Albert Camus ou l'exigence morale
Conférence donnée le mardi 5 décembre 2006 Il va de soi que je parle la première de ce cycle et que j’aborde Camus, sa pensée, son œuvre par un biais qui va m’amener à côtoyer les territoires que mes collègues et amis défricheront bien plus avant. Ma conférence voudrait aussi marquer des distances avec des clichés plus ou moins polémiques, "Camus le Juste, Camus le saint laïque, Camus la belle âme", qui se sont développés dans les années quarante ou au début des années cinquante après la parution de "La Peste" en 1947, et de "L’homme révolté" en 1951, dans le sillage de la querelle avec Sartre qui s’en est suivie. Je commencerai par brosser à grands traits les rapports de Camus à la morale à travers quelques faits importants avant d'entrer plus profond dans l’éthique camusienne et de la voir enfin à l’œuvre au travers de quelques figures de sa production littéraire - car il ne faut jamais oublier que Camus est avant tout un écrivain. La morale pour Camus est une exigence constante et dans tous les domaines ; c'est l'un des éléments fondamentaux de la cohérence de ses conceptions. Et d’abord, je dirai avec force que Camus s’applique à lui-même cette exigence morale dans l’interrogation qu’il pose sur sa propre vie, sur ses conduites, et sur le risque du mensonge. Un colloque s’est tenu en 2002 sur "Camus et le mensonge". C'est peut-être d’abord la question qu’il se pose à lui-même sur le risque du mensonge, dans l’image que les autres ont de lui : il est malheureux de ne pas se trouver à la hauteur de leurs attentes, à la hauteur aussi des vérités qu’il rappelle. Il a un sens aigu du risque d’imposture dans la position du moraliste qui est la sienne. En ouverture de ce colloque, Jean Daniel déclarait : Ces questions que Camus se posait sur lui-même, sur sa pratique, sur sa manière d’être en action, on peut les suivre dans ses Carnets (qui ne sont pas un journal ; il n’y raconte pas ses amours, ou très peu ; c’est le lieu où il pose ses interrogations). Je crois que, pour suivre l’exigence morale chez Camus, la meilleure lecture serait peut-être celle des Carnets ; ils ont été publiés en trois volumes chez Gallimard et ils sont maintenant dans La Pléiade (tome 2 et fin dans le tome 4 qui paraîtra en 2008). L’exigence morale est au cœur de toutes les pratiques de Camus, au cœur de son engagement politique, au cœur de sa pratique du journalisme, essentiellement à Combat. Je rappelle une phrase qu’il écrivit très tôt : On peut suivre cette exigence de Camus journaliste par la lecture des textes qu'il a écrits dans Combat et que Jacqueline Lévi-Valensi a rassemblés et fait précéder d'une longue introduction dans laquelle elle regroupe par thèmes les différents articles. Ceux consacrés à la presse, à l’exigence morale de la presse, forment une liste de plus d’une page et demie. Alors que le journal Combat vient tout juste de reparaître après la libération de Paris, dans le Combat du 4 décembre 1944, Camus écrit : Cette exigence, Camus l'a payée cher ! la "belle âme" a pris des risques plusieurs fois. Je retiendrais trois points (n'oubliez pas que tout ceci est brossé à grands traits) : 1) En 1940, il va quitter l’Algérie parce qu’il a perdu son travail de journaliste à Alger. Il a écrit et dit la vérité sur l’exploitation coloniale. Jean Daniel le rappelle, Camus est le premier journaliste dont le Gouvernement Général d’Algérie obtient le renvoi. À cette période, Camus, âgé de vingt-sept ans, n’a pas un sou. Il gagne sa vie comme cela et, cependant, il prend le risque de perdre son travail à une époque – 1940 -, où ce risque est très élevé. Malgré cela, il avait la volonté de dénoncer l’exploitation coloniale comme il avait déjà commencé à le faire dans Alger Républicain, en 1939, en dénonçant la misère de la Kabylie. Cet article est un document extraordinaire de remise en cause radicale du système colonial. 2) Au début des années cinquante, il est mis au banc de l’intelligentsia parisienne de gauche pour avoir dénoncé le totalitarisme soviétique qu’il estime égal au totalitarisme nazi. Pour lui, "Il n’y a pas de bourreau privilégié". 3) À la fin des années cinquante, il se trouve isolé et finit par décider de se taire. Il est isolé parce qu’il a voulu faire entendre la voix des petits blancs d’Algérie, et qu’il a demandé justice pour tous en Algérie, pour les deux communautés. Attitude qu’il paie une nouvelle fois très cher en termes d’incompréhension et de déchirure, au moment où il reçoit le Prix Nobel. Pour lui, c’est la période où il est le plus malheureux, le plus dépressif, tant le drame algérien le taraude, tant l’incompréhension de ses contemporains le navre, tant les paroles extrêmement dures qu’il entend le blessent. Rentrons à présent dans l’éthique camusienne sous sa forme essentielle qui est avant tout exigence de vérité ; nous verrons ensuite son fondement humaniste et, enfin, qu’elle est constamment en tension. Le souci de la parole vraie. Toujours dans Combat, il écrit : Jean Daniel rapporte un long dialogue qu’il a eu avec Camus et qu’il conclut ainsi : Dans son discours de réception du prix Nobel, prononcé à Stockholm, auquel il a donné le titre "L’Artiste et son temps", il écrit, et je crois qu’il pense autant au journalisme qu’à la littérature : Il rappelle aussi que la vérité est toujours mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir, qu’elle n’est pas donnée, qu’elle n’est pas simple. Camus n’est pas l’homme des certitudes, c’est l’homme des questions. A la fin de son roman, "Le premier homme", paru en 1994, roman qu’il n’a pas terminé, se trouve un certain nombre d’annexes, c'est-à-dire de papiers qu’il avait joints au dossier, des fragments qui étaient dispersés dans des carnets. Je vous signale que dans le volume de La Pléiade, ces annexes seront multipliées par deux par rapport à la première édition, car ces éléments étaient rangés dans une autre chemise. Aujourd’hui, Catherine Camus en a déchiffré un certain nombre. Ce sont de très petits fragments, des textes absolument magnifiques. J’ai eu l’honneur de présenter ces textes pour La Pléiade. Je travaille dessus depuis un an et demi et ce sont des textes extraordinaires. Mais déjà les fragments que nous avons dans l’édition telle qu’elle est à ce jour donnent des flashs saisissants sur Camus. Beaucoup de ces annexes sont à la première personne alors que le roman est lui rédigé à la troisième personne, preuve que, pour son roman, Camus travaillait à partir d’un matériau autobiographique. Pour en revenir à cette idée du respect de la vérité on lit ceci, cette invocation du fils à la mère, cette mère qui est si présente dans le roman et dans les fragments : La culpabilité la plus fondamentale, c’est cela. C’est ce qui fait que, d’une manière qui étonne, quand on lit le roman, Jacques Cormery, se dit lui-même un monstre ; cela paraît exagéré. Je pense qu'il se sent un monstre parce que, toute sa vie jusque-là, jusqu’à cette recherche du père et cette rencontre avec sa mère, sa vie a été tendue vers la fuite ; la fuite par rapport à son enfance, à cette pauvreté. Il voulait avancer, se constituer et fuir une vérité. Il y a dans cette attitude une culpabilité des plus profondes dont il ne peut demander pardon qu’à une seule personne, celle qui incarne, qui réunit en elle cet univers : sa mère. La vérité est à plusieurs niveaux. Elle est essentielle partout, dans tous les domaines, dans le maniement de la parole ou, tout simplement, dans le fait de rester en contact avec sa vérité, la vérité de la vie. Fondement humaniste de cette exigence morale. Cette exigence morale est fondée sur une très haute conception de l’homme et de la vie. Pierre-Louis Rey, dans le petit livre qu’il a consacré à Camus chez Gallimard, (où il rapporte des faits importants et propose surtout une iconographie extraordinaire, des photos que je n’avais jamais vues), rappelle que Camus aimait beaucoup une phrase de Louis Guilloux, l’un de ses amis, et dont il avait préfacé le livre, "La maison du peuple" : "La Douleur", titre du livre de André Michaud, par lequel le jeune Camus, à dix-sept ans, est entré en littérature. Le dialogue ne peut pas se prolonger, Camus l’affirme au cœur de la nuit dans laquelle il est plongé. Je crois que cela va très loin. Ce nazi qui se conduit de façon inhumaine, ce nazi doit mourir, et, cependant, "je vous garderais le nom d’homme". Du coup, pour Camus, on peut admirer l’homme. Cela ne veut pas dire que Camus se voile la face. Il ne s’agit pas d’un humanisme bêlant. Cela veut dire que, même chez un nazi, même chez un bourreau, il y a une part d’humain. Cette part d’humain s’exprime à certains moments, en particulier dans les fléaux, et là, on voit que l’on peut admirer les hommes. En novembre 1946, dans Combat, Camus propose une série d’articles qu’il intitule "Ni victimes, ni bourreaux". Nous sommes en 1946, un an après Hiroshima, qu’il est le seul à avoir dénoncé dans la presse comme un signe de barbarie absolu, à un moment où tout le monde voyait dans cette acte de guerre la possibilité de terminer un trop long conflit. Camus dénonce le règne de la terreur légitimée au nom de l’Histoire. Vous voyez comme Camus va loin. Il dit qu’il n’accepterait pas cette vérité là. Peut-être, si l’on creusait, cette vérité apparaîtrait-t-elle, d’une certaine manière, comme une imposture, ou comme une vérité cynique ; en tout cas, il n'en accepte aucune qui puisse faire condamner un homme à mort. "Il faut sauver les vies, sauver les corps", dit-il dans "Ni victimes, ni bourreaux". Il appelle de ses vœux le programme de cette politique modeste. Au nom des absolus, des utopies, on a tué trop d’hommes ; il faut sauver les vies, et tant pis si c’est très modeste. C’est aussi ce principe qui sous-tend l’appel à la trêve civile en Algérie, en janvier 1956. Pour que soient épargnés les civils. Il dit : Plus généralement, vous pourriez consulter le livre de Jacqueline Levi-Valensi, Antoine Garapon et Denis Salas, "Réflexions sur le terrorisme". Ces auteurs ont rassemblé les textes de Camus sur le terrorisme, à la fois ceux d’après la seconde guerre mondiale et ceux de la période algérienne. Ce livre a été publié en 2002. Ce n’est pas sans émotion que j’ai entendu à cette occasion, Charles Enderlin, grand reporter à France 2 en Israël, dire que ce livre était sur sa table de chevet pour essayer de penser la situation au Proche-Orient avec la question du terrorisme. C’est cet amour de la vie qui pour Camus doit être, en principe, au centre de toute révolte, de toute action révolutionnaire. Si l’action révolutionnaire n’a pas comme moteur cet amour de la vie, alors il se condamne. Camus le fait dire d’une manière que j’ai beaucoup aimée à Kaliayev, le héros des "Justes", pièce qu’il a écrite en 1950. Ce personnage, très proche de lui, s’exprime ainsi : Kaliayev est engagé dans la lutte anarchiste contre le tsarisme, lutte qui recourt au terrorisme; il doit lancer une bombe ; mais, pour lui, la vie est capitale. Selon Camus, la loi de l’Histoire, l’impératif de réalisme et d’efficacité politique mènent au cynisme : "La fin justifie les moyens". Il plaide pour l’Homme contre l’Histoire et contre l’efficacité. Dans son discours de Stockholm, voici ce qu’il dit : Cette morale reste, bien sûr, constamment en tension. D’abord, les difficultés de la vie sont-elles compatibles avec le bonheur ? Camus et tous ses personnages ont une immense aptitude au bonheur que vient contrecarrer le malheur humain. Camus est conscient du tragique de la condition humaine. Cette tension entre les extrêmes se traduit dans son œuvre par des termes binaires : "L’envers et l’endroit" publié en 1937, dont la deuxième partie s’intitule "Entre Oui et Non". Il ne s’agit pas de dire : je choisis l’un ou l’autre. On ne peut pas choisir entre l’endroit ou l’envers de la page, le recto ou le verso. "Pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre", telle est son éthique, l’éthique étant la façon dont l’homme travaille son rapport au monde. On constate que, pour Camus, l’éthique reste dans cette tension humaine. Je citerai aussi "L’exil et le royaume" avec l’importance de ce titre qu'il justifie dans le petit texte de présentation : C’est l’exil qui montre le royaume. Autrement dit, on ne peut pas trouver le royaume si l’on n’a pas fait l’expérience de l’exil. Mais, ensuite, il faut refuser en même temps la servitude et la possession. Or, combien de royaumes sont payés au prix de la servitude ou au prix du désir de posséder ? Passer par l’exil pour accéder au royaume et refuser la servitude et la possession. Voyez comme l’on n’est jamais tranquille, jamais arrivé. En exergue de ses "Lettres à un ami allemand", Camus cite Pascal dont il admire la pensée, le style, l’exigence, tout. "On ne montre pas sa grandeur pour être à l’extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois", où le "pour" est causal. Trop souvent, on pense qu'avoir une personnalité, c’est avoir des convictions tranchantes que l’on jette à la tête des autres comme des insultes. Ceux qui le font feraient bien de se souvenir de ces mots. Entre les deux extrêmes, Camus élabore une image excellente, celle de "la pensée de midi". C’est dans "L’homme révolté", qu’il aboutit à la pensée de midi. Midi n’est pas l’équilibre, parce que l’on ne reste pas à midi, mais que l’on passe aussitôt après à un autre temps, mais il y a un moment où il est effectivement midi et c’est cela la tension des extrêmes, ce point de tension lucide et périlleuse. La pensée de midi est une belle image pour montrer cette tension. La pensée de midi nous invite à considérer que la morale elle-même doit trouver sa mesure. Il y a le danger de l’absolu ; la morale elle-même est dangereuse quand elle devient intransigeante et entraîne le procès et le jugement. Ce livre extraordinaire qu’est "La chute", sorti en 1956, est tout entier destiné à démontrer (sur le ton de la dérision et de l’ironie, que Camus a magnifiquement utilisé de bout en bout du récit) combien l’attitude de juge-pénitent qu’il donne à son personnage, Clamence, est une attitude fondamentalement destructrice. A la fin de sa vie, Camus se pose des questions sur son rapport à la morale. On lit ceci dans les Carnets de juin 1959 (on se trouve dans une période extrêmement tourmentée de la guerre d’Algérie, mais ce n’est pas seulement de la guerre d’Algérie qu’il s’agit) : Vous allez me dire qu’il abandonne le point de vue moral ; mais il abandonne celui de la morale intransigeante qui rend la personne juge, et il se demande si, lui-même, n’est pas tombé dans ce travers-là. Jean Daniel propose la formule "La morale contre le moralisme". Aimer qu’ils soient ! Parce que l’ennemi nous oblige à nous poser des questions, nous interdit de nous en remettre à des certitudes. Vous constaterez aisément à quel point cette tension de la morale est sœur de la tolérance. Morale de l’artiste, enfin, morale en tension constante entre la solitude et la solidarité; cela va mieux si on dit : solitaire et solidaire. Victor Hugo avait déjà fait ce rapprochement, mais Camus en fait l’objet même d’une des nouvelles de "L’exil et le royaume", "Jonas ou l’artiste au travail". Dans "L'Eté", petit essai que Camus publie à la fin de sa vie, on peut lire : N’être pas infidèle à la beauté, à la beauté du monde, à la beauté de l’œuvre d’art qui en rend compte et pas infidèle non plus, et en même temps, aux humiliés. Je trouve très belle cette simplicité. Il y a la beauté et il y a les humiliés, l’envers et l’endroit du monde. Il ne s’agit pas de choisir entre les deux, à plus forte raison quand on est artiste, mais plus simplement quand on est homme. On n’a pas à choisir mais à vivre avec, ce qui est souvent difficile et même douloureux. Voyons comment ceci s’inscrit dans l’œuvre en examinant quelques moments fondamentaux de la motivation de l’œuvre. La première page des Carnets, rédigés en 1935. Il a vingt-deux ans. Lui qui veut devenir écrivain depuis déjà plusieurs années, il vient de comprendre que la matière de son œuvre doit être le réel. Le réel dont il peut témoigner, à commencer par le quartier pauvre de son enfance. Il a offert à son épouse, à Noël 1934, un recueil regroupant des textes qui font entendre les voix du quartier pauvre et dans lequel on peut voir la première ébauche de "L’envers et l’endroit", et peut-être même bien au-delà. Voila ce qu’il dit en mai 1935, au début des Carnets : Vous voyez ce sens vrai de la vie : les annexes du "Premier homme" diront que la culpabilité première, c’est de fuir. Voyez aussi : l’art ne peut pas rendre compte du sens vrai de la vie. L’œuvre ne suffit peut-être pas pour témoigner. À l’autre bout de sa carrière, le prix Nobel lui est décerné en 1957 "pour avoir mis en lumière les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes.» Voyez à quel point l’artiste est embarqué et reste dans l’obligation de créer. Voyez la tension constante qu’il subit. Parcourons quelques oeuvres camusiennes pour voir comment cette exigence morale y est inscrite. Je voudrais montrer, par de brefs exemples dans chacun des trois cycles, l'exigence d'une attitude fondée sur la justice et la fraternité. Les personnages camusiens parcourent un chemin, qui est souvent un dur apprentissage, durant lequel ils découvrent ce qui fait ou fera leur orientation fondamentale. Mon choix est restreint, arbitraire, suggestif mais, au gré de vos lectures, il vous sera possible de le compléter. Premier cycle : L’absurde Sisyphe est condamné par Zeus à monter un rocher au sommet d’une montagne et le rocher retombe à chaque tentative. C’est une épreuve d’une absurdité totale. A la fin de l’essai, "Le Mythe de Sisyphe", Camus revient sur Sisyphe, à ce moment où il est en haut de la montagne et où le rocher dévale la pente. Sisyphe, à ce moment, dans un court instant, jette un regard sur son existence. Il prend conscience de son destin. Il va redescendre de la montagne ; c’est le moment où il assume totalement son destin : Voilà le chemin de Sisyphe. Le destin est assumé et l’on peut être heureux. Il peut remplir un cœur d’homme. On peut aimer comme un monde, comme notre monde, cette pierre, ce rocher, chaque grain de cette pierre. Cela fait un monde, et l’éclat de la nuit, cela fait une vie, une vie pleine, et Sisyphe est heureux. Meursault meurt heureux, lui qui, par le meurtre de l’Arabe, est entré dans le malheur à la fin de la première partie de "L’étranger". "Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur". Consciemment, Meursault entre dans le malheur, lui qui était heureux. Mais ce qu’il découvre, tout à la fin, c’est qu’il est encore heureux, d'une autre manière ; il a retrouvé une communion avec le monde et avec l’être qu’il a le plus aimé, sa mère. Après une grande colère contre l’aumônier de la prison qui voulait l’amener à la foi chrétienne, il a dormi. Ce très beau passage, qui termine "L’étranger", doit être cité longuement. Vous allez me dire que c’est bien peu, comme exigence morale. Ce qui importe ici, c’est que l’étranger s’est ouvert à l’altérité. Son bonheur n’est plus, comme dans la première partie du roman, le bonheur de la sensation immédiate, le bonheur d’un bain, d’une caresse. C’est un bonheur de communion profonde et de fraternité avec le monde. C’est une étape vers une autre fraternité, celle qui conduit à l’altérité. Je crois que Meursault vivait déjà cette ouverture à l’altérité, mais sans le dire, sans même en parler. Mais là, il met les mots sur cette ouverture à l’altérité. Second cycle : La Révolte "Je me révolte, donc nous sommes !" Le docteur Rieux, dans "La Peste", met toute son énergie et réussit à galvaniser les gens pour lutter contre le fléau. Il apprend la solidarité et quelques autres choses, l'amitié, la tendresse. Je voudrais m’attarder d’avantage sur Kaliayev, le héros des "Justes". L'exigence morale dans "Les Justes" est redoutable car les personnages sont au cœur de la révolution. Une révolution violente qui passe par le terrorisme. Ils luttent contre l’injustice ; et le moyen contre une telle oppression, c’est le terrorisme. Kaliayev ne jette pas la bombe qui risquerait de tuer des innocents. Il renonce à la mission que lui ont confiée ses camarades, au risque d’être exclu du parti. Il ne veut pas jeter la bombe et il s’explique. Il dit pourquoi il a reculé. Dans la calèche du grand duc, il y avait ses deux enfants. Camus ne plaisante pas avec l’exigence morale, même dans ce cas. Mais il dit aussi qu’il ne justifie pas le terrorisme des anarchistes russes. Vous voyez la manière dont il pose le problème de l’exigence morale, à travers ses personnages principaux. En face de Kaliayev et Dora, il y a le chef du commando pour qui la réalité politique reste primordiale et qui en veut beaucoup à Kaliayev de mettre en avant ses exigences morales et le débat devient extrêmement âpre. Troisième cycle : L’amour et la mesure Janine, la femme adultère du premier récit de "L’exil et le royaume", découvre au travers d’une expérience extatique, face au désert, sa relation à l’infini, sa capacité d’ouverture à l’altérité et cela lui permet de revenir vers le quotidien médiocre qui est le sien. Non pas en s’y résignant, mais en sachant que, même dans un quotidien médiocre, on porte en soi cette capacité d’ouverture à l’infini. Dans "Le premier homme", avec cette "Recherche du père", titre du premier chapitre, Jacques Cormery découvre le courage et la dignité de son père. En même temps aussi, il découvre la grandeur de sa mère. Lui qui n’a pas connu son père, comprend ce que c’est que d’être un premier homme. "Naître aux autres", c’est peut-être cela le fond de l’exigence morale chez Camus, si, bien sûr, on donne à l’altérité sa dimension la plus grande. Questions Madame Petin, directrice du Forum universitaire : Madame Agnès Spiquel : Question : Madame Spiquel : Question : Madame Spiquel : Question : Madame Spiquel : Question : Madame Spiquel : Question : Madame Spiquel : Question : Madame Spiquel : Fondamentalement leur opposition est politique. Ce que Sartre et toute l’équipe des Temps Modernes ne pouvait pas admettre dans "L’homme révolté", c’était la remise en cause du sens de l’histoire, de la justification par le sens de l’histoire, la remise en cause d’une sorte de foi en l’évolution et dans le progrès. Sur ce point, ils sont irréconciliables. Question : Madame Spiquel Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur |