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Homère

Conférence donnée le mardi 17 Novembre 2009

par Pierre CARLIER
Professeur Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

 

Permettez moi de commencer par une anecdote qui est un dialogue entre deux étudiants d’une école de rhétorique au deuxième siècle après J.-C. C’est une anecdote qui nous est racontée par le rhéteur, un romancier dirait-on aujourd’hui, Lucien, et qui nous présente le dialogue entre deux étudiants, l’un qui doit préparer un discours sur Homère et l’autre sur Démosthène.

H-Homere-small Homère
(British Museum) 

Celui qui doit préparer le discours sur Démosthène dit : 
" Moi j’ai beaucoup plus de chance parce que je peux parler de Démosthène sans l’avoir lu, tandis que toi pour parler d’Homère, tu es obligé de lire attentivement l’Iliade et l’Odyssée. "

Je vais donc vous parler d’Homère et je précise tout de suite que pour Homère personne n’est d’accord sur tout. Je crois pouvoir dire que je suis d’accord à 80% avec mes collègues, Edmond Lévy et Pierre Chuvin, mais à 80% seulement. Mais il y a des gens avec lesquels je suis en désaccord à 95%. Donc, si nous parlons des mêmes choses, il serait étonnant que nous disions la même chose.

Je vais donc vous présenter trois points. D’abord, la question homérique qui est une question moderne, ensuite je parlerai des étapes de l’élaboration de l’Iliade et de l’Odysséetelles qu’on peut essayer de les reconstruire. Sur ce point il y a beaucoup de divergences, j’essaierai de vous en donner une idée le plus clairement possible. Enfin, je défendrai un point de vue qui est relativement partagé, mais qui ne fait pas l’unanimité : il s’agit du rapport entre le poète de l’Iliade et le poète de l’Odyssée. Il est impossible d’avoir un jugement ferme sur ce point. J’aurais tendance à penser que les deux auteurs sont différents et je vous expliquerai pourquoi.

La question homérique

Que sait-on du poète ou des poètes qui ont composé l’Iliade et l’Odyssée ? Eh bien, disons-le brutalement : rien ! L’Iliade et l’Odyssée sont devenues célèbres très anciennement, probablement vers le huitième siècle avant J.C., à une période où l’on ne s’occupait pas encore de l’auteur. On a commencé à s’intéresser à l’auteur un peu plus tard avec les poésies d’Hésiode.

H-Hesiode-small Hésiode

Ce poète avait écrit beaucoup de généalogies. Il était presque aussi célèbre qu’Homère dans l’Antiquité, mais nous n’avons gardé que deux poèmes de lui. L’un des poèmes présente l’histoire des dieux, la Théogonie, premier texte global sur les dieux grecs. C’est un texte tout à fait passionnant, mais beaucoup plus austère, plus difficile à lire que l’Iliade et l’Odyssée. Je pense que tout le monde peut lire l’Odyssée avec facilité. Je n’ai jamais rencontré un étudiant qui me dise : l’Odyssée m’a ennuyé. Il existe plusieurs traductions françaises dont celles de Philippe Jacquotté, et celle de Victor Bérard qui est reprise dans le Livre de Poche. Si l’Odyssée est très facile à lire, l’Iliade exige un peu plus d’effort, mais mérite cet effort.

Hésiode a écrit un deuxième poème, " Les travaux et les jours ", qui est une série de conseils donnée aux paysans, d’abord à son frère, puis à l’ensemble des paysans, et où il explique comment vivre bien en cultivant la terre en accord avec les dieux. Ce n’est pas un manuel d’agronomie, bien qu’il comporte de nombreux conseils techniques, c’est une façon de survivre en évitant de perdre son temps sur la place publique, en évitant de faire des procès à ses voisins et de perdre son temps en vaines querelles, en évitant d’avoir de nombreux enfants et n’avoir qu’un fils pour ne pas partager l’héritage, et ainsi de suite. On a aussi beaucoup d’indications sur la société à l’époque d’Hésiode, au septième siècle avant J.C, en Béotie.

Du poème d’Hésiode, l’on pouvait tirer un certain nombre de conclusions. Il nous dit que son père venait d’Asie Mineure, que son frère lui avait fait un premier procès, et s’apprêtait à lui en faire un second ; on sait qu’il travaillait lui-même la terre. Il y a un certain nombre d’indications biographiques dans les textes d’Hésiode, ce qui n’est pas le cas d’Homère qui parle d’un passé lointain, d’un passé héroïque et de manière anonyme.

H-Hesiode-muse-small Hésiode et une muse
(Gustave Moreau)

C’est donc plus tard, probablement à partir du sixième siècle, qu’on a essayé de s’intéresser à une possible biographie d’Homère que l’on a évidemment très largement inventée. Cette tradition biographique s’est développée du sixième siècle avant J.C jusqu’aux troisième et quatrième siècles de notre ère. Un collègue italien a récemment réuni onze de ces notices biographiques sur Homère qui se répètent dans une large mesure. 

On nous parle du père d’Homère. Dans certains cas, évidemment, le père d’Homère est un dieu. C’est un poète divin, son père ne peut être qu’un dieu. On nous parle de sa mère, et, souvent, elle nous est représentée comme une femme très pauvre qui aurait été séduite par un aède et ce serait ce beau-père qui lui aurait appris le métier. Certaines sources disent qu’il était aveugle, d’autres nous le montent avec deux rouleaux de papyrus en train de lire son texte. Il y a donc des divergences à ce sujet. De plus, ces notices non seulement sont brèves, mais l’auteur prétend n’être sûr de rien.

Pour la mort d’Homère, tout le monde est d’accord. On retrouve la même anecdote. 
Homère, au cours de ses voyages, arrive sur une plage. Dans cette version Homère est aveugle. Il entend des jeunes pêcheurs qui discutent entre eux, et il leur demande :
" Est-ce que la pêche a été bonne ? " 
Les pêcheurs répondent : 
" Ceux que nous avons pris nous les avons jetés, ceux que nous n’avons pas pris nous les ramenons chez nous ". 

Homère n’a pas trouvé la réponse, il a cherché longtemps, et finalement il a donné sa langue au chat. Les jeunes pêcheurs lui ont expliqué. Il était tellement vexé, il était aveugle, il n’a pas fait attention qu’il se trouvait à l’extrémité d’une falaise et il est tombé. Telle est la fin d’Homère. Le plus grand des poètes n’a pas réussi à résoudre une énigme qui lui avait été posée par des enfants. 
La réponse à l’énigme est la suivante. Les pêcheurs n’ont pas pu prendre la mer qui était mauvaise. Ils sont restés sur la plage à s’épouiller et, évidemment, ils ont jetés les poux qu’ils ont pris, et les autres sont restés sur leurs têtes. Ce qui donne une idée du type d’anecdotes qu’on racontait, qui sont parfaitement fictives et sur le thème : " Le plus grand des poètes a été mis en infériorité par des enfants ". Il vaut mieux partir de l’idée. Ces traditions de biographies antiques sont intéressantes comme histoire de l’affabulation pour étudier l’image des poètes, mais elles ne nous apprennent rien sur le poète Homère. Il faut donc partir des textes, comme le déplorait l’un des étudiants que faisait parler Lucien.


Le fait que ces textes aient été composés par un poète qui s’appelait Homère était admis par tous les anciens, à l’exception d’une petite école qui prétendait que l’Iliade et l’Odyssée ont des auteurs différents, mais que l’Iliade ait un auteur, et que l’Odyssée ait le même auteur était admis par tous les anciens. C’était encore admis au Moyen-Âge. On ne doutait pas qu’il avait existé un poète, Homère, auteur de toute l’Iliade et de toute l’Odyssée, et c’est encore le cas à la Renaissance.

Des vues différentes vont être développées dans la deuxième moitié du dix-septième siècle. Le premier à mettre en doute l’unité des poèmes, et à suggérer que les poèmes homériques étaient des compilations, est l’Abbé d’Aubignac dans un traité qui s’appelle " Considérations sur l’Iliade ". Ce traité fut écrit en 1666, au début du règne de Louis XIV.

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François Hédelin, abbé d'Aubignac

L’Abbé d’Aubignac dit : 
" L’Iliade et l’Odyssée comportent beaucoup de répétitions. Ces répétitions sont largement des formules, ce qui serait inadmissible dans l’ouvrage d’une seule personne, mais on avait des petits poèmes, qui ont été regroupés, et ce qui était unique dans les petits poèmes était répété dans la compilation des petits poèmes ".

Donc il applique d’une manière assez rigide les principes stylistiques de son temps. Homère n’écrivait pas comme Racine, et, pour lui, c’était évidemment un défaut. Alors, si il n’écrivait pas comme Racine, comment expliquer de telles différences entre les qualités du style requises au XVII° siècle et les caractéristiques du style d’Homère ? Et bien, justement, par le fait que l’on avait une compilation de petits poèmes.

Le deuxième point beaucoup plus intéressant est la préface de l’Abbé d’Aubignac. Il dit que l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas des textes sacrés, et que, par conséquent, on peut les analyser aux lumières de la raison sans craindre les anathèmes de l’Eglise ni les peines des lois. Autrement dit, il suggère l’application à l’Iliade d’une critique rationnelle des textes. Le public était largement invité à appliquer aussi la même critique aux textes de la Bible. 

L’Abbé d’Aubignac, comme beaucoup d’ecclésiastiques, d’abbés, était libertin, au sens de leur siècle. Au XVII° siècle, les libertins revendiquaient la liberté de penser. Ils étaient souvent agressifs et athées. Les libertins du XVII° siècle se caractériseront par leur souci de séduire les femmes. Dom Juan, d’une certaine manière, marque la transition entre les deux types de libertins. De l’abbé d’Aubignac, je ne sais rien de ses rapports avec les femmes. 

Ce qui est sûr, c’est qu’il avait des relations un peu tendues avec les autorités ecclésiastiques et, du reste, la censure de Louis XIV ne s’y est pas trompée. Le livre a été interdit, il n’a été publié qu’en 1715, après la mort de d’Aubignac et la mort du roi. C’était un livre qui se voulait subversif, qui visait à démolir une grande œuvre prestigieuse, l’un des fondements de la culture occidentale, de la culture européenne, de démolir l’un de ses textes en suggérant d’appliquer les mêmes méthodes à la Bible. L’abbé d’Aubignac a été relativement peu lu et même ignoré à l’époque de la querelle des anciens et des modernes. La querelle, qui portait surtout sur des problèmes d’esthétique, et qui affirmait que les auteurs modernes du siècle de Louis XIV étaient très supérieurs aux auteurs anciens, considérés comme primitifs. Certains prétendaient qu’Homère était illisible, qu’il exprimait des sentiments primitifs. Ses histoires sont très longues, et un poète, qui se croyait un grand poète et dont je suppose que personne n’en a entendu parler jusqu’ici, Houdar de La Motte, poète dramatique (1672-1731), a fait une version abrégée de l’Iliade, une sorte de Reader’s Digest de l’Iliade, qui ne comptait plus que 2 000 vers au lieu de 16 000, et qu’il simplifiait beaucoup.

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Antoine Houdar de La Motte

Houdar de La Motte disait : 
" Homère, grâce à moi devient à peu près lisible. "

Le résumé de Houdar de La Motte est absolument illisible. Disons que ses questions étaient des questions d’esthétique, et qu’elles étaient au centre de la querelle des anciens et des modernes. D’Aubignac était en avance sur son temps.

Les idées de d’Aubignac seront reprises, cette fois, avec beaucoup d’efficacité par un universitaire allemand, Frédéric-Auguste Wolf, en 1795, dans un ouvrage publié en latin," Prolegomena ad Homerum ". Homère était très à la mode en Allemagne à ce moment-là. Pensez aux ouvrages de Kant.

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Frédéric-Auguste Wolf

Wolf est marqué par les réflexions de deux auteurs, d’ailleurs non allemands. Tout d’abord, le grand historien Vico qui estimait que les grandes créations poétiques étaient des créations collectives des peuples. C’est de l’âme des peuples que viennent les grandes créations et non pas d’individus. Vico n’a pas beaucoup développé cette idée, mais il a suggéré que l’Iliade et l’Odyssée étaient d’abord des créations du génie grec. Il ne niait pas qu’il y ait un auteur, mais que le rôle de la tradition et de la création populaire était privilégié par rapport à la création d’un poète individuel. Par ailleurs, Vico fut l’inspirateur de Michelet dans sa conception de l’histoire, donc c’est un précurseur du romantisme, et quelqu’un qui a insisté sur le rôle des peuples à la fois dans l’histoire et dans les créations. Vico était assez proche intellectuellement de Rousseau.

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Gianbattista Vico

Le deuxième auteur qui inspire les théories de Wolf est James Macpherson.

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James Macpherson 
(G. Romney)

Poète écossais, il prétendait avoir recueilli les poèmes d’un barde écossais très ancien qui s’appelait Ossian. Macpherson avait réuni les petits poèmes épiques d’Ossian pour en faire un grand poème. Le succès de Macpherson fut extraordinaire et, quelques années plus tard, on s’est aperçu que c’était une imposture complète, et qu’il avait lui-même inventé les poèmes d’Ossian. Quand on regarde la suite de l’histoire, elle démontre le contraire de ce que certains en ont tiré. Mais Wolf y croyait. C’est un peu plus tard que la supercherie fut démontrée et Wolf disait explicitement :
" En Grèce, c’était la même chose. Homère a été un poète de génie mais qui n’a écrit que de petits poèmes. "
Ossian, aussi, était un auteur de petits poèmes. Un auteur unique.

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Ossian
(Gérard)

Homère a composé de petits poèmes à une époque où l’écriture n’existait pas. Il faut dire qu’à la fin du XVII° siècle, on n’avait pas d’inscriptions antérieures à 650 avant J.-C. On pouvait donc penser que l’écriture n’apparaissait qu’au milieu du septième siècle, donc bien après Homère, selon la tradition. L’idée était de dire qu’un petit génie avait composé de petits poèmes oralement, puis, à l’époque des Pisistratides, un poète de talent avait regroupé ces poèmes et les avait compilés dans les vastes compositions que sont l’Iliade et l’Odyssée.

La théorie de Wolf a eu un immense succès. Wolf suggérait qu’il fallait chercher dans l’Iliade et l’Odyssée les chants primitifs. Donc prendre les textes non pas comme des chants cohérents et unis, mais essayer de retrouver leurs sources. C’est donc une nouvelle discipline intellectuelle qui est créée en Allemagne, la recherche des sources. 
Les grands écrivains allemands étaient divisés sur le compte de Wolf. Goethe admirait Wolf et son intrépidité intellectuelle, surtout le fait de s’attaquer à Homère pour essayer de retrouver les différents matériaux utilisés. 

Friedrich Schiller disait : 
" Cette critique sèche qui ne cherche que les incohérences manque l’essentiel, l’enthousiasme et l’admiration. Devant Homère, on doit d’abord écouter Homère et, si on l’écoute on ne peut que l’admirer. Wolf ne l’écoute pas, il recherche de petits détails contradictoires pour bâtir sa théorie, il utilise Homère comme prétexte. " 
Ces petits détails que Schiller considérait comme vains.

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Friederich Schiller
(Anton Graff)

Les deux plus grands esprits allemands de cette époque étaient divisés. Néanmoins, avec la théorie de Wolf, on avait des milliers de thèses qui pouvaient s’exprimer. C'est-à-dire que chacun se mettait à découper l’Iliade et l’Odyssée. Personne n’était d’accord avec le découpage des autres, ce qui fait qu’il y a eu, et je n’exagère pas, des milliers de thèses sur l’Iliade et l’Odyssée, en Allemagne surtout, mais aussi en Angleterre, en France, en Italie et un peu partout. Je n’ai pas lu toutes ces thèses, je en ai lu quelques unes et je crois que l’exercice est à la fois très intelligent et relativement vain. Je partagerais le point de vue de Schiller sur cette critique homérique moderne. En effet, quelle est l’attitude de ces gens qui cherchent à retrouver les chants primitifs ? C’est de découper le texte en fonction des prétendues contradictions ou des transitions qui sont jugées artificielles. C'est-à-dire de prêter une attention principale aux défauts présumés de l’œuvre. Ce qui rend cette critique anti-homérique, aussi ne fut elle pas acceptée par tout le monde.

Une petite parenthèse : Wolf donne comme exemple a suivre par les homérisants, les critiques luthériennes de la Bible. Il y a donc des parallèles entre ces deux grands textes. D’Aubignac avait suggéré un projet, dans la France catholique, qui était iconoclaste et subversif. Wolf, au contraire, s’appuie sur une critique luthérienne de la Bible et prétend l’appliquer à Homère. Seulement certains disent que Moïse est l’auteur de la Bible, et il y avait des gens qui, à l’époque, et même chez les catholiques, ne partageaient pas ce point de vue. On savait déjà au XVII° siècle que la Bible avait une pluralité d’auteurs et une longue histoire.

Cependant, quand je dis que cette critique a été dans une large mesure stérile, il faut bien reconnaître qu’elle ne l’a pas été sur tous les points. On a, par exemple, prêté beaucoup d’attention au vocabulaire pour reconnaître des traces de vocabulaires d’auteurs différents et de dates différentes ce qui, du point de vue philologique de la langue, peut être très précieux. 
L’idée était de retrouver les Yavistes et les Elohistes de la Bible. Dans la Bible, il y a des textes qui parlent de Dieu en le nommant Yahvé et d’autre en disant Elohim, et cette différence a été un des fil directeur pour reconstituer l’histoire de ces textes. D’autres ont recherché des pistes voisines sans obtenir de résultats décisifs, mais il y eut une grande attention apportée au langage.

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Jean-Baptiste-Gaspard d'Ansse de Villoison

D’autre part, et c’est un différence avec d’Aubignac, Wolf avait bénéficié du fait que sept ans avant ses prolégomènes, en 1788, un français, Jean-Baptiste-Gaspard d’Ansse de Villoison avait rassemblé, pour la première fois des Scolies d’Homère. Que sont les Scolies ? Ce sont des notes au texte, pas seulement en bas de page mais tout autour du texte au centre et tout autour. Des notes écrites en toute petite écriture. 

Ces notes ont été étudiées par Jean-Baptiste-Gaspard d’Ansse de Villoison. Elles reflétaient les critiques de l’époque Alexandrine, celles des gens qui avaient étudié le texte d’Homère en comparant plusieurs manuscrits au II° et II° siècle avant J.C. à Alexandrie où se trouvait une grande école d’érudition qui étudiait les textes et les analysait. Une grande partie des Scolies provient de cette érudition de l’époque alexandrine, et ces critiques érudits s’appliquaient à détecter les interpolations, les passages qui auraient été introduits à tort dans l’Iliade et l’Odyssée. L’un des critères était de voir si ces passages étaient en contradiction ou non par le style, par le contenu, par les croyances, avec le reste de l’Iliade et de l’Odyssée. 

Le principe était excellent :il s'agissait d’analyser Homère en utilisant Homère. C’est le principe du grand critique alexandrin, Aristarque, il faut éclairer Homère par Homère. Simplement, beaucoup de ces critiques anciens disaient que tel vers n’était pas d’Homère parce qu’il n’est pas tout à fait décent. 

Par exemple, au chant V de l’Odyssée, Ulysse se retrouve dans l’île des Phéaciens, et il est réveillé par des cris perçants. C’est Nausicaa, la fille du roi et ses servantes qui jouent à la balle et l’une a envoyé la balle trop loin dans le fleuve et toutes se mettent à crier.

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Ulysse et Nausicaa

Ulysse, épuisé par la tempête, se présente d’ailleurs très prudemment et dit : 
" Princesse, je me jette à tes genoux "

Mais il s’abstient de le faire, il se dit, la pucelle, je ne veux pas l’effaroucher. Il est très habile, il demande qu’on lui donne un vêtement, qu’on lui indique où aller pour recevoir l’hospitalité et qu’on lui donne à manger. 

Quand il s’est baigné et qu’il s’est habillé, Athéna lui a donné une grande beauté et Nausicaa dit à ses servantes :
" J’aimerais bien que mon mari soit comme lui ! " 
C’est une réflexion qui déplaisait à certains critiques alexandrins et qui déplaisait encore plus aux collègues de l’époque victorienne. Une jeune fille ne doit jamais exprimer ses sentiments de cette manière. Nausicaa s’explique un peu plus tard. Elle dit à Ulysse, qu’il vaut mieux, malgré les règles habituelles de l’hospitalité, que l’on ne les voit par rentrer ensemble sur son char dans la ville. Les gens risquent de dire : " Quel est ce très bel homme avec Nausicaa ? ".

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Ulysse dans l'île de Calypso
(Théophile Bra - Château de Compiègne) 

D’une certaine manière, elle lui fait un compliment que normalement une jeune fille bien élevée ne fait pas à un homme. Malgré certains critiques de cette période alexandrine, l’on trouve des textes d’un érotisme torride, certaines élégies de Théocrite sont d’un érotisme torride. On a les mimes d’Hérondas qui sont d’une obscénité, terme que j’emploie sans aucun aspect péjoratif, ils montrent tout, mais, en même temps, la norme de comportement était appliquée de manière plus rigide. Ce qui laisse entendre qu’à l’époque les femmes avaient un peu plus de liberté. Elles pouvaient sortir alors que les femmes athéniennes n’avaient pas ce problème puisqu’elles ne sortaient pas. 
Plus largement, ce n’est pas digne d’Homère parce qu’il y a quelque chose qui choque, que ce soit à l’époque alexandrine ou à l’époque moderne. De même, il y a des gens qui prétendent que " Le marchand de Venise " n’est pas de Shakespeare, parce que la pièce a des aspects antisémites évidents, et que, donc, un génie comme Shakespeare ne peut pas avoir exprimé des sentiments de cette nature, même si Shylock marque bien le point de vue de l’usurier et dans des termes exceptionnels. Mais il s’agit de la même attitude, le grand génie, on ne peut pas lui attribuer.

Cette critique des Alexandrins est reprise par Wolf affirmant que, dans l’Antiquité, on admettait qu’un certain nombre de passages n’étaient pas d’Homère. Il va plus loin, le texte que nous avons est une compilation, et il n’est pas anormal d’y trouver des contradictions entre les petits poèmes qui ont été regroupés.

Il faut saisir l’articulation entre la critique antique qui ne niait pas l’unité de l’œuvre, disant que tel ou tel passage est une interpolation pour telle ou telle raison, et la critique de Wolf qui dit : " Si nous relevons des contradictions, c’est qu’il y a des auteurs différents ". 

Tout le monde n’était pas d’accord. Un certain nombre de gens estimaient que l’Iliade et l’Odyssée étaient des poèmes d’une grande cohérence, qu’un certain nombre des contradictions prétendues étaient en fait des subtilités de l’auteur et dépendaient de l’unité de chacune de ces épopées. C’est ceux que l’on appelait les unitaires. Mais ces unitaires étaient très méprisés dans l’ensemble, et un helléniste allemand disait : " Les unitaires sont certainement des instituteurs ou des ecclésiastiques, ils sont fondamentalistes puisqu’ils veulent prendre le texte tel qu’il est ". Ce qui apparaissait dans un milieu universitaire assez nombreux dans l’Europe du XIX° siècle comme le comble de la naïveté. Prendre le texte tel qu’il se présente et se laisser bercer par lui passait comme le comble de l’obscurantisme pour un certain nombre d’auteurs du XIX° siècle.

Le grand tournant de l’histoire de l’approche des poèmes d’Homère vient d’un Américain, Milman Parry, qui a soutenu en Sorbonne à Paris, en 1928, deux thèses sur les épithètes d’Homère. A cette époque d’ailleurs, pour être lu dans l’ensemble du monde, un Américain écrivait en français pour être sûr d’être lu et compris.

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Milman Parry

Dans un premier temps, Parry a commencé par une analyse interne des poèmes. Il est parti des formules homériques bien connues, l’aurore aux doigts de rose, Ulysse le bien avisé, etc.… Il a montré que ces formules ne venaient pas de la paresse du poète, comme on l’avait dit, ne correspondait pas seulement à une volonté esthétique comme une sorte de refrain, mais qu’elles avaient une grande rigueur. Il a étudié en particulier les épithètes appliquées aux personnages. Par exemple, Achille. Il est aux pieds légers au nominatif en début de vers, il est fils de Pelée à l’accusatif en fin de vers, il est aux pieds rapides en milieu de vers, et ainsi de suite.

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Achille

Donc, à chaque cas grammatical et à chaque position métrique, - un de mes collègues, Brunet, a illustré magnifiquement la poésie et l’hexamètre, - correspond une étiquette. On a donc un langage formulaire d’une grande rigueur qui permettait l’improvisation du poète. C'est-à-dire que le poète ne composait pas à partir de mots mais de formules métriques qui correspondaient en général à un hémistiche. Autrement dit, quand il avait à parler d’Achille au nominatif en début de vers, il avait toujours le pied léger, même si c’était un moment où il était immobile.

Parry a tiré deux conclusions de ses analyses des poèmes homériques, d’un système rigoureux d’utilisation des formules. Sa première conclusion est que le poète improvisait oralement, et ensuite qu’il y avait eu des générations et des générations de poètes avant lui qui avaient forgé ce langage formulaire. Le poète auteur de l’Iliade était l’héritier d’une longue tradition de poésie orale. Ces premières conclusions, Parry les avait atteintes uniquement en examinant les textes. 

Après quoi, Parry s’est posé cette question : Il y a encore dans le monde un certain nombre de peuples qui pratiquent l’improvisation orale de caractère éthique, il serait intéressant de voir comment fonctionne cette création poétique improvisée. Il s’est donc rendu dans la Bosnie, qui appartenait à l’époque à la Yougoslavie, pour étudier les productions des bardes illettrés de Bosnie, tant d’ailleurs les Orthodoxes que les Musulmans. 
Il a constaté que toute la création éthique concernait des guerres contre les Turcs de la fin du Moyen Âge, de la fin du XIV° ou du XV° siècles. De même que les Grecs chantaient la guerre contre Thèbes, et surtout la Guerre de Troie, les Bosniaques et les Serbes, pas toujours avec le même point de vue, bien entendu, chantaient des épisodes des combats contre les Turcs des XIV° et XV° siècles. 

Mais surtout, il a constaté que les poètes étaient capables d’improviser pendant toute une soirée, qu’on pouvait leur demander : " Pouvez-vous nous raconter l’histoire d’un tel ? ". Ils prenaient leur instrument à cordes, ce n’était ni la lyre ni la guitare, mais leur instrument de musique et improvisaient mille ou deux mille vers ou plus dans la soirée. C’était de l’improvisation, ils n’avaient pas de texte devant eux, ce n’était pas des récitations par cœur, de thèmes qu’ils connaissaient déjà, au contraire ils cherchaient à faire mieux. Ils reprenaient un épisode traditionnel, et voulaient présenter un poème qui soit meilleur que celui d’autres aèdes sur le même thème. 

Du point de vue des formules, on avait également des formules correspondant à des hémistiches, et qui étaient très souvent reprises, c'est-à-dire que la technique de la composition orale était la même. Ces recherches ont été menées à l’époque où il y avait encore des compositions orales et où il y avait aussi des magnétophones. 
Les Bosniaques ont tiré beaucoup de prestige des enquêtes de Parry et de ses disciples. Pour ceux que cela intéresse, si vous avez lu " Le Dossier H ", d’Ismaïl Kadaré, il nous présente des érudits anglais qui veulent recueillir des traditions albanaises. Donc, d’après Kadaré, il y aurait des traditions albanaises d’improvisation qui seraient analogues chez Homère. Elles n’ont pas été transmises aux universités parce qu’un moine serbe perfide les a détruites. C’est un très beau texte, à la fois humoristique, qui montre de manière concrète comment on a cherché des parallèles à Homère, notamment dans les Balkans. 

Des parallèles à Homère, on en a ensuite cherché un peu partout et on en a trouvé. On a recensé plus de cent cinquante exemples de compositions orales éthiques, au Sénégal, au pays Peul. Un collègue qui enseignait le Grec au Sénégal me disait qu’il était particulièrement attentif à ces compositions et que, lors des mariages dans l’aristocratie Peuls, on choisissait des thèmes qui célébraient les ancêtres du marié et de la mariée quitte à arranger les expressions pour faire plaisir à tout le monde. Mais on pouvait aussi demander à l’aède de développer un épisode à la gloire d’un des ancêtres. Donc l’improvisation orale est quelque chose que l’on retrouve en Asie centrale, dans les Andes. L’improvisation orale sur des thèmes traditionnels célébrant un moment privilégié du passé d’un peuple est quelque chose d’extrêmement courant.

Vous voyez que, d’une certaine manière, le problème de l’opposition entre les unitaires et les analystes, ceux qui découpaient les textes d’Homère en petits morceaux, l’opposition se place un peu après les découvertes de Parry. D’une part il est tout à fait possible qu’il n’y ait eu qu’un poète, mais que ce poète se trouvait l’héritier d’une longue tradition.

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La colère d'Achille
(L. Bénouville)

Le poète de l’Iliade n’était pas le premier à chanter la Guerre de Troie, ni à chanter la colère d’Achille, et à parler d’Agamemnon. De même le poète de l’Odyssée n’était pas le premier à raconter le retour d’Ulysse et ses nombreux épisodes. Mais il pouvait très bien utiliser ces traditions pour en donner une version tout à fait originale. Depuis l’opposition entre analystes et unitaires s’est un peu effacée, et l’on essaie de voir dans quelle mesure le poète est lié par la tradition, et prend ses distances envers les traditions et, en particulier, dans le domaine des formules. 
Sur ce point, les disciples de Parry se sont divisés. Certains ont donné une interprétation quelque peu mécanique disant : " Ce qui compte pour le choix d’une épithète c’est qu’elle ait la valeur métrique requise." Parry lui-même avait donné comme exemple, qu’Egisthe, l’amant de Clytemnestre et l’assassin d’Agamemnon, Egisthe, ce personnage abominable est qualifié de " anemon " - ce qui veut dire sans reproche, sans défaut.

Parry disait : 
" La poésie orale ne cherche pas l’exactitude et la nuance, mais principalement la convenance métrique. "
La belle-fille de Parry, Anne Amaury-Parry, un peu agacée par les éloges adressés à son beau-père, a écrit une thèse remarquable pour démolir l’opinion de son beau-père, et elle a montré que cet adjectif " anemon " désignait la beauté physique. Egisthe est une ordure, mais c’est un beau garçon. Et, deuxièmement, cet adjectif est appliqué aux victimes des sacrifices qui doivent être sans défaut. L’application de cet adjectif montre donc qu’Egisthe va mal finir. Cet adjectif vient de la tradition, ce n’est pas que pour une convenance métrique. C’est lié à toute une série d’association d’idées liée au personnage d’Egisthe.

J’arrête là cette question homérique qui a tendance à rebondir aujourd’hui après avoir été oubliée jusqu’en 1990. Certains redécouvrent Wolf ce qui me paraît artificiel. 

Histoire du texte d’Homère.

Je vais procéder de manière régressive. Notre texte, celui que nous lisons, est le résultat d’une confrontation entre les manuscrits de l’époque médiévale. Il faut ajouter à ces manuscrits des papyrus d’Egypte qui datent de l’Antiquité. On confronte toutes les versions d’un passage d’Homère et l’on essaie, en fonction de règles bien élaborées par des spécialistes, de présenter le texte qui paraît le meilleur, en fonction de la qualité des manuscrits qui ont été utilisés, en fonction aussi, mais c’est un exercice délicat, de la cohérence des textes qu’il donne. 

Le deuxième critère est un peu dangereux car il introduit des notions d’esthétique de notre époque. D’où un danger d’anachronisme. Il se trouve que nous avons de nombreux manuscrits d’Homère, et qu’ils sont relativement proches. Il y a d’autres auteurs, comme Pindare ou Thucydide, qui présentent de grandes divergences entre les manuscrits. Ce n’est pas le cas de l’époque médiévale où les textes sont relativement voisins, ce qui suggère qu’elle reproduit un texte relativement bien fixé dés l’époque alexandrine. Le point a pu être précisé chronologiquement par une collègue anglaise qui a étudié tous les papyrus d’Egypte portant des vers d’Homère. Il y en a beaucoup, plus de 450, parce que dans toutes les écoles, Homère était à la base de la lecture et l’on avait des textes complets ou partiels de l’Iliade et de l’Odyssée. Les élèves étaient amenés non seulement à réciter des chants mais aussi à les noter. On apprenait à chanter avec Homère, on apprenait à écrire avec Homère.

Jusqu’à 150, et de 300 à 150 avant J. C., les textes que l’on retrouve pour le même épisode sont très variés. Ils sont très différents les uns des autres ainsi que de la tradition manuscrite. Vers 150, tous les fragments que nous avons donnent à peu près pour le même épisode le même texte, et correspondent aux manuscrits médiévaux. Il y a donc un texte d’Homère qui s’est imposé et qui vient probablement du travail des érudits alexandrins. On peut remonter à coup sûr jusqu’à 150 avant J. C. , mais on peut remonter encore plus loin. 

Je vous ai parlé des Scolies qui vous donnent une idée du travail des érudits alexandrins. Ces érudits mentionnent souvent des variantes en nous disant : " La version de Marseille donne tel texte, la version de Sinope, une cité au bord de la Mer Noire, donne tel texte, la version de Syracuse nous donne tel texte ". Curieusement, ils ne disent jamais la version d’Athènes, alors qu’elle était très célèbre, ce qui fait penser que la version d’Athènes était la version de référence. 
Quand un poète, un critique de l’époque alexandrine, critique un vers d’Homère, il dit : " Celui-ci, je propose de le supprimer. " Mais il ne le supprime pas, il met simplement une marque qui ressemble à une petite lance, indiquant qu’il ne croit pas que ce vers soit authentique mais qu’il le garde.

Voici le texte de référence qui nous a été transmis par les érudits alexandrins. Même quand ils n’étaient pas d’accord avec la tradition d’Athènes, ils marquaient leur désaccord mais gardaient quand même le vers douteux, parce qu’il faisait partie de la tradition d’Athènes, et ils ne faisaient pas ce que fit Victor Bérard en supprimant des vers. Dans l’édition de Victor Bérard, certains vers sont en notes, d’autres se trouvent à d’autres endroits, et certains sont carrément supprimés. 

Les érudits alexandrins avaient comme règle de garder la version d’Athènes et de la commenter en disant : " Tel ou tel vers est tout simplement une interpolation pour telle ou telle raison. " 
Cette remarque est fondamentale car elle nous permet de penser que le texte que nous avons est celui qui a été fixé à Athènes au VI° siècle avant J.C., sous les tyrans Pisistrateet Mégaclès entre 560 et 510. Ces tyrans éclairés ont créé des fêtes très prestigieuses, à la fois pour faire plaisir au peuple et pour montrer leur culture et la richesse d’Athènes aux yeux de tous les Grecs.

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Pisistrate

Les Pisistratides ont créé la grande fête des Grandes Panathénées qui ont lieu tous les quatre ans. Pourquoi tous les quatre ans ? Pour faire ressembler cette fête aux grands jeux Panhelléniques comme les concours olympiques. Il y avait une grande procession, mais il y avait aussi une récitation intégrale de l’Iliade et de l’Odyssée. 
Tous les quatre ans, les Athéniens avaient donc la possibilité d’entendre toute l’Iliade et toute l’Odyssée. La représentation durait plusieurs jours, ce n’était pas le même aède ou le même rhapsode. Chaque rhapsode reprenait le texte là où le précédent l’avait arrêté. Mais on avait une récitation continue du texte et, pour cela, les Pisistratides ont établi un texte officiel, le texte athénien. D’autres cités ont établi d’autres textes officiels que l’on peut remonter à coup sûr au VI° siècle, jusqu’à l’époque de Pisistrate.

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Frise des Grandes Panathénées
(Parthénon)

C’est à propos des Pisistratides, depuis Wolf d’ailleurs, qu’il y a une discussion. Pour certains analystes nous aurions eu auparavant des petits poèmes, sur divers aspects de la Guerre de Troie, et nous aurions eu, seulement à l’époque des Pisistratides, les compositions qui nous sont parvenues. C'est-à-dire que la mise par écrit de ces poèmes aurait coïncidé avec la composition de ces épopées. 

Le seul témoignage antique qui aille dans ce sens, quand on regarde le texte de très près, vient de Flavius Joseph, un écrivain juif qui, après avoir participé à la guerre des Juifs contre Titus, s’est rallié aux Romains, et a fini sa vie à Rome en l’An 100, en exaltant l’antériorité et la supériorité de la culture juive sur la culture grecque. Il dit que Moïse est bien plus ancien qu’Homère, et que les poèmes homériques n’ont été mis par écrit qu’à l’époque des Pisistratides. Il ne dit pas qu’ils aient été composés, mais mis par écrit à cette époque. Ce n’est pas exactement la même chose, et c’est dans le cadre d’une polémique pour savoir quel est le texte le plus ancien, si c’est la Bible ou si c’est Homère.

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Cicéron et Platon

Pour le reste, la tradition et Cicéron nous disent que les récitations de l’Iliade et de l’Odyssée étaient réduites souvent à des récitations de morceaux choisis. Des passages étaient donc récités plus souvent que d’autres. On avait encore des idées claires sur la structure, mais le texte était menacé de disparition dans son intégrité et les Pisistratides ont rétabli le texte unique par une enquête approfondie en rassemblant les morceaux épars et en faisant appel à la mémoire des aèdes. La théorie générale de Platon et de Cicéron est de dire que les Pisistratides ont rassemblé les poèmes épars qui étaient déjà extrêmement prestigieux. 


Malgré tout, il existe un courant qui reprend de la force aujourd’hui. Je dois vous citer quelques noms, celui d’un philologue américain important, je ne dis pas le plus grand,Gregory Nagy, un nom hongrois, qui estime que le rôle des Pisistratides n’a pas été si important que ça, et que l’on peut continuer d’appliquer sa théorie jusqu’à l’époque hellénistique.

Pendant très longtemps, on n’a jamais eu que des représentations, chaque fois différentes. On a donc eu une idée de la structure de l’histoire de l’Iliade comme de l’Odyssée. Cependant, on n’avait pas de poème fixe, chaque aède composant différemment avec des vers différents et parfois des variantes dans l’intrigue. Cette théorie est notamment accueillie par mon collègue de Toulouse, Balabriga, et aussi par l’helléniste danoise, Maria Jensen. C’est une idée qui reprend une certaine force aujourd’hui. C’est pourquoi, puisqu’elle est un choix de collègues contemporains, j’ai développé dans mon livre toute une série d’arguments prouvant que l’Iliade et l’Odyssée existaient bien avant les Pisistratides.

L’un des arguments est que nous trouvons des représentations de l’Iliade et l’Odyssée dans la céramique. Mais là, il faut être prudents, car on a beaucoup de représentations d’Ulysse et de ses compagnons chez le cyclope Polyphème, ce qui ne prouve pas que l’Odyssée existait déjà. Cela prouve seulement que le thème de l’aveuglement de Polyphème par Ulysse était déjà bien connu.

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Ulysse et le cyclope Polyphème

Inversement, quand on a un vase Rhodien, des environs de 630, qui nous montre Ménélas luttant contre Hector à propos du corps d’Euphorbe, c’est un épisode développé dans l’Iliade à un moment dramatique. Au chant XVI de l’Iliade, les Achéens, pour sauver le corps de Patrocle qui vient d’être tué, tuent Euphorbe, un compagnon proche d’Hector. Hector essaie donc de reprendre le corps de son ami Euphorbe. C’est un épisode qui n’a d’intérêt que parce qu’il se situe à un moment clé de l’Iliade. Je pense que le peintre de ce vase connaissait l’Iliade. Il s’agit d’un épisode mineur, mais à un moment de retournement dramatique.

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Combat de Ménélas et Hector
(Rhodes)

Inversement, quand on a un vase Rhodien, des environs de 630, qui nous montre Ménélas luttant contre Hector à propos du corps d’Euphorbe, c’est un épisode développé dans l’Iliade à un moment dramatique. Au chant XVI de l’Iliade, les Achéens, pour sauver le corps de Patrocle qui vient d’être tué, tuent Euphorbe, un compagnon proche d’Hector. Hector essaie donc de reprendre le corps de son ami Euphorbe. C’est un épisode qui n’a d’intérêt que parce qu’il se situe à un moment clé de l’Iliade. Je pense que le peintre de ce vase connaissait l’Iliade. Il s’agit d’un épisode mineur, mais à un moment de retournement dramatique.


Le deuxième argument est la coupe de Nestor. C’est au chant XI de l’Iliade. Patrocle vient voir ce qui se passe. Les Achéens sont dans une mauvaise situation, le médecin Makaon qui soigne les blessés étant lui-même blessé. Patrocle est reçu par le vieux Nestor qui lui offre la boisson que l’on offre aux personnes qui viennent de faire un long voyage. C’est un mélange de vin, d’eau, de miel et de fromage râpé, le Cycéon, très apprécié pour réconforter. Ce breuvage est versé dans une coupe en or, décrite avec quatre anses et, au sommet de chaque anse, quatre colombes. C’est un objet exceptionnel et très lourd que seul Nestor arrive à soulever. Il a perdu un peu de sa vigueur, mais pas pour lever le coude. De même qu’Achille est le seul à pouvoir porter sa pique, de même Nestor est le seul à pouvoir soulever sa coupe. 
C’est la coupe homérique dans l’Iliade. Un objet de ce type, qui ne comporte que deux fois deux colombes, se trouve dans une des tombes du cercle A de Mycènes, c'est-à-dire au XVI° siècle avant Jésus-Christ. 

Le poète avait le souvenir d’un objet exceptionnel, d’une coupe en or qui avait des colombes sur les anses, mais fabriquée entre -730 et -710. Ceux qui sont allés au musée d’Ischia, près de Naples, ont pu voir une toute petite coupe. On dirait un bol ordinaire avec une décoration géométrique très simple. Pourtant, c’est un petit bol, datant d’après les spécialistes des années -730, environ, qui a été placé dans une tombe d’enfant qui, d’après les archéologues, date de -710.

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Coupe de Nestor
(Ischia)

Entre -730 et -710, il y a eu un graphito qui a été gravé certainement en fin de soirée. 
Voici ce que dit cette inscription : " Je suis la coupe de Nestor, celui qui m’aura vidée sentira le désir de l’Aphrodite d’or "
C’est un thème de fin de banquet assez agréable. Laissons de côté l’Aphrodite d’or et revenons à la coupe de Nestor. Le personnage, en fin de banquet, qui écrit sur une coupe relativement modeste, connaît très bien la coupe de Nestor de l’Iliade tout comme ceux qui lisent cette inscription. 
On pourrait parler de la coupe de Nestor dans d’autres traditions. Il se trouve que, dans l’ensemble des traditions, la coupe de Nestor est évoquée seulement dans le chant XI de l’Iliade. C’est le moment où Nestor va proposer à Patrocle de reprendre le combat même sans Achille, ce qui va conduire à la mort de Patrocle et à la vengeance d’Achille. Très vraisemblablement, cette mention de la coupe de Nestor implique une très bonne connaissance, dans une colonie du fin fond de l’Italie, une colonie lointaine de la mer Tyrrhénienne, du texte de l’Iliade.

Troisième argument tiré d’Hérodote, le grand historien grec, du Vème siècle qui écrit entre - 450 et - 425. Hérodote, au livre II, exalte la civilisation égyptienne, et dit qu’elle est beaucoup plus ancienne que la civilisation grecque. En particulier, il dit qu’il y a des Grecs qui se vantent parce qu’ils ont quatorze ancêtres, alors que les Egyptiens peuvent en énumérer plus de cinquante. Donc la civilisation grecque est récente par rapport à la civilisation égyptienne. 
Pour lui, les attributs des dieux grecs n’ont été fixés que par Homère et Hésiode dont il dit : 
" Ils n’ont pas vécu plus de quatre cents ans avant moi "

En effet, Homère et Hésiode n’ont pas vécu plus tôt que le neuvième siècle, - 840 environ.

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Hérodote

Dans ce texte, où il cherche à publier le caractère récent de la civilisation grecque, il dit : " Quatre siècles avant moi, si Hérodote avait entendu parler de traditions, comme la composition de l’Iliade et de l’Odyssée datant du sixième siècle, il les aurait utilisées. "

Dans le livre II, il cherche à montrer le caractère récent de la civilisation grecque. S’il dit " moins de quatre siècles avant ", et qu’il ne dit pas " moins de trois générations avant moi ", c’est qu’il n’y avait pas à son époque de tradition l’exigeant. Donc, unanimement, les poèmes homériques étaient considérés comme beaucoup plus anciens

Je ne sais si vous êtes convaincus par cette série d’arguments. J’en ai encore bien d’autres ! Mais l’Iliade et l’Odyssée, comme poèmes monumentaux, étaient déjà bien connus bien avant le sixième siècle.

La question est de dire que, bien avant les Pisistratides, quand et comment, son apparus les poèmes homériques. Il faut remonter très haut. 

Premier point : il y a des poètes, qui apparaissent sur une fresque d’Epidaure. Un poète est représenté avec une lyre à l’époque mycénienne. Il y avait donc des poètes qui chantaient avec une lyre, comme mon collègue Brunet, dés l’époque mycénienne. D’autre part, on a des comptes qui présentent des versements alimentaires à un certain nombre de personnages. Par exemple, sur les tablettes de Thèbes, en linéaire B, une forme très ancienne de grec, qui datent de – 800, environ, on a la mention de deux joueurs de lyre qui recevaient des rations. 
Et il serait intéressant de savoir s’il recevait moins ou plus que les médecins pour nous donner une idée du statut des poètes. On ignore où se situaient les joueurs de lyre dans l’échelle des rations. On a donc des aèdes qui visiblement reçoivent des rations parce qu’ils ont probablement chanté des poèmes à la cour de Thèbes. Il y avait donc des poètes épiques à l’époque mycénienne.

Certains sont remontés encore plus loin, l’hexamètre, est un mètre qui ne convient pas naturellement au grec. Dans la plupart des cas, on a recours au iambique qui est différent, qui commence par deux brèves puis une longue, tandis que là, on a une longue suivie de deux brèves, disons que le rythme de la conversation en grec n’est pas celui de l’hexamètre. 
Alors on pourra dire que c’est une dispense, on choisit un rythme différent de celui de la conversation quotidienne, et même assez éloigné de celui-ci. C’est un héritage de l’époque minœnne. Des Minœns, on a des inscriptions en linéaire A et en une autre écriture, des langues qui n’ont pas encore été déchiffrées et qui ne sont probablement pas du grec. C’est un héritage de la poésie minoenne qui n’était pas en grec. C’est un argument quelque peu fragile.

Vous connaissez peut-être les très belles fresques de Thera, une sorte de Pompéi minoenne, où toute une ville a été recouverte par les cendres d’un volcan en explosion. On a donc retrouvé, comme à Pompéi, des peintures exceptionnelles. Une des représentations est une bataille navale. Alors il y a des discussions. Cette bataille navale a-t-elle véritablement eu lieu ? Est-ce simplement un thème, un genre, une bataille navale, ou la représentation d’une bataille célébrée par une épopée ? Certaines représentations remontent non du côté minoen, mais du côté indo-européen, comme le Mahâbhârata, en faisant valoir certaines analogies entre les poèmes épiques indiens et l’Iliade.

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Fresque de Thera

Je suis un peu sceptique quand on dit que, dans les deux cas, on célèbre la gloire éternelle des héros dans une épopée qui est aussi naturelle. Je crois que si l’on regardait dans d’autres épopées, on trouverait la même chose. Donc la quête des racines indo-européennes a quelquefois mené un petit peu loin. Je ne suis pas tout à fait convaincu, sans exclure toutefois les arguments présentés par mes collègues, mais peut-être qu’une analyse plus approfondie présenterait la possibilité de donner plus de solidité à l’hypothèse suivante : L’Iliade, comme le Mahâbhârata, serait l’héritière de poésies indo-européennes datant d’avant la dispersion des peuples indo-européens c'est-à-dire avant le troisième millénaire. Je ne prends pas partie.

Conclusion

Il y a eu un très grand nombre d’aèdes qui ont chanté les épisodes de la Guerre de Troie. La tradition s’est cristallisée sur la Guerre de Thèbes et surtout sur la Guerre de Troie, de même que la tradition bosniaque s’est cristallisée sur la lutte contre les Turcs. Il y eut des épisodes autour desquels s’est cristallisée la tradition épique. Des centaines et probablement des milliers d’aèdes ont chanté des épisodes de la Guerre de Troie et le retour des guerriers.

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La Guerre de Troie

Ces épisodes représentaient généralement une journée, alors que l’Iliade, avec plus de 16 000 vers, impose un projet d’une ampleur différente, et implique que beaucoup de personnes soient réunies, peut-être à l’occasion des fêtes, pour entendre déclamer ces longs poèmes. 
Il n’est pas naturel d’écrire des poèmes aussi longs. De plus, ces longs poèmes comme l’Iliade ont eu un prestige tel que beaucoup d’aèdes, plutôt que de proposer des compositions de leur cru, ont chanté des extraits de l’Iliade et de l’Odyssée qui sont devenus des textes classiques. 

Alors, quand ? Au plus tard, je dirais, au huitième siècle. On est sûr maintenant que l’écriture réapparaît, dans le monde grec, à la fin du neuvième siècle.

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Homère
(P.L Rolland - Musée du Louvre

Il est donc est tout à fait possible qu’Homère, auteur de l’Iliade et l’Odyssée, ait bénéficié à la fois de la virtuosité des poètes de tradition orale, qui improvisaient merveilleusement, et qu’il ait également bénéficié pour bâtir l’intrigue du secours de l’écriture. Je ne dis pas que le poète de l’Iliade et l’Odyssée ait écrit intégralement le poème, mais il pouvait utiliser l’écriture pour noter l’intrigue, pour établir les échos d’un texte à l’autre. D’autre part, si l’Iliade et l’Odyssée ont été reconnues comme de grands chefs-d’œuvre, il est probable que, très vite, on les a notées par écrit. Il s’agit donc de transmission à la fois écrite et orale. Grâce à ces textes écrits, on pouvait limiter la déformation, d’autant que certains aèdes se prétendaient les descendants d’Homère et veillaient au respect du texte. 
Cette tradition est arrivée de manière assez tardive et n’est pas tout à fait certaine, mais on n’a pas attendu les Pisistratides pour avoir cette démarche de préservation du chef-d’œuvre. Autrement dit, nous ignorons tout de la vie d’Homère, mais je crois que la genèse de ses œuvres doit être très ancienne. Pour résumer, il y a eu une longue période d’improvisation orale et, assez tôt, dès le huitième siècle au plus tard, la composition de ces poèmes d’une ampleur sans précédent en Grèce que sont l’Iliade et l’Odyssée.

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Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur