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Forum Universitaire                                                                   Gérard Raynal-Mony                              Séminaire 9

Année 2015-2016

                                                                                                                                                        Le 19 février 2016

 

De la causalité

A considérer les cas particuliers d'opération des corps, nous ne pouvons jamais [...] découvrir autre chose qu'un événement succédant à un autre, sans être capables de saisir aucune force ou aucun pouvoir par lequel la cause opère ni aucune connexion entre elle et son effet supposé. La même difficulté se présente, si l'on examine les opérations de l'esprit sur le corps ; nous y observons certes que les mouvements du second suivent les volitions du premier, mais nous ne sommes pas capables d'observer ou de concevoir le lien qui unit ensemble les mouvements et les volitions, ni l'énergie par laquelle l'esprit produit un tel effet. L'autorité de la volonté sur ses propres facultés et ses propres idées n'est en rien plus compréhensible. De sorte que, à tout considérer, il ne paraît pas dans toute la nature un seul cas où nous pourrions former l'idée de la connexion. Tous les événements semblent entièrement détachés et séparés. Un événement suit l’autre, mais nous ne pouvons jamais observer aucun lien entre eux. Ils semblent être liés par conjonction, mais jamais par connexion. Et comme nous ne pouvons avoir l'idée d'une chose qui n’est jamais apparue à nos sens externes ou à notre sentiment intérieur, la conclusion nécessaire est, semble-t-il, que nous n'avons absolument aucune idée de connexion ou de pouvoir et que ces mots sont totalement dépourvus de signification. […]

Mais il reste encore un moyen d'éviter cette conclusion, et il y a une source que nous n'avons pas encore examinée. Quand un objet ou un événement naturel se présente, toute [...] notre pénétration d'esprit est impuissante à découvrir ou même à conjecturer, sans expérience, quel événement en résultera, ou à porter notre prévision au-delà de l'objet qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens. Même après un cas ou une expérience à la faveur de laquelle nous avons observé qu'un événement en suit un autre, nous ne sommes pas autorisés à former une règle générale ou à prédire ce qui se produira dans des cas semblables ; car on tiendrait à juste titre pour une témérité impardonnable de juger de tout le cours de la nature à partir d'une seule expérience, quelque précise et certaine qu'elle soit. Mais quand une espèce particulière d'événements s'est toujours trouvée, dans chaque cas, conjointe avec une autre, nous n'avons alors plus de scrupule à prédire un événement à l'apparition de l'autre et à faire usage de ce raisonnement qui seul peut nous apporter la certitude sur toute question de fait ou d'existence. Nous appelons alors l'un des objets cause et l'autre effet. Et nous supposons qu'il y a quelque connexion entre eux, quelque puissance dans l'un par laquelle il produit infailliblement l'autre, opérant avec la plus grande certitude et la plus stricte nécessité.

Il apparaît donc que cette idée de connexion nécessaire entre des événements naît d'un nombre de cas semblables qui témoignent de la conjonction constante de ces événements. […] il ne se trouve rien de différent dans un nombre donné de cas et dans chacun des cas pris isolément, quand ils sont supposés être semblables ; à cela excepté que, après que des cas semblables se sont répétés, l'esprit est porté par habitude à attendre, quand apparaît un événement, celui qui l'accompagne ordinairement et à croire qu'il existera. Cette connexion, donc, que nous sentons dans l'esprit, cette transition coutumière de l'imagination d'un objet à celui qui l'accompagne ordinairement, est le sentiment ou l'impression à partir de laquelle nous formons l'idée d'un pouvoir ou d'une connexion nécessaire. Il n'y a rien de plus en l'occurrence. […] Rien, sinon que notre homme sent maintenant que ces événements sont liés par connexion dans son imagination et qu'il peut aisément prédire l'existence de l'un à l'apparition de l'autre. Quand nous disons donc qu'un objet est lié par connexion avec un autre, nous signifions seulement qu'ils ont acquis une connexion dans notre pensée et qu'ils donnent naissance à l'inférence qui fait de chacun d'eux la preuve de l'existence de l'autre : conclusion qui est quelque peu extraordinaire, mais qui paraît fondée sur une évidence suffisante. Et l'évidence de cette conclusion ne sera pas diminuée par quelque défiance générale qu’on nourrirait envers l'entendement ou par le soupçon sceptique qui accompagne chaque conclusion nouvelle et extraordinaire. Il ne peut y avoir de conclusions plus agréables au scepticisme que celles qui font découvrir la faiblesse et l'étroitesse des limites de la raison et des capacités humaines. [...]

Récapitulons les raisonnements de cette section : toute idée est copiée d'une impression ou d'un sentiment qui la précède ; et quand nous ne pouvons pas trouver d'impression, nous pouvons être sûrs qu'il n'y a pas d'idée. […] Mais quand des cas uniformes nombreux se présentent et quand le même objet est toujours suivi du même événement, nous commençons à former la notion de cause et de connexion. Nous sentons alors [...] dans notre pensée ou notre imagination, une connexion coutumière entre un objet et l'autre objet qui l'accompagne ordinairement ; et ce sentiment est l'origine de l'idée que nous cherchons.

Hume, Enquête sur l’entendement humain, section VII (1748) ; M. Malherbe, Hume et Kant, Vrin, 1994