprit et prêter plus de couleurs encore à son imagination. Il fut brillant, fantastique, inspiré. Il ravit ses auditeurs à eux-mêmes ; ils écoutèrent jusqu’au bout ce joyeux air de flûte. Dorian Gray ne l’avait pas quitté des yeux, comme sous le charme, les sourires se succédaient sur ses lèvres et l’étonnement devenait plus grave dans ses yeux sombres.

Enfin, la réalité en livrée moderne fit son entrée dans la salle à manger, sous la forme d’un domestique qui vint annoncer à la duchesse que sa voiture l’attendait. Elle se tordit les bras dans un désespoir comique. « Comme c’est contrariant ! Il faut que je parte. »

Texte 4 Marcel Proust : Contre Sainte Beuve Pléiade page 273

"Quelle nature d'Arabe!" Lucien se dit à lui-même: "Je vais le faire poser." "C'est un lascar qui n'est pas plus prêtre que moi." Et de fait, Vautrin n'a pas été seul à aimer Lucien de Rubempré. Oscar Wilde, à qui la vie devait hélas apprendre plus tard qu'il est de plus poignantes douleurs que celles que nous donnent les livres, disait dans sa première époque (à l'époque où il disait: "Ce n'est que depuis l'école des lakistes qu'il y a des brouillards sur la Tamise"): "Le plus grand chagrin de ma vie? La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères des Courtisanes." Il y a d'ailleurs quelque chose de particulièrement dramatique dans cette prédilection et cet attendrissement d'Oscar Wilde, au temps de sa vie brillante, pour la mort de Lucien de Rubempré. Sans doute, il s'attendrissait sur elle, comme tous les lecteurs, en se plaçant au point de vue de Vautrin, qui est le point de vue de Balzac. Et à ce point de vue d'ailleurs, il était un lecteur particulièrement choisi et élu pour adopter ce point de vue plus complètement que la plupart des lecteurs. Mais on ne peut s'empêcher de penser que, quelques années plus tard, il devait être Lucien de Rubempré lui-même. Et la fin de Lucien de Rubempré à la Conciergerie, voyant toute sa brillante existence mondaine écroulée sur la preuve qui est faite qu'il vivait dans l'intimité d'un forçat, n'était que l'anticipation - inconnue encore de Wilde, il est vrai - de ce qui devait précisément arriver à Wilde.

Dans cette dernière scène de cette première partie de la Tétralogie de Balzac (car dans Balzac, c'est rarement le roman qui est l'unité; le roman est constitué par un cycle, dont un roman n'est qu'une partie ) chaque mot, chaque geste, a ainsi des dessous dont Balzac n'avertit pas le lecteur et qui sont d'une profondeur admirable. Ils relèvent d'une psychologie si spéciale, et qui, sauf par Balzac, n'a jamais été faite par personne, qu'il est assez délicat de les indiquer. Mais tout, depuis la manière dont Vautrin arrête sur la route Lucien qu'il ne connaît pas et dont le physique seul a donc pu l'intéresser, jusqu'à ces gestes involontaires par lesquels il lui prend le bras, ne trahit-il pas le sens très différent et très précis des théories de domination, d'alliance à deux dans la vie, etc., dont le faux chanoine colore aux yeux de Lucien, et peut-être aux siens mêmes, une pensée inavouée. La parenthèse à propos de l'homme qui a la passion de manger du papier n'est-elle pas aussi un trait de caractère admirable de Vautrin et de tous ses pareils, une de leurs théories favorites, le peu qu'ils laissent échapper de leur secret? Mais le plus beau sans conteste est le merveilleux passage où les deux voyageurs passent devant les ruines du château de Rastignac. J'appelle cela la Tristesse d'Olympio de l'Homosexualité: Il voulut tout revoir, l'étang près de la source. On sait que Vautrin, à la pension Vauquer, dans Le Père Goriot, a formé sur Rastignac, et inutilement, le même dessein de domination qu'il a maintenant sur Lucien de Rubempré. Il a échoué, mais Rastignac n'en a pas moins été fort mêlé à sa vie; Vautrin a fait assassiner le fils Taillefer pour lui faire épouser Victorine. Plus tard, quand Rastignac sera hostile à Lucien de Rubempré, Vautrin, masqué, lui rappellera certaines choses de la Pension Vauquer et le contraindra à protéger Lucien, et même après la mort de Lucien, Rastignac souvent fera appeler Vautrin dans une rue obscure.