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Shakespeare et la question de l'absolu : Eros et Thanatos - le désir et ses représentations

Conférence donnée le mardi 23 novembre 2010

Par François Laroque
Professeur à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

 

Je souhaite tout d’abord adresser mes remerciements au Forum universitaire et à la ville de Boulogne-Billancourt pour cette invitation à parler de Shakespeare dans le cadre d’un thème exaltant, particulièrement beau, " La quête de l’Absolu " en liaison avec la littérature.

Quand on évoque le nom de Shakespeare, on pense peut-être davantage à la notion d’extrême, de démesure, d’hybris comme on dit au théâtre, qu’à la notion d’absolu.

Nous allons donc voir dans quelle mesure les différentes facettes de son œuvre peuvent recouvrer cette notion d’absolu, qui, elle-même, reste à la fois aussi vaste que vague.

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Thanatos et Eros

Je tenterai de donner une diversité de réponse à cette question qui, évidement, n’est pas simple. Ce questionnement intense, qui va à la racine du texte, du jeu, de l’œuvre, du corps de l’acteur sur scène, nous donne l’occasion d’aborder certaines facettes d’une œuvre titanesque, 37 pièces, un recueil de 154 sonnets et des poèmes dont Vénus et Adoniset Le viol de Lucrèce.

Shakespeare est marqué par son temps, mais c’est aussi un moderne. Si l’on doit retenir un grand nom de la littérature anglaise de cette période de la Renaissance tardive, c’est évidemment Shakespeare qui vient immédiatement à l’esprit du fait de cette modernité : il est toujours joué dans de nombreux pays, dans de nombreuses langues, et il continue d’enthousiasmer et de susciter des critiques.

L’œuvre donne donc lieu à autant d’exaltation, de réponses, que de malentendus possibles dans les adaptations qui sont parfois aussi brillantes qu’inventives, comme celles de Peter Brook au Théâtre des Bouffes du Nord, Jorge Lavelli avec, en particulier, son Songe d’une nuit d’été qu’il avait monté à la Comédie Française, Stéphane Braunschweig qui a monté un superbe Conte d’hiver, et Ariane Mnouchkine, pour n’en citer que quelques uns.

Les malentendus sont souvent de côté-ci de la Manche, même si en Angleterre il y a des désaccords, car Shakespeare n’est que trop rarement abordé en France comme un auteur populaire.

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Shakespeare in Love de John Madden

En Angleterre, on va au théâtre l’après-midi, ou avec des enfants, et aussi pour découvrir avec un esprit ouvert. 

En France, Shakespeare souffre d’une sorte de préjugé. Cela vient peut-être du fait que c’est Voltaire qui l’a découvert de façon très tardive, avant qu’il ne soit récupéré par les Romantiques, comme Musset et Hugo, qui le feront connaître grâce à des acteurs anglais qui viendront jouer au Théâtre de l’Odéon.

Donc, au lieu d’être un auteur populaire, qui doit pouvoir s’entendre sans forcément connaître toutes les subtilités du texte, toute la complexité de la composition de ses œuvres, Shakespeare passe encore en France pour un auteur difficile, cérébral, intellectuel, érudit – ce qui est une erreur car Shakespeare n’est pas allé à l’université contrairement à d’autres. Le théâtre de Shakespeare n’est nullement réservé à une élite, même si la distance dans le temps fait que, parfois, sa langue, même si elle est modernisée en anglais contemporain comme en français moderne, reste parfois difficile d’accès.

On devrait essayer de tordre le cou à ce type de préjugé, mais ce n’est pas aisé car cela dépend des mises en scène que l’on peut voir ou des traductions que l’on lit. Ce malentendu est entretenu, peut-être, par le fait que des philosophes d’accès difficile, tels Jacques Lacan et Jacques Derrida, se servent des lectures de Hamlet pour propulser leurs thèses. Si l’on découvre Shakespeare à travers les grilles philosophiques, ce peut être passionnant mais ça ne rend pas Shakespeare beaucoup plus abordable.

Il faut donc en revenir au début en resituant l’homme et l’œuvre avant d’aborder le sujet d’aujourd’hui, la question de la représentation du désir, l’amour et la mort, Eros et Thanatos.

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Maison natale de William Shakespeare

Shakespeare nait à Stratford en 1564, et meurt dans cette même ville cinquante-deux années plus tard, en 1616, le jour même de son anniversaire. Il est né le 23 avril et il a commencé à écrire aux environs de 1590.

On a des allusions à ses premières pièces, notamment Henri VI où il met en scène Jeanne d’Arc, Talbot père et fils, la Guerre de Cent Ans qui ravage l’Angleterre et la France à cette époque. Il écrit à la fin du règne d’Elizabeth 1ère, qui monte sur le trône en 1558 et meurt sans héritier en 1603. 
Le point d’aboutissement de l’œuvre de Shakespeare, c’est 1613, date de l’incendie du Globe, où il écrit ses deux dernières pièces en collaboration. Il a pris sa retraite à Stratford en 1611, et n’a donc pas été victime de la réforme des retraites puisqu’il a pris sa retraite à cinquante ans. À l’époque, évidemment, on mourrait plus jeune.

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William Shakespeare

Shakespeare était acteur avant d’être un dramaturge. Il dirigeait une troupe de théâtre, il avait des responsabilités administratives. Le théâtre était organisé sous forme de compagnie par actions. Ils se divisaient les bénéfices et les pertes, quand il y en avait. Il a travaillé essentiellement au théâtre, et pour le théâtre, genre qui, à ses yeux comme à ceux de ses contemporains, n’avait absolument rien à voir avec ce qu’on appelle la littérature.
La littérature, c’est la poésie, l’œuvre d’aristocrates, de gens bien-nés qui ont les moyens, alors que le théâtre est pour des gens comme Shakespeare, des gens qui n’ont pas de fortune, une façon de se faire un nom et de gagner sa vie, même si certaines de ses pièces sont écrites en vers, comme Richard II ou La Tempête, et sont donc éminemment poétiques. On parle souvent du Shakespeare dramaturge-poète car il a un sens du rythme absolument magnifique.

C’est donc un théâtre qui est d’abord fait pour être joué avant d’être publié, et Shakespeare ne s’est pas occupé le moins du monde de la publication de ses pièces. La seule chose qui l’intéressait était de donner un texte à ses acteurs et de divertir les spectateurs très gourmands de nouveaux textes. Il fallait de nouvelles pièces toutes les semaines ou tous les quinze jours. On ne pouvait pas faire durer une pièce plus de trois ou quatre représentations. Donc, il fallait alimenter cette demande de nouveautés.

Ses pièces étaient jouées et mises en scène dans des théâtres populaires, comme " Le Globe ", qui a été reconstruit. " Le Globe " commence à la fin du siècle, en 1599. Avant cela, c’était " Le Théâtre " qui se trouvait au nord de la Cité. Ces théâtres étaient très vastes puisqu’ils contenaient jusqu’à trois mille spectateurs. C’était des théâtres en plein air, comme " Le Globe ", et on jouait dans la journée. Il n’y avait pas d’effets d’éclairages. En dehors de ces théâtres populaires, il y avait des publics plus riches, plus privilégiés, comme bien entendu les représentations à la cour pour la reine et pour le roi ensuite, ou bien des représentations dans des théâtres privés.

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Théâtre des "Blackfriars"

Shakespeare va prendre un bail dans le théâtre privé des " Blackfriars " (Les pénitents noirs), qui se trouve au milieu de la Cité. C’est un ancien cloître de Dominicains qui avait été vendu, au moment de la réforme, par Henri VIII, et de la dissolution des monastères en 1543-1547. L’avantage de ce lieu est que c’était une enclave, ce qu’on appelait des " liberties ", c’est-à-dire des lieux qui n’étaient pas soumis à la juridiction de la municipalité. La municipalité de Londres était d’obédience puritaine, et les puritains étaient opposés au théâtre. Pour eux, le théâtre était un lieu immoral où l’on donnait des spectacles contraires à l’enseignement de la religion. Il fallait donc pouvoir jouer dans des lieux qui n’étaient pas soumis à cette juridiction et le " Blackfriars " était l’un d’eux, comme " Le Globe ", qui était situé de l’autre côté de la Tamise, à Southwark.

Shakespeare est, d’abord, un homme épris de réussite professionnelle et aussi de récompenses matérielles. Ses biographes le soulignent, faisant parfois des parallèles entre lui et Shylock, ce Juif du Marchand de Venise.

Il se retire à Stratford en 1611, fortune faite.

Ce serait donc une erreur de voir dans Shakespeare un homme de la race des poètes maudits ou des voleurs de feu. Ce n’est nullement un poète maudit. D’ailleurs, il va demander et obtenir, en 1596, un blason avec la devise : " Non sans droit ".

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Il sera attaqué pour cela par des contemporains sans doute jaloux de son succès. Robert Greene, qui est aussi un dramaturge, va le décrire comme un " corbeau parvenu embelli de nos plumes qui se croit le seul " branle-scène " de tout le pays ". Et Greene fait un jeu de mots sur le nom de Shakespeare " .… who is in his owne conceit the only Shake-scene in countey ".

C’est une allusion désobligeante à Shakespeare qui s’en défendra. D’ailleurs, Greene ne l’emportera pas en paradis puisqu’il va mourir six mois plus tard. Shakespeare va donc avoir le champ libre. L’un des miracles qu’il a eu est d’avoir une sorte de boulevard devant lui, les grands dramaturges mourant les uns après les autres, Kit Marlowe, George Peele, John Lyly. Il finit donc par se retrouver pratiquement seul à donner des pièces, d’où sa gloire qui va aller en croissant.

Shakespeare n’est pas un poète maudit, il n’est pas allé " là-bas " pour rapporter des images insolites, des visions inédites qui auraient été marquées du sceau de l’interdit ou de l’inouï, comme on en a, par exemple, dans Une saison en enfer. On pense à Rimbaud ou à la page blanche, au coup de dé de Mallarmé.

Mais Shakespeare va utiliser sa connaissance des traditions anglaises, celles du grand théâtre médiéval des Mystères, des Moralités où l’on voit notamment le vice, souvent un personnage de bouffon, qui est un avatar du diable. Ainsi, le vice est un personnage comique, et Shakespeare va s’en inspirer pour des personnages comme Richard III ou comme Iago dans Othello. C’est une caractéristique de cette tradition anglaise que Shakespeare reprend dans son théâtre.

Il y a également tout ce qui concerne la rusticité, l’oralité, le folklore qui viennent émailler son théâtre. Mais il emprunte aussi toute une série de sources. Cela peut nous paraître surprenant aujourd’hui : les spectateurs étaient épris de nouvelles pièces, mais ils ne demandaient pas une invention de scénario ou d’intrigues. Les intrigues faisaient partie d’un répertoire de textes qu’on avait sous la main, et Shakespeare emprunte, de façon très libre, à la fois à des Italiens, à des Français, à Plutarque, au chroniqueur anglais Holinshed, qui lui fournit la matière de pièces comme Macbeth, par exemple. Plus tard, pour des pièces comme La Tempête ou Le Roi Lear, il fera appel à Virgile ou à Montaigne. Montaigne aura une influence déterminante puisqu’il ses Essais sont traduits en anglais dès 1603 par un Italien de ses amis, huguenot d’origine, John Florio.

Il s’agit donc d’une théâtralisation de textes déjà existants, et la notion d’invention reste tout à fait marginale. Je ne dis pas que Shakespeare n’invente pas, mais il met en forme une intrigue principale, une intrigue secondaire, il prend tel personnage, comme Enobarbus qu’il prend dans Plutarque et à qui il donne vie sur scène. Enorbabus n’est pratiquement rien dans Plutarque, mais, dans Antoine et Cléopâtre, c’est une sorte de narrateur, de vantard, de quelqu’un qui raconte ses voyages et qui fait un portrait de Cléopâtre absolument extraordinaire.

Voilà la façon dont il travaille. Il travaille vite. Il écrit et il répète en même temps. Si vous avez vu le film Shakespeare in Love, c’est tout à fait exact sur le plan historique. Il n’attend pas d’avoir écrit une pièce pour commencer à la répéter parce qu’il n’en a pas le temps. Il doit à la fois jouer dans ses pièces, dans celles des autres, comme Ben Jonson, diriger sa troupe, écrire des pièces et des poèmes, aller à la cour, etc.… C’est une activité à plein temps et au-delà.

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Joseph Fiennes dans Shakespeare in Love de John Madden

L’absolu shakespearien, si une telle chose existe, se confondrait donc avec son génie du théâtre, de ce lieu qu’il appelle un " O de bois ", parce que c’est un théâtre en rond et en bois. Il décrit ce lieu dans le prologue de Henri V, un lieu qui était une structure en bois assez frustre, assez élémentaire tout à fait simple, mais qui avait la fonction d’une sorte de cercle magique, le O. Grâce à l’acoustique, mais surtout à l’imagination, car Shakespeare suggère mais ne montre pas. Il fait appel à l’imagination des spectateurs qui se trouve constamment sollicitée.

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Le Globe

Voici ce que dit le chœur au début de Henri V, pièce qui décrit la guerre que le roi Henri V va mener en France jusqu’à la bataille d’Azincourt, avant la cour qu’il va faire à la princesse Catherine.

" Ô je voudrais une muse de feu
Qui s’élèverait au ciel le plus radieux de l’imagination
Un royaume pour théâtre, des princes pour acteurs 
Et des monarques pour contempler la scène majestueuse.
Mais, doux amis, pardonnez à ces esprits frustres, terre à terre
Qui ont osé porter sur le tréteau indigne 
Un aussi grand sujet : cette arène de coqs peut-elle contenir 
Les vastes champs de France ? Ou pouvons-nous faire entrer
Dans ce O de bois les casques
Qui semèrent l’effroi dans l’air d’Azincourt ?
Ô pardonnez ! Puisqu’un chiffre tout rond
Peut, placé en queue, signifier un million
Souffrez que nous qui sommes des zéros à côté de ce grand nombre,
Travaillons sur les forces de votre imagination. "

C’est donc dit en toutes lettres.

A la fin du Songe d’une nuit d’été, le duc, Thésée, va s’appliquer à définir en quoi l’imagination du poète peut différer de l’imagination du fou et de l’amour.

" L’un voit plus de diables que tout l’enfer n’en contient,
C’est le fou ; l’amoureux, tout aussi frénétique,
Voit la beauté d’Hélène dans un front d’égyptienne ;
L’œil du poète, animé d’une noble frénésie,
Passe du ciel à la terre, et de la terre au ciel ;
Et tandis que l’imagination permet de donner vie
A des formes inconnues, la plume du poète
Leur donne des contours, de sorte que nuée et néant
Sont dotés d’une habitation locale et d’un nom "

Le poète transforme donc la nuée, le néant, le vague et lui donne un nom, un endroit, une habitation locale, dit Shakespeare.


Après avoir défini brièvement le cadre général de ce théâtre et de ces conférences, j’en viens à présent à mon sujet, Eros et Thanatos, la représentation du désir dans Roméo et JulietteOthello et Antoine et Cléopâtre.

Ces trois œuvres ont en commun d’être des tragédies amoureuses. C’est un genre que Shakespeare invente car, jusque-là, la question de l’amour était considérée comme la matière de la seule comédie. C’est la rivalité entre le père et le fils, les scénarios de Plaute et d’autres et de Terence. Shakespeare écrit autant de comédies que de tragédies.

Mais, avec Roméo et Juliette, sa deuxième tragédie, Shakespeare va avoir l’idée de faire de l’amour un thème tragique. C’est véritablement lui qui apporte cela au théâtre alors que, en principe, la tragédie est réservée à des grands sujets qui impliquent des rois, des reines, des princes, des personnages de haute lignée.

Roméo et Juliette, les Montaigu et les Capulet, certes tiennent le haut du pavé à Vérone, mais ce ne sont pas l’équivalent du Roi Lear, de Claudius, d’Hamlet dans les grandes tragédies.

Roméo et Juliette vient après une effroyable tragédie, Titus Andronicus, une tragédie de vengeance qui illustre au plus haut point ce qu’Antonin Artaud a désigné du terme de " théâtre de la cruauté ". C’est un théâtre d’atrocités où il est question de viols, de mutilations, de vengeances en série, et qui se termine par un banquet cannibale où l’on fait manger à la mère, Tamora, la reine des Goths, la chair de ses deux fils qui ont été réduits en pâté par Titus dans sa vengeance. Tout ceci est donc absolument épouvantable et fait frémir d’horreur le spectateur

Roméo et Juliette paraît très éloignée des barbares, les Goths, qui envahissent Rome. Néanmoins, Roméo et Juliette reprend le thème de la vengeance, de la vendetta, des clans. 
Il y a les deux familles de Vérone, d’un côté les Capulet, c’est Juliette, de l’autre les Montaigu, c’est Roméo. Le fond de violence et de mort va aider Shakespeare à mettre en valeur ce qui apparaît comme l’impossibilité du désir. Les amants sont contrariés en permanence, ils se heurtent à des oppositions, ils n’arrivent pas à se rejoindre. C’est l’histoire de deux amants nés sous une mauvaise étoile. " Star-crossed lovers " en anglais signifie qu’ils sont nés sous des étoiles contraires. A cette époque, l’astrologie jouait un rôle très important puisqu’elle faisait même partie de l’enseignement de la médecine.

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Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli

Othello, qui est l’une des quatre grandes tragédies avec HamletLe Roi Lear et Macbeth, va déplacer cette impossibilité amoureuse de la ville de Vérone à celle de Venise, puis de Venise à Chypre. Il y a une sorte de cercle qui se termine en huis-clos et qui finit sur le lit, le lit de la culpabilité, de l’adultère, ainsi que le croit Othello, le lit où il va étouffer Desdémone et où lui-même viendra s’allonger à côté d’Emilia. C’est une vision d’horreur absolue.

La dénaturation de l’amour, sa destruction progressive, passent par le poison et la jalousie.

Roméo et Juliette a été écrite en 1594-1595, Othello en 1606 et Antoine et Cléopâtre en 1608.

Antoine et Cléopâtre est à la fois une tragédie amoureuse et une pièce romaine. Elle fait suite à Jules César, qui se déroule au moment du triumvirat, puisque elle montre la mise à mort de César, la défaite de Brutus et des conjurés à la bataille de Philippes. Antoine et Cléopâtre reprend donc au moment du triumvirat, Octave César, Pompée et Lépide. La pièce se passe entre Rome et l’Egypte et va nous mener au cœur de l’écartèlement entre passion amoureuse d’un côté et raison de l’autre, entre géométrie romaine et le Nil serpentin, pour faire de l’amour une folie à la fois héroïque et désespérée. Antoine et Cléopâtre se brûlent les ailes pour mieux renaître de leurs cendres.
La pièce peut être lue comme le chant du cygne d’une sensualité païenne, comme une ode ambiguë et paradoxale où l’amour se voit élevé au-dessus du devoir, en particulier du devoir conjugal puisque Marc-Antoine est marié. Il est d’abord l’époux de Fulvie puis, quand cette dernière meurt, il n’épouse pas Cléopâtre mais la sœur de César, Octavia et dans le cadre hautement politique d’un mariage arrangé. Dans la réalité, la belle Octavia se révèlera d’ailleurs une femme extrêmement noble et généreuse puisqu’elle élèvera les enfants que Marc-Antoine aura eus de Cléopâtre. C’est là un sens du devoir admirable et conforme à la matrone romaine. On peut aussi trouver que ceci va un peu loin, mais Shakespeare ne parle pas des enfants de Cléopâtre, à l’exception de ce fils qui peut lui succéder et qui sera tué par les Romains.

L’amour se voit donc, apparemment, élevé au-dessus du devoir, de la mesure et de l’Histoire. Cependant, s’il est ainsi érigé en absolu, l’amour ne l’est qu’en ce qu’il constitue, en fait, un oubli du monde, un remède à l’échec militaire, à l’impasse politique. C’est une sorte de fuite en avant qui est aussi une forme d’autodestruction.

En effet, Shakespeare ne cesse d’insister sur la différence, voire sur la divergence, entre les points de vue romains ou égyptiens, les généraux ou les simples soldats, qui ne peuvent que relativiser l’idée que les deux personnages, Antoine et Cléopâtre, incarneraient en leur temps et à leur manière, l’infini, l’absolu du désir amoureux.

Ce sont des Roméo et Juliette d’âge mûr. Ils sont pris dans un drame cosmique aux dimensions du monde, c’est-à-dire les dimensions de l’Empire Romain, où Montaigu et Capulet seraient remplacés par Rome et Alexandrie, Romains et Egyptiens.

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Roméo et Juliette

Roméo et Juliette est à la fois l’absolu de l’amour et l’amour de l’absolu. L’intrigue est bien connue dans ses grandes lignes, mais je vais insister sur des points marquants où l’alchimie du verbe relève essentiellement de la coïncidence ou de la fusion des contraires.

Voici un extrait d’une lettre du 4 juin 1834 d’Alfred de Musset à George Sand :

" Je n’ai compris que je pouvais aimer que lorsque j’ai vu que je pouvais mourir ".

C’est très romantique et c’est, effectivement, l’un des thèmes de Roméo et Juliette, la coïncidence des contraires de l’amour et de la mort. C’est le Liebestod (comme, par exemple le chant final d’Iseult) que Wagner reprendra dans son opéra Tristan et Iseult.

Victor Hugo insistera beaucoup sur les coïncidences du bas et du haut, du beau et du laid, du grotesque et du sublime.

Tout d’abord, nous parlerons de la question de l’orchestration du drame. Il y a un côté un peu polyphonique car musical dans Roméo et Juliette avec un prologue qui ne concerne que les deux premiers actes. Ce prologue permet de donner aux spectateurs ce que Lady Macbeth appelle " l’avenir contenu dans l’instant présent ", " the future in the instant ", quand elle lit la lettre où elle apprend que son mari a été nommé comte de Cawdor et elle voit l’avenir d’une façon fulgurante.

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Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli

Dans Roméo et Juliette, le chœur nous donne l’intrigue :

" Des fatales entrailles de ces races rivales
Sont nés deux amants sous une mauvaise étoile.
Leur chute infortunée autant que pitoyable
Enterre avec leurs morts les haines ancestrales
Le cours d’un amour destiné la mort, 
La haine héréditaire que se vouent leurs parents
Eteinte seulement par la mort des enfants
Vont deux heures durant occuper votre scène. "

Ce n’est qu’une partie du prologue qui est un sonnet puisqu’il fait 14 vers exactement.

Dans cette citation, le mot " amour " n’intervient qu’une seule fois, alors que le mot " mort " intervient à trois reprises. Les entrailles de la naissance sont désignées comme " fatales ". Donc la vie enclenche le compte à rebours d’un processus de mort. " Le cours de l’amour est destiné à la mort ", dit le texte. La fin est déjà contenue dans le commencement. Le ventre maternel et le tombeau (tomb/womb) sont les deux faces d’une même réalité que le chœur fait coïncider. Eros est donc ici presque le parent deThanatos.

Le premier baiser des amants au bal, scène 5 de l’acte I, ne fait qu’anticiper le dernier baiser que Juliette donne à Roméo dans le caveau des Capulet. Le baiser d’amour est déjà un baiser de mort. Dans le bal des Capulet, un Bal des Ardents, c’est la mort qui mène la danse. On reconnaît ici le thème médiéval de la Danse Macabre que Shakespeare reprend indirectement dans sa pièce.

Cette Danse Macabre est initiée par l’ami de Roméo. Ce personnage est peut-être une allusion à quelqu’un qui a beaucoup compté pour Shakespeare et qui l’a aussi un peu traumatisé, Marlowe. Marlowe, auteur du Docteur Faust en particulier, est le grand dramaturge populaire et il mourra assassiné à l’âge de 29 ans après une trajectoire absolument fulgurante.

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Kit Marlowe

Mercutio, qui est une sorte de bouffon, mais un bouffon extrêmement brillant, a, juste avant le bal, un long monologue, qui est parfois coupé, qui est le monologue de la Reine Mab, la reine des fées. Ce monologue va le pétrifier au point de l’en faire bafouiller. Il est saisi de peur, il devient livide car, à la fin de cette tirade, il explique que ce cauchemar est l’anticipation de sa propre mort. Il se voit mort, et c’est effectivement que ce qui lui arrive à l’acte III, scène 1. Il est tué par Tybalt alors que Roméo essaie de s’interposer entre eux. Il va devenir ce qu’il appelle " a grave man ", intraduisible en français.

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Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli

(John Mc Enery dans le rôle de Mercutio)

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Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli

(Michael York dans le rôle de Tybalt)

Il dit : " Ask for me tomorrow, and you will find me a grave man. "

" Faites-moi chercher demain et vous trouverez en moi un homme grave. "

Evidemment c’est un bouffon, un homme qui fait rire, mais en anglais " grave " signifie également " tombe ". Donc, " Je suis un homme grave ", mais aussi " Je suis un homme-tombe ". Il indique déjà ce sens de la Danse de Mort.

En conséquence, c’est dans le tombeau que, sans le savoir, les deux amants se sont donné rendez-vous au bal. En ce sens, leur nuit de noces, qui est un prélude à l’exil de Roméo à Mantoue puisqu’il a tué Tybalt pour venger son ami, préfigure leurs derniers instants dans la tombe. Le lit d’amour devient une tombe comme l’indique, quand on lit le texte de près, un adjectif " vaulty " pour désigner le ciel. Or le mot " vault " signifie à la fois la voûte céleste et le caveau. On voit comment le ciel et l’enfer se trouvent réunis par le truchement d’un adjectif.

Un second point est la question de l’amour par cœur contre les élans du cœur. Shakespeare met en scène la vacuité de la tradition mise à la mode par Pétrarque, le grand poète italien du " Canzoniere " (Livre de Chant), qui va être imité par les poètes de La Pléiade, tels Ronsard, du Bellay et bien d’autres, et qui est encore très en vogue au moment où Shakespeare écrit ses sonnets. Roméo est lui-même un poète pétrarquisant. C’est un amoureux.

Shakespeare va nous montrer de façon très concrète la différence qu’il y a entre les stances de l’amour par cœur et celles des élans du cœur. Roméo, qui se croit poète en s’habillant de noir, en clamant haut et fort sa mélancolie, son désespoir face à Rosaline, la dame qu’il aime et qui est totalement inaccessible à ses prières, va réciter, ou plutôt débiter ces stances par coeur, dans la définition qu’il donne de l’amour à son cousin Benvolio.

En voici un extrait :

" Ô amour querelleur ! Ô amoureuse haine !
Ô je ne sais quoi par le rien engendré !
Ô pesante légèreté ! Sérieuse vanité !
Informe chaos fait d’harmonieuses formes !
Plumes de plomb, fumée lumineuse,
Feu glacé, santé malade,
Sommeil éveillé qui n’est pas ce qu’il est !
Cet amour que je sens n’espère pas d’amour. "

C’est une liste de figures de rhétorique qu’on appelle l’oxymore, le fait de réunir deux qualités contraires comme le feu glacé ou la fumée lumineuse. Ce sont des clichés, une accumulation aussi vide que mécanique.

Je voudrais faire la différence avec le moment où Roméo aperçoit Juliette et tombe instantanément amoureux. C’est le coup de foudre et il dit :

" Ô pour elle les torches redoublent leur éclat !
Elle est comme un joyau sur la joue de la nuit
Un brillant à l’oreille d’une Éthiopienne ;
Beauté trop riche pour qu’on en jouisse, trop chère pour la terre "

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Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli

Dans ce moment où Roméo aperçoit Juliette, qu’il ne connaît pas, il est pris de ravissement. On peut presque parler d’une épiphanie, d’une apparition où le sens afflue et affleure à la surface des mots comme par l’effet d’un jaillissement où la source de l’affect et de la reconnaissance serait brusquement libérée.

On a dans ces images - le contraste du feu sur le noir, des torches sur la nuit, de l’éclat du bijou sur la joue de l’Éthiopienne - une cristallisation du désir qui se voit d’un seul coup investie de l’intérieur et dotée d’habitation locale et d’un nom. Car Roméo n’a pas besoin de demander le nom de Juliette. Il le devine, comme sous l’emprise d’une dictée surnaturelle.

Le mot " jewel ", qui est traduit par " joyau ", renvoie en fait au petit nom que la nourrice donne à Juliette. En anglais, " jewel " se prononce comme " Jule " et c’est ainsi que la nourrice appelle Juliette. On entend dans la comparaison, dans l’image, le nom de Juliette qu’il devine dans cette sorte d’épiphanie.

On en arrive donc à l’idée que l’amour est une religion, qu’il y a véritablement une sorte de visitation intérieure dans l’instant du coup de foudre.

L’amour dans Roméo et Juliette serait une nouvelle religion qui va supplanter le culte de saints aboli en Angleterre par la réforme.

Cette nouvelle liturgie se dit par l’entremise du sonnet que vont partager les amants dès qu’ils se parlent.

Ils parlent de sanctuaire, de pêché, de ces lèvres qui sont des pèlerins rougissants. Cela se termine par un baiser et Juliette le complimente en disant : " Tu embrasses comme il faut ". En anglais, elle dit : " You kiss by the book ", " Tu embrasses comme un livre " ou " comme dans un livre " ou, peut-être " Le Livre ".

Depuis Pétrarque, on sait que le sonnet est la forme parfaite, l’écrin choisi pour la ritualisation de l’élan et de l’idée amoureux.

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Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli

Roméo et Juliette comporte un certain nombre de prologues, de sonnets comme le sonnet que partage Roméo et Juliette, ou la description du futur mari de Juliette, Paris, par sa mère, Lady Capulet.

La situation présente l’amant comme un pèlerin. Le mot " pèlerin " est une idée de Roméo qui signifie " aller à Rome ". La sainte est la dame aimée, et le pèlerin celui qui va adorer la sainte. A la fin, les amants sont présentés comme des martyrs. Il y a véritablement là une sorte de " légende dorée " de l’amour.

" Poor sacrifices of our enmity ! "

" Pauvres enfants sacrifiés à notre inimitié ! "

On va commémorer la mémoire de Roméo et Juliette en érigeant une statue en or massif.

Un autre point est la question de la violence et de la jouissance.

Lorsque Roméo va voir son père spirituel, le frère Laurent, il ne lui dit pas qu’il est tombé amoureux.

Il dit :

" A la fête de mon ennemi, je m’en suis allé
Et là soudain quelqu’un m’a blessé
Que j’ai blessé à mon tour "

C’est une métaphore un peu étrange, mais je pense qu’ici il y a un jeu de mots (comme avec " jewel " et " Jule ") car on entend aussi dans " Jule " le mot " duel ". Le duel où justement Mercutio va être blessé à mort par Tybalt, le cousin de Juliette, et où Roméo va se venger en tuant Tybalt.

Le duo d’amour est aussi un duel où l’on blesse, et d’où l’on revient blessé.

Le chant nocturne du désir évoque déjà à mot couvert le chant de bataille, le jour où les jeunes gens vont en découdre (Acte III, scène 1). Les fleurets sont comparés à des archets. Mercutio pense que Tybalt le compare à un ménestrel, et la métaphore englobante va prendre un tour musical qui fait du duel une sorte de bal des épées, donc de contrepartie du bal où ce sont rencontrés Roméo et Juliette. Le thème de la Danse Macabre revient ici puisque la blessure infligée à Mercutio puis à Tybalt va s’avérer mortelle.

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Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli

La citation suivante évoque l’idée que l’amour est un plaisir ou un poison violent.

Le frère Laurent met Roméo en garde en lui disant :

" Ces violents plaisirs ont une fin violente
Ils meurent lorsqu’ils triomphent comme le feu et la poudre
Explosent en s’embrassant "

Le baiser des amants est indirectement comparé au baiser de la poudre et du feu. Le désir met le feu aux poudres, et va causer l’explosion de la violence.

La jeunesse est littéralement enragée. La pièce se passe à la fin du mois de Juillet, à une période de canicule, à Vérone. La jeunesse brûle d’amour et, en même temps, comme on dit en français populaire, elle a la haine.

Comme le dit très bien Juliette après avoir rencontré Roméo, son unique amour est né de son unique haine, puisque Roméo est le fils d’un Montaigu, la famille ennemie. Au retour du " Bal des Ardents ", les amants ne seront que feu, tel Phaéton auquel Juliette et le frère Laurent feront allusion.

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"Phaeton" de Nicolas Bertin

Phaéton, fils naturel d’Apollon, avait demandé à son père de conduire le char du soleil et avait failli embraser la terre entière avant que Jupiter le terrasse de sa foudre.

Le souvenir de cet épisode des Métamorphoses d’Ovide se trouve comme incrusté dans l’image de l’Éthiopienne à qui Juliette est comparée. Selon Ovide, c’est à ce désastre, évité de justesse, qu’il faudrait attribuer la naissance du désert d’Éthiopie et de la race noire, puisque le soleil est passé très près de la terre à ce moment-là.

Juliette imagine en effet Roméo découpé en petites étoiles et métamorphosé en météore après sa mort. Il y donc cette idée de fulgurance, de transformation.

Le dernier point est le feu glacé. Dans les énumérations que je vous ai citées plus avant, il est question de " fumée lumineuse, feu glacé, santé malade ".

C’est un oxymore qui sera développé dans la pièce. L’antithèse de la chaleur des passions des corps, cette pièce de l’amour, de l’effervescence amoureuse, a tantôt trait à la luminosité - les torches, les éclairs, la foudre, l’explosion, les astres, les fulgurances météoriques - se trouve associée au registre du macabre par le " grave man ", Mercutio, qui va vouer les deux maisons rivales à la peste.

Mercutio dit : " La peste soit sur vos deux familles ".

On trouve cette idée du macabre dans la citation où le père de Juliette va dire que " la Mort a défloré sa fille ", que " la Mort est son gendre ", et dans une autre citation, quand Roméo voit Juliette au tombeau, il pense que la mort l’a enlevée, que la mort est devenue amoureuse, qu’elle est devenu l’amant, le mari de Juliette.

Ceci est possible grâce à un jeu de mots en anglais sur " Death ", qui est une sorte d’allégorie, puisque " Death " est du genre masculin. Donc l’allégorie de la Mort supplante à la fois Paris, le mari désigné de Juliette, et Roméo qui la trouve au tombeau comme l’épouse de la Mort, de ce monstre horrible.

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"La jeune fille et la Mort" 
de Hans Baldung Grien

On a ainsi le côté glacé du tombeau, le frisson macabre qui était très à la mode à l’époque dans les tableaux de Hans Baldung Grien. L’un de ces tableaux nous montre un squelette hideux et décharné avec des lambeaux de peau en train d’embrasser une belle jeune fille nue. On pourrait parler ici de pornographie maniériste du macabre qui, de façon beaucoup plus saisissante que ces tableaux de vanités du XVIIème siècle, est à la fois un Memento Mori, " Souviens-toi que tu mourras ", et un Carpe Diem, l’incitation à la jouissance.

L’union d’Eros et Thanatos est métaphoriquement représentée, presque consommée sur scène puisque l’on voit la Mort immatérielle amoureuse. Comme Paris est supplanté par la Mort qui a défloré Juliette le matin de ses noces, Roméo va se trouver à son tour délogé par le vieux monstre décharné.

Cette quête effrénée d’un absolu de l’amour débouche donc sur l’impossibilité même de sa réalisation et sur le tableau de l’inexorable, qui n’est autre que le triomphe de la Mort à la fin.

Le feu de la passion est voué à passer par la glace de la fonte et la froideur de la statue, et, même si cette statue sera d’or massif, eux sont désormais figés.

Le tombeau final rejoint donc les entrailles fatales du début. L’art shakespearien est ici marqué par l’emphase, l’hyperbole, l’emploi à l’artifice le plus excessif, comme si les noces d’Eros et Thanatos relevaient d’un simple jeu d’esprit qui annonce aussi bien la poésie métaphysique de John Donne, grand poète du XVIème et XVIIème siècle, que les labyrinthes de terreur et les catacombes du futur roman gothique de Mary Shelley.

Il n’en reste pas moins que Shakespeare aura inventé un genre nouveau.

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Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli

 

Othello

 

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C’est pièce est " l’absolu du négatif ". En effet, Shakespeare est décrit par le poète Keats comme quelqu’un qui aurait la capacité du négatif. C’est ce qu’il écrit à ses deux frères, George et Thomas, en 1817.

" En réfléchissant à la qualité principale qui rend un homme capable de réaliser de grandes choses, notamment dans le domaine des lettres, j’ai tout de suite pensé à celle que Shakespeare possédait, à savoir la capacité du négatif. J’entends par-là la capacité qu’a un homme de demeurer dans l’incertitude, le mystère et le doute, sans éprouver pour autant le besoin irritant d’en rechercher les causes matérielles ou les raisons " (Keats)

Dans cette deuxième tragédie amoureuse, l’union de la lumière et des ténèbres, du jour et de la nuit est, comme l’a bien vu Victor Hugo, réalisée dans le mariage de Desdémone et d’Othello. C’est l’union des contraires, qui peut passer pour le triomphe de l’amour sur l’impasse ou l’impossibilité sociale et raciale. On est à Venise mais, aujourd’hui encore, ce genre de situation n’est pas simple à résoudre.

La situation est présentée par Iago, le méchant, et Brabantio, le père de Desdémone, un sénateur et, donc, quelqu’un de très important à Venise, comme une union contre-nature. Othello est accusé d’avoir usé de charmes, de drogues et autres philtres d’amour et d’avoir ensorcelé la belle.

Ce qu’il montre dans son discours devant les doges, il démontre que la seule magie dont il a usé est celle de l’éloquence.

" D’une oreille gourmande, elle dévorait mon discours ", dit Othello.

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Quand il va retrouver Desdémone à Chypre après la bataille navale gagnée contre les Turcs, bataille gagnée aussi bien grâce à la tempête qu’à l’audace de la flotte vénitienne, il dit qu’il pourrait en mourir de joie. L’extase est ici l’équivalent de la petite mort, et répète en sourdine le motif de l’union des contraires si semblables que sont Eros etThanatos.

La jalousie va être suscitée par Iago, pour des raisons aussi diverses que littéralement incompréhensibles. Coleridge décrit Iago comme quelqu’un qui cherche constamment des raisons de motiver une méchanceté sans motif. L’amour va se transformer en un absolu du négatif, en un acide corrosif qui va retourner le désir comme un gant pour en faire l’arme du crime qu’Othello va utiliser contre Desdémone et contre lui-même, en dernier recours, puisque, comme il le dit :

" Excellente créature, que la perdition prenne mon âme si je ne t’aime pas, et quand je ne t’aimerai plus, le chaos sera de retour. "

La fin de l’amour équivaut donc pour Othello au retour du chaos.

La jalousie est définie par Iago comme le fameux " monstre aux yeux verts ", et par son épouse, Emilia, comme " un monstre engendré par lui-même et né de lui-même ".

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Laurence Olivier dans Othello

Voici un petit texte sur la jalousie qui décrit bien la situation.

" Contrairement aux apparences, le jaloux ne veut pas savoir. Sa fureur a besoin de mystère pour s’épanouir. Le jaloux n’a plus besoin de l’infidélité que l’hypocondrie n’a besoin de la maladie. Ce qui existe étant moins douloureux que ce qu’il imagine, la preuve qu’il est cocu ne saurait avoir aux yeux du jaloux la saveur de la suspicion. C’est la raison pour laquelle plus l’objet est mince, plus la jalousie est violente. Et comme la perception réduit l’imagination à la banalité du quotidien, le jaloux pardonne plus volontiers l’adultère qui lui donne raison que l’innocence, tenue par principe, pour un signe de duplicité. Telle une présomption de culpabilité qui refuse d’être démentie, mais redoute d’être avérée, la jalousie condamne au détriment du doute. Son but n’est pas de savoir mais de soupçonner, de dévorer pour réduire l’autre à néant. Sa fonction n’est pas de sauvegarder l’amour, mais de le détruire. Peu importe la culpabilité ou l’innocence de Desdémone, l’essentiel est de souffrir, et entre deux maux, de choisir le pire. C’est le délice du malheureux. "

Cette analyse de Raphaël Enthoven dans L’endroit du décor nous donne exactement la tonalité de la pièce.

" Le cocu vit heureux, lui qui adore mais doute, soupçonne mais s’adonne ", dit Iago à Othello à l’acte III, scène 3.

Othello va se justifier d’avoir étouffé la femme qu’il adore, une des situations les plus terribles qu’on puisse imaginer. Il dit qu’il a été manipulé (wrought), que ce n’était pas sa faute mais celle de Iago.

" Vous devrez évoquer un homme qui n’a pas aimé avec sagesse, mais avec excès ;
Un homme qui n’est pas facilement jaloux mais qui, manipulé, perdit complètement la tête ;
Un homme dont la main, comme celle du vil Indien, rejeta une perle plus riche que toute sa tribu "

C’est une très belle tirade.

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Othello d'Orson Welles

A la fin, il se suicide d’une manière spectaculaire. Il se tranche la gorge et va rejoindre Desdémone sur le lit.

Quand il se suicide, il tue en lui le Turc pour défendre la Sérénissime et retrouver sa Vénitienne. Le baiser de mort, ici, se renverse en baiser d’amour.

" Je t’ai embrassée avant de te tuer, il ne me reste que ceci ;
Me tuant, mourir sur un baiser d’amour "

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Othello d'Orson Welles

 

Antoine et Cléopâtre

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Antoine et Cléopâtre ou les fascinations de l’absolu.

Antoine et Cléopâtre est une pièce fleuve, rarement représentée pour cette raison. Il y a 54 personnages et donc énormément d’acteurs et 54 scènes. Cette pièce est arrimée au fleuve du Nil. Les crues périodiques du Nil sont à la fois une image de l’abondance et de la fertilité, grâce au limon qui vient bonifier les étendues situées près des berges du fleuve, mais aussi une figuration de Cléopâtre elle-même. Avec son infinie variété, inconstante, jalouse, capricieuse, tyrannique, Cléopâtre est assimilée au Nil. C’est également une métaphore du désir et des fluctuations du désir, de ses vides et de ses pleins, comme des aléas de la politique et des incertitudes de la guerre.

La pièce est d’une grande complexité. C’est la chronique de Plutarque, et Shakespeare suit l’histoire telle que la raconte Plutarque. Néanmoins, elle est décrite au prisme des partisans et des opposants d’Antoine comme de Cléopâtre. On a donc constamment des messages contradictoires. Il faut faire le tri entre ces différents messages au milieu des va-et-vient des messagers qui traversent la Méditerranée en tous sens pour aller de Rome à Alexandrie, puis d’Alexandrie à Rome.

Cette toile de fond est strictement historique. Elle est empruntée à Plutarque, traduite par le Français Amyot, et ensuite retraduite du français en anglais par Thomas More. Shakespeare va réhabiliter le personnage de Cléopâtre. Ceci est très intéressant car Cléopâtre est un personnage qui a été vilipendé au cours des siècles. C’était la putain, celle qui a trahi, un personnage très sulfureux. Elle avait donc extrêmement mauvaise réputation jusqu’à ce qu’elle soit réhabilitée par le poète de l’amour, Chaucer, qui a traduit Le roman de la rose. Shakespeare va faire partie de ceux qui réhabilitent Cléopâtre et en faire, non pas une héroïne de l’amour, mais un personnage particulièrement intense et complexe, une des figures de l’absolu dans sa relativité.

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Cléopâtre de Joseph L. Manckiewicz
(Elizabeth Taylor)

On le voit bien dans la première scène. Deux soldats romains discutent. Ils trouvent que Marc-Antoine se comporte très mal, qu’il est devenu le jouet d’une putain. La soldatesque romaine est absolument furieuse de cette humiliation, de cette dégradation d’un noble général qui se laisse traiter comme un pantin par cette reine d’Égypte.

Puis arrivent Marc-Antoine et Cléopâtre qui échangent ce dialogue.

Cléopâtre :
" S’il s’agit d’amour, dites-moi jusqu’où il va "

Antoine :
" Il y a de l’avarice dans l’amour qui se laisse mesurer "

Cléopâtre :
" C’est à moi de fixer jusqu’où va cet amour "

Antoine :
" Alors il me faut découvrir un nouveau ciel, une nouvelle terre " 

On a ici l’impression d’un absolu. L’amour n’a pas de limites. Il faut inventer un nouveau ciel, une nouvelle terre, et en même temps, c’est un horizon chrétien. Il y a une allusion à cette naissance d’un enfant un peu plus tard.

C’est l’infini de l’amour, mais c’est également du théâtre. C’est présenté de façon ironique. Dans leurs propos, il y a une sorte de surenchère entre eux qui est un prélude à une querelle que Cléopâtre s’apprête à faire à Marc-Antoine. En effet, Marc-Antoine lui a dit qu’il allait rejoindre son épouse, Fulvie, à Rome. Fulvie lui fait la guerre. Il faut qu’il parte et Cléopâtre est folle de jalousie. Cela va donner lieu à une scène qui est à la fois une scène de théâtre et une scène conjugale.

La différence avec Roméo et Juliette et Othello est que, ici, l’amour est adultère. L’amour adultère rejoint les thèses que Denis de Rougemont a développées dans L’Amour et l’Occident. Selon lui, l’amour serait né en Occident et, justement, d’une configuration adultère puisque le mariage est toujours un mariage de raison, un mariage arrangé, et que l’amour ne peut être que celui d’Iseult pour Tristan, délaissant le roi Marc.

C’est aussi un amour particulièrement charnel. C’est un amour entre des personnages d’âge mûr. Antoine a une cinquantaine bien marquée et Cléopâtre a déjà beaucoup vécu. Elle a été l’amante de César, peut-être de Pompée et de bien d’autres. Elle est marquée par les plaisirs, les banquets, les orgies, la prodigalité la plus folle. L’Égypte est le monde de l’excès, de la démesure où l’on ignore la sobriété, contrairement à Rome où ce qui prévaut est le devoir, le sens de la vertu, de la famille, de la virilité.

Les Romains voient en Antoine la grande figure héroïque. Il est celui qui a défendu César contre Brutus et qui a gagné la bataille de Philippes. Là, Antoine est émasculé, il perd sa virilité. Cléopâtre arrive d’ailleurs à le saouler. Elle tient bien mieux l’alcool qu’Antoine, et quand il est endormi, elle s’empare de son épée, l’épée de Philippes, pour affirmer une sorte de castration. C’est une femme qui aime dominer le mâle, tel Hercule aux mains de l’amazone Omphale.

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Cléopâtre de Joseph L. Manckiewicz
(Richard Burton et Elizabeth Taylor)

Pompée, l’un des triumvirs, décrit Antoine en ces termes :

" Que tous les philtres d’amour, lascive Cléopâtre, veloutent ta lèvre fanée
Que la magie s’ajoute à la beauté, et à elles deux, la luxure
Pour retenir le libertin à sa pâture de délices
Et lui garder la cervelle embrumée ; que les marmites d’Épicure
Aiguisent son appétit de sauces qui ne rassasient point,
Que le sommeil et la bonne chère lui fassent oublier son honneur
Jusqu’à la torpeur léthargique "

L’absolu serait donc ici à trouver du côté de l’outrance, de l’excès, de l’appétit. Il y a une dimension matérielle du désir qui est déclinée dans toutes ces facettes.

Dans la description du personnage que Plutarque mentionne, et que Shakespeare va développer, Enobarbus, Cléopâtre surgit des eaux sur sa barge telle la nouvelle Vénus, surpassant la Vénus des tableaux de Botticelli, du Tintoret ou de Titien.

" Je vais vous raconter.
Le navire où elle était assise, tel un trône étincelant,
Flamboyait sur les eaux : la poupe était d’or martelé,
De pourpre les voiles, et si parfumées que
Les vents se pâmaient d’amour ; les rames étaient d’argent
Et battaient en cadence au son des flutes, forçant
L’eau qu’elles frappaient à remuer plus vite
Comme amoureuse de leurs rudes caresses. Sa personne, elle,
Rend toute description indigente : elle reposait 
Sous un pavillon de soie tissée d’or,
Plus belle qu’un tableau de Vénus qu’où l’on peut voir 
L’imaginaire surpasser la nature "

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Vivien Leigh

Nous avons ici un pan-érotisme dans la mesure où la nature va tout entière vibrer à l’arrivée de la reine. " L’eau est amoureuse des rudes caresses des rames ", une sorte d’animation poétique. L’anglais " stroke " signifie à la fois caresses et coups - du verbe " strike -, ce sont donc des caresses un peu rudes, presque une sorte de masochisme amoureux.

Dans une citation, Cléopâtre parlera d’ailleurs de l’étreinte de la mort comme une sorte de jouissance.

" L’étreinte de la mort est comme la morsure d’un amant 
Qui fait mal et qu’on désire "

On retrouve à nouveau ici cette idée d’un amour qui fait mal. Eros et Thanatos se confondent dans la morsure de l’aspic mortifère qui va transformer Cléopâtre en " Madone à l’enfant " païenne, puisque l’aspic suce son sein comme l’enfant suce le sein de la Vierge, mais aussi en sorcière qui donne le sein à un familier, ou encore en allégorie de la volupté. C’est une figure de la jouissance au sens lacanien, au-delà du principe de plaisir.

Cléopâtre incarne à la fois le trop-plein et le vide.

" L’âge ne peut la flétrir, ni l’accoutumance épuiser son infinie variété.
Les autres femmes rassasient les appétits qu’elles assouvissent
Mais elle affame là où elle satisfait le plus
Ce qu’il y a de plus vil devient chez elle séduction
Si bien que les prêtres sacrés la bénissent même dans ses débauches "

C’est la reine de l’excès et du manque, tel le Nil qui tantôt déborde, tantôt a des eaux basses.

 

Après le suicide de Marc-Antoine, qui la croyait morte, Cléopâtre va s’adonner à un éloge dithyrambique de son amant qu’elle appellera " mari " avant de mourir, " Husband, I come " puisqu’elle va le rejoindre dans la mort.

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Elle va faire d’Antoine un portrait qui est une véritable apothéose et qui le réhabilite.

" Son pas enjambait l’océan ; son bras dressé
Couronnait le monde : sa voix n’était qu’harmonie
Comme les sphères à l’unisson quand il parlait à ses amis ;
Mais quand il voulait terrifier et ébranler le globe,
Il grondait comme le tonnerre. Sa munificence
Ne connaissait pas d’hiver ; c’était un automne même
Où plus on moissonne, plus la récolte donne ; ses plaisirs
Etaient autant de dauphins qui s’ébattaient au-dessus
De l’élément où ils vivaient ; sous sa livrée 
Marchaient couronnes et diadèmes ; îles et royaumes
Comme pièces d’argent tombaient de ses poches "


Antoine est une sorte de demi-dieu. Il est ressuscité, mis au panthéon des amants. C’est un retour de l’Âge d’Or, un monde où il n’y a plus d’hiver. Nous avons une transfiguration de l’Eros en vitalité ludique et prothéenne.

" Ses plaisirs étaient autant de dauphins qui s’ébattaient au-dessus de l’élément où ils vivaient ".

Ces vers donnent l’impression que l’amant bénéficiait d’une sorte de jeunesse éternelle, d’énergie joyeuse et bondissante constamment renouvelée.

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Marc-Antoine

Après les visions macabres de Roméo et Juliette et la gangrène de la jalousie qui pervertit le désir dans Othello, Antoine et Cléopâtre réhabilite la femme et le plaisir pour l’identifier avec l’affirmation de la vie et de la force vitale par-delà la mort.

On rejoint ici la définition de Georges Bataille dans son livre consacré à l’érotisme :

" L’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort "

Si l’érotisme est un absolu, Shakespeare, ici, donne déjà l’idée de la vie affirmée au-delà de la mort. La citation de Cléopâtre ci-dessus rejoint parfaitement celle de Bataille.


Conclusion

Dans Roméo et Juliette, les deux forces à la fois contraires et semblables d’Eros et Thanatos sont deux pôles complémentaires mais réversibles. Ils se remplacent l’un l’autre comme on le voit dans le bal nocturne et dans le duel diurne qui sont en quelque sorte croisés, qui ont des images communes comme la musique, les ménestrels, la danse. La nuit de noces et la double mort au tombeau sont des métaphores pratiquement échangeables.

Shakespeare reprend dans la pièce le thème médiéval du XVème siècle de la Danse Macabre, et il annonce la vogue du roman gothique en Angleterre à la fin du XVIIème siècle et début du XIXème siècle.

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"La Danse Macabre" de Philippe de Gueldre

Othello est la tragédie de la perversion du désir entièrement défiguré par la diffamation de Iago et par la jalousie. Ce qu’était l’Eros joyeux et candide suscité par le récit de la vie aventureuse du général africain est, peu à peu, contaminé par les monstres qu’il décrit - il parle des cannibales, des hommes qui ont la tête sous les épaules, qu’on appelait Sciopodes dans, par exemple, les récits de Marco Polo, tous ces monstres qui appartenaient à l’imaginaire populaire, à l’imaginaire des voyages - pour devenir le sinistre monstre aux yeux verts que décrit Iago. 

La sensualité initiale est ainsi animalisée, diabolisée pour se faire véhicule de l’obscène et cela jusqu’à l’insoutenable. Othello, en cannibalisant son amour pour Desdémone, qu’il va étouffer sous un oreiller en croyant faire œuvre de justicier, va se dévorer lui-même. L’amour n’est donc véritablement consommé dans la pièce que dans la mort, dans le baiser final qu’Othello donne à Desdémone au moment où il sait qu’il va mourir.

Dans Antoine et Cléopâtre, on note l’orientalisme de Shakespeare. Il crée déjà cette mode de l’orientalisme sur un décor exotique : Antoine s’éprenant d’une beauté noire, une Égyptienne. En anglais, il y a un jeu de mots entre " Egyptian " et " gipsy ", la bohémienne. 
On retrouvera ce thème de la femme fatale dans Carmen de Bizet

" In the East my pleasure lies "
" Mon plaisir se trouve à l’est "

Cette pièce est une véritable géographie du désir.

Ici, la mort est présentée tantôt comme un jeu. C’est tout à fait étonnant puisque Enobarbus fait très souvent des allusions grivoises aux nombreuses morts de Cléopâtre. " Elle est toujours en train de mourir ", dit-il, désignant ses pamoisons autant que ses orgasmes. La mort est aussi, pour les Romains, une fin honorable. Dans la tradition stoïcienne, la noblesse veut qu’on s’affranchisse de la honte lorsque c’est l’esclavage, l’asservissement, l’humiliation qui vous attendent. Il vaut mieux prendre sa propre vie que de se laisser prendre par l’ennemi.

C’est donc Thanatos qui va réhabiliter Eros et le projeter au firmament tel un nouvel astre.

Dans la mesure où Shakespeare pousse ses personnages et les situations auxquelles ils se trouvent confrontés jusqu’à leurs limites les plus extrêmes, on a l’impression que leur quête d’une jouissance effrénée par-delà la mort a bien pour eux la couleur de l’absolu. En effet, ils préfèrent perdre la vie, donner la mort ou se donner la mort, plutôt que de renoncer un seul instant à leurs désirs.

Dans la conférence suivante, nous verrons que la soif et la conquête du pouvoir sont une autre forme de libido. En effet, on distinguait trois formes de désirs : la libido sentiendi qui est la sensualité amoureuse, la libido sciendi, celle de Faust, qui est l’avidité de connaissance, et la libido dominandi qui est la volonté de puissance, la soif de pouvoir.

C’est à cette soif de pouvoir, cet absolu de pouvoir que je m’intéresserai à travers Richard IIIRichard II et Macbeth, pièces qui posent au plus haut degré le problème d’une politique qui serait allée à l’école de Machiavel, qu’on décrivait à l’époque comme le Diable de Florence, et qui rejoint sur certains points l’absolu du désir que j’ai étudié dans cette première conférence.

La volonté de puissance apparaîtra alors comme la jouissance suprême.

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Cléopâtre de Joseph L. Manckiewicz

Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur