Albert Camus sur les "Rivages" de la Méditerranée
Le 1er Avril 2003 par Sylvie Petin, directrice du Forum Universitaire Préparant cette conférence, je songeais à celle faite la semaine dernière par Françoise Chatel de Brancion sur l'écrivain grec Kazantzaki ; et m'est revenu en mémoire le texte d'un exposé fait par Camus au couvent des Dominicains de Latour Maubourg en 1948. Il avait été invité par eux pour répondre à la question : "Qu'est-ce que les incroyants attendent des croyants ?" "Je partage avec vous la même horreur du Mal. Mais je ne partage pas votre espoir et je continue à lutter contre cet univers où des enfants souffrent et meurent … si le Christianisme est pessimiste quant à l'Homme, il est optimiste quant à la destinée humaine. Eh bien ! je dirai que pessimiste quant à la destinée humaine, je suis optimiste quant à l'Homme…" Mais revenons à Camus sur les rivages méditerranéens. Camus est engendré par la Méditerranée; le ciel méditerranéen, le parfum du maquis, le bruit des cigales, la chaleur des pierres, les vagues de la Méditerranée, tout cela transparaît dans la plupart de ses ouvrages, que ce soit ses Essais (" L'Été ", " Noces " bien sûr, mais aussi son théâtre et ses Récits comme "L'étranger" et "La peste"). Pour Camus, ses liens avec la Méditerranée, montrent une véritable histoire d'amour qui commence dès sa naissance. Histoire d'amour intellectuel et histoire d'amour sensuel ou physique. • Une terre et une mer qui suscitent une véritable jouissance d'être, une nature à l'état pur qui fait tomber les masques. Il y a deux façons de regarder une mer, surtout une mer intèrieure comme l'est la Méditerranée. Soit elle peut être considérée comme une frontière naturelle qui permet de se protéger des invasions et de s'enfermer dans son individualité, soit elle peut être considérée comme un trait d'union, trait d'union qui relie des espaces et des temps. "Il n'échappera à personne qu'un mouvement de jeunesse et de passion pour l'homme et ses œuvres est né sur nos rivages. Mon exposé va se dérouler en trois parties : Sans doute, aurais-je dû faire une quatrième partie, une partie consacrée à sa réflexion sur la guerre d'Algérie, puisque de nombreux textes dont, bien sûr, ses " Chroniques algériennes " sont consacrés aux Évènements, mais je ne l'ai pas fait ; d'abord pensant que le temps me manquerait mais surtout, pensant que les trois premières parties suffiraient à faire sentir la souffrance qui a été la sienne depuis 1939, puis les massacres et la répression de Sétif en mai 45 jusqu'à sa mort en 1960. Première partie: sa biographie Camus naît en novembre 1913 à Mondovi en Algérie. Son père, d'origine alsacienne, était ouvrier dans une exploitation vinicole; sa mère est d'origine espagnole. Dès ses premières années, il se trouve confronté à la mort, violemment; la guerre de 14 éclate alors qu'il n'a qu'un an; la beauté du paysage qui l'entoure, la douceur du soleil et de l'ombre des pins parasols n'allègent pas le malheur qui s'abat sur la famille: son père est mobilisé dans les zouaves, il blessé à la bataille de la Marne et meurt à l'hôpital de Saint Brieuc. Camus écrira dans "L'Été": "J'ai grandi, comme tous les hommes de mon âge, au tambour de la première guerre; notre histoire n'a pas cessé d'être meurtres, injustice et violences". Après la mort de son père, sa mère, pour faire vivre sa famille, part s'installer à Alger, dans un quartier populaire; ces quartiers où mieux qu'ailleurs, peut-être, s'imposent la solidarité et la joie de vivre. "Je n'ai pas appris le goût de la justice dans Marx, je l'ai appris dans la misère". A 16 ans, il découvre "Les nourritures terrestres" de Gide, livre qui fit scandale à sa parution par la sensualité qu'il dégageait. Il écrira : " J 'avais 16 ans lorsque je rencontrai Gide pour la première fois. Alors qu'il n'a que 17 ans, il a sa première attaque de tuberculose, cette maladie qui ne lui laissera pratiquement jamais de répit! ... le père est mort, la mère travaille durement, la maladie est là ... qu'est ce que le bonheur? Il y répondra plus tard. Il dit : " Je rencontrai Jean Grenier. Lui aussi me tendit un livre ; ce fut un roman d'André de Michaut qui s'appelait " La douleur ". Jean Grenier, son professeur en classe de Lettres Supérieures, deviendra son maître et son ami; philosophe, essayiste, Grenier regarde l'existence avec poésie, ironie, et un scepticisme grave qui marquera profondément Camus. Il y écrira : "Je croyais, alors, que la vérité du monde était dans sa seule beauté, et dans les joies qu'elle dispensait; nous vivions, alors, dans la sensation, à la surface du monde, parmi les couleurs, les vagues, la bonne odeur des terres; mais un homme vint, il vint nous dire que ces apparences étaient belles mais qu'elles devaient périr et qu'il fallait alors les aimer désespérément; la mer, la lumière, les visages, dont une sorte d'invisible barrière soudain nous séparait, s'éloignèrent de nous sans cesser de nous fasciner" Grenier venait de l'initier au désenchantement. "Je dois à Grenier un doute qui n'en finira pas", dit-il. Le virage est pris; les noces charnelles avec la terre ne suffisent plus à le satisfaire. L'Absurde le plaque au mur de la réalité. 1934, Camus adhère au Parti Communiste; il gardera sa carte jusqu'en 37, c'est d'ailleurs, grâce à elle qu'il se verra confier la direction de la Maison de la Culture d'Alger que contrôlait le parti. Il voit dans le Parti communiste, ce qu'il verra dans la Résistance, un mouvement de solidarité. On lui donnera comme fonction de faire connaître le message communiste dans les milieux musulmans. Il poursuit ses études de Philosophie à la Faculté d'Alger. En 1936, à 23 ans, il soutient un DESS de Philosophie sur : "Les rapports de l'Hellénisme et du Christianisme, à travers Plotin et Augustin". Une réflexion sur les routes méditerranéennes de la pensée! 1937, il prend, donc, la direction de la Maison de la Culture; il y fera un discours d'inauguration en forme d'hymne émouvant à la Méditerranée. "Ce bassin qui relie une dizaine de pays, les hommes qui hurlent dans les cafés chantants d'Espagne, ceux qui errent sur le port de Gênes, sur les quais de Marseille, la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes, sont sortis de la même famille; lorsqu'on voyage en Europe, si on redescend vers l'Italie ou la Provence, c'est avec un soupir de soulagement qu'on retrouve des hommes débraillés, cette vie forte et colorée que nous connaissons tous ... En 37, il devient, aussi, journaliste à "Alger républicain" que dirige Pascal Pia à qui il dédiera " Le mythe de Sisyphe " ; c'est le début d'une belle carrière de journaliste. 1938, les accords de Munich; mais aussi, parution de "L'espoir" de Malraux et de "La nausée" de Sartre. Sa fascination liée à son aversion envers Sartre feront écrire à Camus, dans "Alger républicain": "Un grand écrivain apporte toujours avec lui son monde et sa prédication; celle de Monsieur Sartre convertit au néant mais aussi à la lucidité". Camus garde la lucidité, refuse le néant. Il reproche à Sartre d'insister sur la laideur humaine pour fonder le tragique de l'existence. 1939 : la guerre et ses cortèges de sang et de mort. "Ne pas désespérer, n'écoutons pas ceux qui crient à la fin du monde". Il lit Épicure et les Stoïciens. Il se donne une règle de vie: "Jurer de n'accomplir dans la moins noble des tâches que le plus noble des gestes". Il voudra s'engager mais est refusé pour raison de santé. 1940: "L'étranger" est terminé; il ne sera publié qu'en 1942. 1941: Il termine "Le mythe de Sisyphe". Il faut lire et écrire ... Il lit Marc Aurèle, il écrit : " Homme ne désespère pas ... Même si la guerre ronge les vivants, même si le Mal s'abat sur l'Humanité ... Résiste! " Il faut penser pendant et après Auschwitz ! Il prépare "La peste", sous l'influence de " Moby Dick ", " l'un des mythes les plus bouleversants qu'on ait jamais imaginés sur le combat de l'homme contre le mal… " 8 Juin 1945: joie de l'Armistice! mais quelques jours avant ... les larmes avaient coulé sur sa terre algérienne! Écoutons le : "Une grande politique pour une nation appauvrie ne peut être qu'une politique exemplaire; je n'ai qu'une chose à dire à cet égard, que la France implante réellement la Démocratie en pays arabe. La démocratie est une idée neuve dans ces pays; pour nous, elle vaudra cent armées et mille puits de pétrole !" Août 1945 : l'Horreur encore et toujours, venue de la main de l'Homme: Hiroshima, Nagasaki ! Il écrit dans "Combat" : "La civilisation mécanique vient de parvenir à ce dernier degré de sauvagerie; il va falloir, dans un avenir plus ou moins proche, choisir entre le suicide collectif et l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques" Il repense à l'Algérie et à la leçon que lui donnaient tous les ans les amandiers d'Algérie. " La Vie est plus forte que la Mort ... les amandiers d'Algérie ne se couvrent-ils pas de fleurs en une nuit? une nuit de bonheur qui engendre la vie!... " 1945, c'est aussi la naissance de ses deux enfants : Catherine et Jean ! 1946, il va aux États Unis. Il découvre, aussi, l'œuvre de Simone Weil. Il dirigera d'ailleurs la publication des "Inédits". 1947: révolte à Madagascar; comme il l'avait fait devant la misère en Kabylie ou les massacres de Sétif, Camus proteste énergiquement contre la répression : "Le fait est là, clair et hideux, nous faisons, là-bas, ce que nous avons reprocher aux allemands de faire". "La peste" parait ... triomphe! Prix des Critiques, près de 100.000 exemplaires sont vendus en trois mois ... on parle de Camus comme d'un saint laïc ! 1949: Camus répond; il rédige "L'Homme révolté", révolte contre le Totalitarisme, tout totalitarisme! Sa "Lettre au directeur des Temps modernes", à propos du compte-rendu de "L'Homme révolté"par Francis Jeanson scelle la brouille de Sartre et de Camus. Ce dernier déclare : "Je commence à être fatigué de me voir et de voir, surtout, de vieux militants qui n'ont jamais rien refusé des luttes de leur temps, recevoir sans trêve, des leçons d'efficacité de la part de censeurs qui n'ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l'Histoire" Réponse de Sartre: "Où est Meursault, Camus? Où est Sisyphe? Où sont aujourd'hui ces trotskistes du coeur, qui prêchaient la révolution permanente?" Homme révolté encore, en Juin 1953, devant l'écrasement par les Soviétiques des soulèvements ouvriers à Berlin-Est. Camus écrit : "Quand un travailleur, quelque part au monde, dresse ses poings nus devant un tank, et crie qu'il n'est pas un esclave, que sommes-nous donc si nous restons indifférents" Premières émeutes et premiers "événements" d'Algérie". Camus souffre et les reçoit comme une épreuve personnelle. 1956 : il écrit "La chute" , règlement de comptes avec les intellectuels sartriens mais aussi remise en cause libre et courageuse de lui-même. " Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu 20 ans au moment où s'installaient, à la fois, le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, à l'Europe de la torture et des prisons, doivent, aujourd'hui, élever leur fils dans un monde menacé de destruction nucléaire; personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimistes, et je suis même d'avis que nous devons comprendre sans cesser de lutter contre eux, l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur et se sont rués dans les voies du nihilisme; mais, il reste que la plupart d'entre nous, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité; il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe pour naître une seconde fois et lutter ensuite à visage découvert contre l'instinct de mort à l'oeuvre dans notre Histoire. Testament de Vie, d'espoir et de confiance, de réalisme qui ne se laisse pas perdre dans le désespoir ... 4 Janvier 1960 : le drame près de Montereau; Camus se tue dans un accident de voiture aux cotés de son ami, Michel Gallimard. Ainsi disparaissait violemment celui qui avait combattu la violence, celui qui, comme le dira en 1957, dans un article du Figaro littéraire, son ami, son maître, son frère, Jean Grenier, "celui qui n'a jamais été fatigué de combattre, parce qu'il n'a jamais été fatigué d'aimer". Camus est enterré à Lourmarin parce qu'il y avait acheté une maison, emmené par son ami René Char qui lui habitait à L'Isle sur la sorgue. Il écrivit : " On trouve dans sa poésie un vent libre et vierge, des eaux vives et de la lumière " Mais aussi Char revendique l'optimisme tragique de la Grèce présocratique. D'Empédocle à Nietzsche, un secret s'est transmis de sommet en sommet dont Char reprend après une longue éclipse la dure et rare tradition… " dans la grande lumière, on sait que le soleil est parfois obscur, les visages s'y dénudent " et il ajoute que Char, poète des insurgés, a résumé tout un aspect de sa morale et de son art dans la " fière formule " du " Poème pulvérisé " : " Ne te courbe que pour aimer ". Cette phrase n'aurait-elle pas pu être dite par Ulysse, Prométhée ou Antigone ? Cet hommage à René Char me permet de passer à la deuxième partie de mon exposé et d'annoncer, déjà, la troisième. Deuxième partie : C'est la terre algérienne qui a insufflé à Camus, dès sa naissance, son goût de vivre et sa sensualité. "J'ai aimé passionnément cette terre où je suis né, j'y ai puisé tout ce que je suis, et je n'ai séparé de mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu'ils soient. Nous sentons dans ce court extrait d'un article de Combat, la force créatrice qui animera Camus pendant toute sa vie. Camus aime la terre méditerranéenne, Camus aime l'Homme méditerranéen. " Il n'y a pas d 'amour de vivre sans désespoir de vivre " écrit-il dans " L'envers et l'endroit ". C'est un pays où se vivent d'extrêmes passions .La nature, plus que partout ailleurs, révèle, saison après saison, les deux aspects de l'existence, le tragique et la jouissance. " Quoi de plus exaltant que les amandiers d'Alger " quand il les regarde refleurir, ils sont symbole de vie et d'espoir. Il écrit en 1940, dans " L'été " : "Quand j'habitais Alger, je patientais toujours dans l'hiver parce que je savais qu'en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m'émerveillais ensuite de voir cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Camus me semble être l'Homme de notre siècle qui a donné la meilleure réponse à l'interrogation de Nietzsche " Qu'est ce qui est noble?" " Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, dans la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierre. A certaines heures, la campagne est noire de soleil ; l'odeur volumineuse des plantes aromatiques raclent la gorge et suffoque dans la chaleur énorme … Il n'y a pas de honte à être heureux! A Tipasa, comme sur tout autre terre méditerranéenne, "Je vois" équivaut à "Je crois".C'est le credo d'un homme qui a trouvé la paix dans l'union recherchée; celle souhaitée par Plotin et Spinoza, les noces de l'Homme et de la Nature! "Dérisoires ces vérités non essentielles? les autres, les idéales, je n'ai, sans doute, pas assez d'âme pour les comprendre" "Je ne trouve pas de sens au bonheur des anges" "Il n'est pas toujours facile d'être un Homme, moins encore un Homme pur; mais c'est être pur, c'est retrouver cette patrie de l'âme où devient sensible la parenté du monde, où les coups de sang rejoignent les pulsations violentes du soleil de deux heures" Quelle paix, quelle sérénité trouvée dans cette terre méditerranéenne; sérénité des Sages grecs de l'Antiquité. "Heureux celui des Vivants qui a vu ces choses" La Terre, mais aussi la Mer… La mer, halètement de la Vie: "Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là " "Nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent, lèvres à lèvres, depuis si longtemps la Terre et la Mer… Puis, la nage et les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil ... la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes, et… sur le rivage, la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent avec le glissement de l'eau le duvet blond et la poussière de soleil". Quelle volupté ! "Il n'y a qu'un seul amour dans le monde, étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi, cette joie étrange qui descend du soleil sur la mer" " Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m'emplissais d'une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. … J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté ; elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Ainsi la force du paysage méditerranéen, c'est aussi cela ; par sa pureté, son dépouillement, la sécheresse de cette Nature fait tomber les masques. Elle entraîne l'innocence et l'honnêteté de celui qui la regarde. " Ce qui compte c'est d'être vrai, et alors tout s'y inscrit, l'humanité et la simplicité ; et quand donc, suis-je plus vrai que lorsque je suis ici ". C'est déjà, presque, la magie du désert qui met l'Homme face à lui-même. "L 'âme sèche est la meilleure", dit Héraclite. Camus parle d'une "lucidité aride". C'est un "poids de vie" qui s'impose. Être entièrement dans cette passion, c'est sa manière de pactiser avec la Vie. Il parle de la mort, comme ces danseurs de flamenco, fous de vie et claquant du talon devant la mort. On en oublie le temps! Magie du monde méditerranéen où on s'oublie et on se trouve. Magie des soirs méditerranéens, ces crépuscules qui sont comme des promesses de bonheur, des moments de détente qui basculent dans la nuit, dans l'épaisseur du ciel. "Soirs fugitifs inégalables pour délier tant de choses." Douceur laissée sur les lèvres! Il y a le silence de midi sur les places écrasées de soleil; il a le silence de la sieste que l'on peut mesurer "au mélodieux bourdonnement des mouches", le corps est là, silencieux, en attente; temps de solitude et de réflexion! Singulier instant où la spiritualité répudie la Morale, où le bonheur naît de l'absence d'espoir et où l'esprit trouve sa raison dans le corps. " L'Esprit est dans la matière ", disait Aristote. Troisième partie : C'est, en effet, de la culture grecque dont parle Camus lorsqu'il pense à une culture méditerranéenne. Il écrit, alors, à René Char, le 11 mai 1945 : " J'y ai trouvé ce que je suis venu chercher et plus encore. Je rentre debout. " Ce qu'il est venu chercher, après la guerre, c'est la mesure, l'harmonie et la beauté, " l'harmonie du monde ". " La Grèce a fait la part de tout, équilibrant l'ombre par la lumière. " " Je me sens un cœur grec, dit il, et qu'y a-t-il donc dans l'esprit grec… beaucoup de choses mais ceci en particulier : les grecs ne niaient pas les dieux, mais ils leur mesuraient leur part ". C'est la Grèce de Protagoras, le théoricien de la démocratie pour qui " L'homme est la mesure de toutes choses ". " Au plus noir de notre nihilisme (écrit Camus dans le paragraphe " L'énigme " de " L'été ") j'ai cherché des raisons de dépasser ce nihilisme.
" La Méditerranée a son tragique solaire. Certains soirs, sur la mer, monte une plénitude angoissée. Si mon propos n'a pas été, aujourd'hui, de parler du sentiment de l'absurde chez Camus, vous voyez, sans doute, tout de même, comment il a pu naître de cette terre méditerranéenne où la brutalité de la lumière accentue la nécessité de l'ombre, en même temps qu'elle en souligne la fragilité. "Tant d'efforts pour la paix, tant d'espoirs mis sur l'Homme, tant d'années de luttes ont abouti à cet effondrement et à ce nouveau carnage ... si nous nous retournons, ce n'est pas vers l'avenir, mais vers les images fragiles d'un passé où la vie gardait son sens: joie des corps dans les jeux du soleil et de l'eau, printemps tardif dans les éclatements de fleurs, fraternité des hommes dans un espoir insensé, cela seul était valable mais n'est plus possible.
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