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James Joyce, un novateur de génie

Conférence donnée le mardi 10 Mai 2005

par John HACKETT

Docteur ès Sciences économiques 

Dans un peu plus d’un mois, ce sera le « Bloomsday 2005 ». Car, c’est le 16 juin 1904 que Leopold Bloom, personnage clé du roman fétiche de James Joyce, « Ulysse », a accompli sa promenade dans Dublin. C’est aussi le jour où le jeune Joyce, âgé de 22 ans, fraîchement revenu de Paris, a donné rendez-vous dans Nassau Street à la jeune femme de chambre,Nora Barnacle. Nora Barnacle, qui l’a suivi dans toutes ses pérégrinations à Trieste, Zurich, Rome, Paris. Comme il écrira à la fin de « Ulysse », pour terminer le fameux monologue de 60 pages, pratiquement sans ponctuation, de Nora Bloom. Nora est, bien entendu, Nora Barnacle.

Joyce était contre le mariage, comme il était contre beaucoup de choses à l’époque. Mais ils ont quand même fini par un mariage civil à Londres, en 1931.

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Statue de Joyce à Dublin

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Mariage de James et Nora Joyce

Le « Bloomsday » de l’année 2004 marquait donc le centenaire de la journée de Leopold Bloom et de la rencontre de Joyce avec Nora Barnacle. Les Irlandais, qui adorent les occasions de faire la fête, ne pouvaient manquer de faire du « Bloomsday 20004 » quelque chose de spécial. On avait trouvé un titre « Rejoyce Dublin 2004 », un peu kitsch. Mais pour Bloom lui-même dans ses « monologues intérieurs », comme Valéry Larbaud a baptisé en français les « silents monologues d’Ulysse », qui sont le principal véhicule d’expression des personnages dans « Ulysse », c'était souvent du kitsch. Leopold Bloom reproduit des morceaux vus dans des réclames, dans des magazines féminins ou encore dans les chansons du music-hall de l’époque.

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Bloomsday

Depuis trente ans, l’industrie de la promotion de James Joyce bat son plein en Irlande, et dans quelques pays, surtout les États-Unis. Mais pour 2004, on s’est surpassé. Dès dix heures du matin, une foule habillée en costume de l’époque Edwardienne était massée au pied de la Tour Martello, lieu où se situe le premier chapitre d’« Ulysse ». On écoute un peu de musique, on chante, et quelques personnes lisent des extraits du livre. A vrai dire, on n’avait pas l’impression que, parmi les participants, beaucoup avaient vraiment lu « Ulysse ».

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La tour Martello

Mais le « James Joyce Center » s’est occupé des choses plus intellectuelles. Un groupe d’universitaires norvégiens a lu des extraits d’une traduction en norvégien. Plusieurs centaines de contributions ont été reçues pour un colloque du week-end, et un des thèmes choisis a porté sur les difficultés de traduction d’ « Ulysse » dans les langues asiatiques. Il existe,m’a-t-on dit, déjà deux traductions en chinois.

Et puis, comment ne pas saluer la parution, juste à temps pour « Bloomsday 2004 », d’une nouvelle traduction d’« Ulysse » en français – la première datant de 1929 – et qui est l’œuvre d’une équipe de huit spécialistes.

Enfin, une fête en Irlande ne saurait se passer de plusieurs verres de Guinness. Mais, horreur, on ne fume plus dans les pubs de Dublin qui figurent dans « Ulysse » ! Heureusement, le 16 juin, on pouvait boire et fumer dehors tout en savourant le petit-déjeuner préféré de Leopold Bloom, le personnage principal d’« Ulysse », composé d’œufs, de bacon, de boudin noir et de rognons. La présidente de la République d’Irlande, la deuxième femme élue à cette fonction dans la République d’Irlande, Madame Mc Aleese, a dégusté le sien au « Joyce Center ». C’était une bien belle fête.

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Pub à Dublin

Qu’en aurait dit Joyce dont l’œuvre, tout en n’ayant jamais été formellement interdite en Irlande, contrairement aux États-Unis, n’avait suscité à sa parution aucun enthousiasme parmi l’élite littéraire de Dublin ? On voyait dans ce livre une avalanche de propos plutôt confus et passablement obscènes. Obscènes pour l’époque car, maintenant, nous en avons l’habitude.

Mais qui était donc James Joyce ? Nous allons d’abord nous poser cette question. Puis je parlerai de son œuvre qui n’est pas très abondante. Il écrivait très lentement, corrigeait sans cesse ce qu’il avait écrit. Dix ans pour « Ulysse », dix-sept ans pour « Finnegans Wake ». Je parlerai d’abord un premier recueil de nouvelles, « Les gens de Dublin », qui mérite d’être considéré à part. C’est le livre le plus accessible et le plus lu de Joyce. Ensuite, je prendrai le premier roman, « Portrait de l’artiste par lui-même », avec « Ulysse » puisque les deux forment une suite, d’autant plus que le personnage principal de « Portrait de l’artiste par lui-même », Stephen Dedalus figure également dans « Ulysse ». En conclusion, je dirai quelques mots du dernier livre de Joyce, « Finnegans Wake ».

Donc, qui était James Joyce ?

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Joyce à l'âge de 2 ans et Joyce en famille en 1888

Quand il était adolescent, (il est né à Dublin en 1882), l’opinion irlandaise était traumatisée par la mort de Parnell, le chef de file du mouvement pour le « Home rule », c’est-à-dire l’autonomie interne, pas encore l’indépendance.

Parnell

Parnell

Parnell était un héros pour Joyce, qui rejetait à la fois les violences de indépendantistes et les nostalgies des partisans de la « Renaissance celtique ». Pour les sympathisants de Parnell, dont la famille de Joyce, celui-ci a été trahi par les bien-pensants, aussi bien catholiques que protestants, quand sa liaison avec une femme mariée a été rendue publique.

Voici donc les trois sujets de rejet pour le jeune James Joyce : l’Église, l’Angleterre, et le culte du romantisme gaélique. Cette renaissance gaélique a été soutenue notamment par le poète Yeats, Lady Gregory et le poète Patrick Pearse.

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William Butler Yeats

Après un entretien avec le grand poète Yeats, qui n’était son aîné que de dix ans, le jeune Joyce, quand on lui a demandé comme s’était passé l’entrevue, a répondu laconiquement : « Il était trop vieux pour comprendre ». Dans « Portrait de l’artiste par lui-même », Stephen Dedalus aurait pu faire la même réponse.

Joyce était, comme il disait lui-même, un patriote national. « Mais je ne suis pas un nationaliste patriotique », précisait-il. Cette prise de position ne lui valait pas beaucoup d’amis en Irlande, et l’accueil réservé à ses livres à partir des « Gens de Dublin » s’en est ressenti. Mais personne ne pouvait contester que Joyce était un vrai irlandais et un écrivain irlandais.

Dublin, en particulier, est au cœur de son œuvre. Il y a vécu écolier, étudiant. D’abord dans un quartier aisé, ensuite dans des quartiers pauvres, au fur et à mesure du déclin de la fortune de son père, qui avait de plus en plus de mal pour faire vivre les dix enfants dont James était l’aîné. Son frère Stanislaus sera, plus tard, son fidèle soutien, moral et financier. Le père était un personnage haut en couleur, bien connu dans la capitale irlandaise pour ses talents de conteur, sa convivialité ainsi que, malheureusement, pour ses entreprises commerciales au destin funeste.

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Le père de Joyce et Stanislaus

Joyce a donc pu profiter d’une solide éducation chez les Jésuites. Il en est sorti avec une bonne formation en grec et en latin, ce qui explique sans doute son choix de « L’Odyssée »pour structurer son « Ulysse ». Nous possédons encore le premier écrit de Joyce. Il s’agit d’une traduction en anglais de la 13ème ode d’Horace. Il avait 14 ans, et il se vantait déjà d’avoir lu en français chaque ligne écrite par Flaubert.

C’était pour les jeunes intellectuels, avec des aspirations littéraires, une atmosphère assez particulière, très fin de siècle. Jeune homme, Joyce parlant de son admiration pourVerlaine disait : « Personne n’a encore écrit un plus beau poème que « Spleen » ».

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Joyce étudiant à l'University College de Dublin

Cependant, son rejet de la domination politique et culturelle de l’Angleterre, ne l’empêchait pas de voir dans l’anglais le seul véhicule lui permettant d’exprimer ses idées. Un jour, curieux de connaître mieux le gaélique, il s’est inscrit à des cours du soir, mais il les a quittés en constatant que le professeur mettait autant d’insistance à déprécier l’anglais qu’à enseigner le gaélique.

Á 20 ans, donc en 1902, Joyce quitte l’ « University College » de Dublin avec en poche un diplôme de langues étrangères. Il avait pu publier à 18 ans une critique élogieuse de la pièce d'Ibsen, « Quand nous nous réveillons d’entre les morts ». Á l’époque, Ibsen avait fait une impression énorme sur les élites anglaises et françaises avec ses pièces. Joyce avait d’ailleurs appris le norvégien pour pouvoir lire la pièce dans la langue originale. On voit déjà chez Joyce une fascination pour les mots. Ibsen a d’ailleurs lu sa critique, et lui a envoyé une lettre de compliment.

Il est néanmoins évident que ce jeune homme ne peut pas gagner sa vie par sa plume à Dublin. Après un an à Paris, inscrit en Médecine, il revient à Dublin à la mort de sa mère, en 1903. L’année suivante, en juin 1904, c’est donc la fameuse rencontre avec Nora Barnacle.
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Nora Barnacle

Le couple ne va pas beaucoup vivre en Irlande après cette date. Après Pola, actuellement Pula, en Croatie, ce sera Rome, puis Trieste, qui faisait encore partie de l’empire Austro-Hongrois. Cette ville est devenue pour eux une seconde patrie. Quand l’Italie entre dans la première guerre mondiale en 1915, la famille Joyce se réfugie à Zurich. C’est là que Joyce achève le second livre : « Dedalus, portrait de l’artiste par lui-même ».

Il avait eu l’idée d’ « Ulysse » depuis des années aussi et, à Zurich, il en a terminé à peu près la moitié. C’est alors que, sans argent, la famille revient à Paris où elle restera jusqu’à la deuxième guerre mondiale. C’est à Paris que Joyce termine « Ulysse », et le dernier livre, « Finnegans Wake », en grande partie d’ailleurs à l’hôtel « Lutetia ».
Puis ce sera la publication, à Paris, d’ « Ulysse », par la jeune américaine, libraire à Paris, Sylvia Beach.

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Joyce et Sylvia Beach à Paris en 1924

LES GENS DE DUBLIN (« Dubliners »)

Comme pour toute l’œuvre de Joyce, une longue période s’est écoulée entre la date à laquelle l’auteur a terminé son texte et la publication du livre. Commencé en 1904, le recueil de nouvelles que constitue « Dubliners », la dernière nouvelle a été achevée en 1907. Mais il fallut attendre 1914 pour qu’un éditeur à Londres, et non pas à Dublin, accepte de publier l’ensemble.

Joyce ne doit rien à la tradition littéraire irlandaise de l’époque. C’est plutôt l’influence française, le naturalisme qui a influencé Joyce. Il montre déjà son talent d’innovateur. Par exemple, les quinze nouvelles dans « Les gens de Dublin » présentent une unité aussi bien de lieu que de thèmes qui se renvoient d’une nouvelle à l’autre. Unité de lieu puisque, dans les quinze nouvelles, l’action se situe dans la ville de Dublin. Nous y sommes plongés, car les personnages se déplacent dans la ville, comme ils le font aussi dans « Ulysse », rue par rue, monument par monument, boutiques, pubs bien entendu, avec les vrais noms. Tel un guide de la ville, en somme. C’est d’ailleurs cette précision qui a fait hésiter un éditeur à Dublin de peur de poursuites éventuelles.

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Dublin en 1900

Dans « Dubliners », il ne s’agit pas de quartiers aisés, mais plutôt des zones modestes et pauvres. Là où la famille Joyce a abouti quand le père ne pouvait plus payer la belle maison que connaissait James Joyce petit. 
L’adolescent en a-t-il conçu de l’amertume, celle qui envahit justement les pages de « Dubliners » ? C’est possible mais, après tout, bien d’autres auteurs ont eu une enfance matériellement difficile. Charles Dickens, par exemple, a travaillé dans une fabrique de cirage de souliers pour coller les étiquettes sur les bouteilles.
Non, il n’y a pas de raison de penser que la jeunesse de Joyce ait été malheureuse. Son père était bon vivant, distrayant. Et avec dix frères et sœurs, on n’avait guère le temps de s’ennuyer.
Quoi qu’il en soit, le Dublin dépeint par Joyce est une ville plutôt morne, délabrée, sinistre même. Il est vrai qu’au début du 20ème siècle, Dublin était une ville provinciale, malgré son statut de capitale. L’activité culturelle était assez réduite, les influences de la culture continentale des plus sommaires, les beaux immeubles, qui faisait qu’on comparait Dublin à Bath en Angleterre, étaient mal entretenus, et le style géorgien, une des fiertés de Dublin aujourd’hui, n’est plus apprécié.

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Une rue de Dublin aujourd'hui

Unité de thèmes aussi. D’une nouvelle à l’autre, les personnages vivent des vies étroites, sans bonheur. Ils sont comme paralysés. Ils veulent atteindre quelque chose, mais ils n’y arrivent pas. Ils sont comme empêtrés dans l’atmosphère de corruption morale et matérielle.
Et puis, il y a la mort. Dans la première nouvelle, il y a la mort d’un prêtre. Et la dernière nouvelle s’appelle justement « Les Morts ». Pourtant, la mort est associée toujours à la notion de trahison. Notamment, bien sûr, le souvenir toujours évoqué de Parnell, lâché par les siens. Une nouvelle dénonce la corruption de la vie politique irlandaise que Joyce compare à l’idéalisme justement du chef qui était, pour eux, Parnell. Sa famille lui servait aussi de modèle. Stanislaus, son frère, qui l’a soutenu financièrement pendant des années, a raconté que James avait lu son journal intime et l’avait mis dans une de ses nouvelles. Dans une autre nouvelle, « Les Morts », on trouve les portraits de deux de ses grands-tantes qui tenaient une école de jeunes filles. Nora Barnacle, qui devait partager sa vie après la fameuse rencontre du 16 juin 1904, lui a certainement raconté beaucoup d’incidents de sa vie qu’il a insérés dans le livre.
Il a d’ailleurs écrit à un éditeur pour présenter son manuscrit, sans succès : 
« Ce livre n’est pas un recueil d’impressions touristiques, mais une tentative pour représenter certains aspects véridiques de la vie dans une des capitales d’Europe ».

Plus près de sa véritable intention avec « Les gens de Dublin », il a écrit à un ami : « C’est un chapitre de l’histoire morale de l’Irlande. Comme cela, le peuple irlandais pourra une fois au moins bien se regarder dans le beau miroir que j’ai préparé pour lui ».

Pourquoi, pour Joyce, la capitale de l’Irlande, se trouvait-elle dans une telle situation de misère, d’apathie ? Pour Joyce, c’est évident. C’est la faute de Londres, du gouvernement anglais. Et ex-aequo, c’est aussi la faute de l’Église romaine catholique qui a inculqué une mentalité de soumission à la population.
Et pourtant, Joyce ne rejoint ni les partisans de la « Renaissance gaélique », avec son histoire héroïque passée, ni les révolutionnaires prêts à la violence. La famille Joyce était plutôt typique des couches de la classe moyenne qui soutenait Parnell, l’idée de « Home rule », de l’autonomie interne. Elle aurait d’ailleurs pu en profiter si cette autonomie était devenue une réalité.

Mais il y a aussi de la compassion dans les récits des « Gens de Dublin », ainsi que des éléments de comédie. Ce n’est pas un recueil de nouvelles uniformément tristes.

L’industrie littéraire critique des études « joyciennes », si je peux m’exprimer ainsi, qui est très forte dans les universités américaines, après avoir décortiqué toutes les allusions et correspondances possibles dans « Ulysse », n’a pas manqué de faire subir le même traitement aux « Gens de Dublin ». Le résultat n’est pas sans intérêt. On peut ainsi trouver de plus en plus de couches de significations dans les nouvelles et entre celles-ci. Il n’en demeure pas moins que les « Gens de Dublin » reste le livre le plus populaire et le plus accessible des livres Joyce. Il serait dommage de passer à côté de ce plaisir tout simple de découvrir la vie des gens, leurs espoirs le plus souvent déçus, leurs brefs instants de joie, décrits par un maître du genre littéraire de la nouvelle.

Venons-en maintenant à des écrits plus difficiles.

PORTRAIT DE L'ARTISTE PAR LUI-MÊME

C’est un roman quasi autobiographique qui a été achevé plusieurs années avant sa publication. Joyce n’a trouvé un éditeur qu’en 1916, et de plus à New York. Aucun éditeur à Dublin n’avait voulu de son manuscrit.
Il était déjà en train d’écrire « Ulysse », donc les deux livres se chevauchent, d’autant plus que le personnage principal, Stephen Dedalus ( Joyce lui-même), joue aussi un rôle majeur dans « Ulysse » tout comme dans « Portrait de l’artiste par lui-même ». 
Le choix du nom, Stephen Dedalus, n’est pas fortuit pour Joyce qui aimait bien semer des allusions à d’autres personnages dans ses livres. Stephen, Étienne en français, est le premier martyre chrétien, lapidé à Jérusalem en l’an 34. Dedalus, Dédale en français, est l’inventeur légendaire d’Athènes qui, pour sortir son fils, Icare, du labyrinthe enfermant le Minotaure, construit des ailes de cire. Icare fera une chute mortelle, mais Dédale parviendra en Italie.

Dans « Portrait de l’artiste par lui-même », Stephen Dedalus apparaît comme le jeune intellectuel, très fin de siècle, avec ses angoisses sur l’existence et la mort. L’éducation de Stephen Dedalus chez les Jésuites, tout comme Joyce, fournit l’occasion de plusieurs morceaux de bravoure. Par exemple, le brillant pastiche d’une homélie prêchant contre la faiblesse trop humaine de la chair. Stephen en est tout secoué. La trahison revient aussi comme un thème. C'est toujours Parnell. Mais cette fois-ci, c’est tout le rôle de l’Église catholique en Irlande que Joyce accuse de maintenir l’opinion publique dans une situation de dépendance vis-à-vis de ses oppresseurs anglais. L’originalité de la position politique de Joyce, à l’époque, venait justement de cette prise de position qui le tenait à distance aussi bien des héros de la « Renaissance gaélique » que des prophètes de la violence.

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Half Penny Briddge à Dublin

Dans « Portrait de l’artiste par lui-même », Joyce emploie une technique qu’il développera plus tard dans « Ulysse », et qui est la promenade dans les rues de Dublin. Chaque nom, chaque square, chaque bâtiment suscitera chez Stephen Dedalus des commentaires qui évoquent soit le passé irlandais, soit des auteurs tels que le cardinal Newman, qui a passé des années à Dublin, soit Thomas d’Aquin, auteurs que l’on voit que Joyce connaissait très bien.

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Plan de Dublin

Au total, « Portrait de l’artiste par lui-même » porte surtout la marque du symbolisme et du naturalisme que Joyce a trouvé chez des auteurs français de son époque.

ULYSSE

C’est avec « Ulysse » que quelque chose de vraiment neuf émerge, malgré le fait que Stephen Dedalus est toujours là, jeune homme qui a perdu son père, son pays et sa foi. Mais il faut reconnaître que, à cause de ses difficultés textuelles, « Ulysse » est un de ces monuments littéraires qu’on admire de loin, mais qu’on visite peu.

« Ulysse » suit très fidèlement la structure de « L’Odyssée » d’Homère. Á telle enseigne que, dans les premières éditions, les dix-huit épisodes portaient les noms caractéristiques des aventures soit de Télémaque, fils d’Ulysse, soit d’Ulysse lui-même, avant qu’il ne retrouve Ithaque et Pénélope, sa femme. La différence est que les épisodes de « L’Odyssée » s’étendent sur plusieurs années, tandis que toute l’action d’ « Ulysse » a lieu dans une seule journée, le 16 juin 1904.

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Bloom dessiné par Joyce

Pendant cette journée, Leopold Bloom, qui est l’autre personnage principal, et Stephen Dedalus se promènent dans les rues de Dublin, mais ne se rencontrent qu’assez tard dans la soirée de cette journée, et encore est-ce par hasard.

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Joyce Moore Street à Dublin

Il y a quatre parties dans le livre. Dans la première partie, nous suivons Stephen Dedalus de huit heures du matin à midi. La deuxième partie est centrée sur la journée de Leopold Bloom. Elle commence avec Bloom qui prépare le petit-déjeuner pour sa femme, Molly, puis le lui apporte au lit. Après cela, Bloom sort et fait, lui aussi, diverses rencontres. Ce n’est que dans la troisième partie que Bloom et Dedalus arrivent enfin à se rencontrer. Pour terminer « Ulysse », dans la quatrième partie c’est Molly, la femme de Bloom qui entre en scène. C’est maintenant la nuit. Molly est au lit. Son amant est reparti. Bloom n’est pas encore rentré. Et le livre se termine avec le fameux monologue intérieur de Molly qui occupe soixante pages avec seulement huit phrases au total. C’est Molly qui rumine sur son sort, ses relations avec Bloom, le fait d’être femme, etc..
Dans cette partie, Joyce change de registre et nous montre qu’il est capable d’un style lyrique soutenu, très différent des monologues intérieurs de Bloom et de Dedalus qui occupent le reste du livre. Ces monologues, notamment de Leopold Bloom, sont faits de phrases commencées puis interrompues, de mots isolés, d’idées qui arrivent pêle-mêle et disparaissent sans suite.

Cette idée de monologues intérieurs, comme les appellera Valéry Larbaud, un des premiers traducteurs en français d’ « Ulysse », est la principale innovation stylistique de Joyce. C’est elle qui a frappé de nombreux jeunes écrivains français, anglais, américains à l’époque. Virginia Woolf, par exemple, s’en est servi dans son roman, « Mrs Dalloway ». Mais, par ailleurs, Virginia Woolf n’aimait pas beaucoup « Ulysse ». L’invention du monologue intérieur revient d’ailleurs plutôt à un français, Edouard Dujardin, un auteur dont on ne parle plus aujourd’hui.

On voit les limites de la technique du monologue intérieur. Beaucoup se sont demandé si nous formulions vraiment notre propre monologue intérieur avec des mots. Parfois peut-être, quand nous préparons intérieurement les belles phrases que nous comptons employer, ou que nous regrettons de ne pas avoir employées. Ensuite, puisque c’est un monologue qui n’est pas parlé, il ne peut pas y avoir d’échange.

Quand Hamlet, chez Shakespeare, se parle, il s’en va « lisant dans le livre de lui-même », selon la belle phrase de Mallarmé. Les bouts de chansons, des réflexions sur les belles jambes d’une fille croisée dans la rue, des interrogations pour obtenir une commission d’un client, qui occupent les monologues intérieurs de Bloom, rendent celui-ci sympathique. Est-ce que cela nous apprend quelque chose sur nous-mêmes, ou sur la vie en général ? C’est une autre question.

C’est pourtant le rôle du roman, me semble-t-il. Joyce pensait que ses correspondances avec les épisodes de « L’Odyssée » donneraient une autre dimension au récit. Il en a confié la liste à son ami de l’époque à Paris, pendant les années 20, Stuart Gilbert. Et Gilbert, après avoir longuement parlé avec Joyce de son œuvre, a dit que, pour lui, Joyce voyait dans cette juxtaposition un roman de l’héroïsme de la vie quotidienne qui contraste avec le récit héroïque d’Homère.

Ainsi, par exemple, quand Leopold est en train de préparer le petit-déjeuner de Molly, c’est l’épisode de Calypso, la nymphe qui a retenu Ulysse sous son charme pendant sept années. Quand, dans l’après-midi, Leopold Bloom assiste à un enterrement, où il rencontre le père de Stephen qu’il connaît, c’est bien entendu l’épisode d’Hadès. Quand Bloom et Dedalus se trouvent ensemble à la Bibliothèque Nationale sans se rencontrer et Bloom quitte le bâtiment juste au moment où Dedalus et un de ses amis entrent, Blum passe entre les deux et c’est, bien entendu, Charybde et Sylla. À la fin, le monologue de Molly Bloom est placé sous le signe de Pénélope, avec cette différence que Pénélope est fidèle à Ulysse, ce qui n’est pas cas de Molly.
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La National Library

Finalement, l’ingéniosité des chercheurs universitaires, surtout américains, qui se sont emparés du texte d’ « Ulysse », ne connaît pas de limite pour trouver bien d’autres correspondances avec « L’Odyssée » d’Homère.

Prenons un dernier exemple. Dans l’après-midi, Leopold, qui est juif, se trouve pris dans une discussion sur l’antisémitisme et, à un moment donné, pour souligner ce qu’il veut dire, Leopold pointe son cigare vers celui dont il réfute les thèses. Le titre de cet épisode est, bien entendu, « Cyclope ». Les critiques y ont vu le geste d’Ulysse pour enfoncer l’œil du cyclope afin de permettre à ses compagnons de se sauver. Si l’on ajoute à toutes ces correspondances possibles avec le texte de « L’Odyssée », les centaines de références et de citations, plus ou moins cachées, tirées d’une galaxie d’auteurs (Swift, Shakespeare, Dante, Nietzsche, Thomas d’Aquin et bien d’autres), on comprend que l’édition annotée d’ « Ulysse » comprend 930 pages et 250 pages de notes.

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James Joyce en 1929

Et je n’ai pas encore fait état que, dans le tableau donné par Joyce à son ami Stuart Gilbert, ce qu’il a peut-être regretté plus tard, il y a une autre liste. Cette fois-ci, ce sont les organes du corps humain : les poumons, le foie, les intestins. Et il existe encore une autre liste de couleurs avec, chaque fois, une indication où il y a une correspondance avec le texte d’ « Ulysse »

Pour conclure, venons-en au dernier livre de Joyce qu’il a mis dix-sept ans à écrire. Il n’était pas encore satisfait du texte quand, enfin, il l’a donné à son imprimeur en 1939, à la veille de la deuxième guerre mondiale. 
Il s’agit de « Finnegans Wake ».

FINNEGANS WAKE

Joyce a travaillé par à coup sur ce livre depuis 1922, l’année de la sortie de son livre, « Ulysse ». C’était une période très difficile pour Joyce et sa femme. Joyce souffrait de troubles oculaires graves. Il a subi plusieurs interventions chirurgicales sans succès. Il était souvent dans l’incapacité de lire ou d’écrire.
Et puis la maladie mentale de leur fille l’affectait beaucoup. Des besoins d’argent aussi. Mais ou bien son frère, ou d’autres mécènes qui aimaient son œuvre, ont toujours envoyé de l’argent à temps pour que la famille puisse vivre.

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Nora et les enfants, James Joyce à Zurich (1938), la famille Joyce (1924)

Dire que la critique a réservé à « Finnegans Wake » le même accueil, dix-sept ans auparavant,qu’à « Ulysse », serait donner une impression fausse de ce que les premiers lecteurs ont retiré de l’ouvrage. C’était plutôt de l’incompréhension devant un texte qui semblait franchir les limites du langage sans donner les points de repère suffisants. Joyce en éprouva une grande déception. Mais la guerre comme la maladie l’ont empêché de tenter de donner des clés de lecture comme il l’avait fait pour « Ulysse ».

En France, dans la zone non occupée, il a obtenu l’autorisation, en tant que citoyen de la République Irlandaise, restée neutre pendant la guerre, de regagner Zurich où il avait vécu plusieurs fois. C’est là qu’il est mort, le 13 janvier 1941, et où il est enterré.

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Zurich et l'écrivain Ezra Pound devant la tombe de James Joyce

Dès la première page de « Finnegans Wake », on se rend tout de suite compte des difficultés que présente ce texte. Et cela continue comme cela pendant plusieurs centaines de pages. Il existe une traduction française, et j’admire la hardiesse des traducteurs.

Quelques explications sur le titre, « Finnegans Wake » permettront de pénétrer plus avant dans cette œuvre étrange.
En anglais, le mot « Wake » a plusieurs significations. Ici, on peut le traduire par « veillée funèbre ». Finnegan était un héros mythique gaélique. C’est donc sa veillée. Les puristes noteront qu’il manque dans le titre l’apostrophe devant le « s » comme signe du possessif, mais Joyce n’en était pas à ça près en ce qui concerne la ponctuation.

Je pense que Joyce avait présent à l’esprit ces « veillées sauvages » en Irlande, comme les appelait l’Église catholique. Sans pouvoir les empêcher d’ailleurs. Ce rite vient de très, très loin dans le passé. Il s’agissait, en effet, de « réveiller » le mort en lui offrant une fête à laquelle on le faisait participer. Après des prières, et les manifestations de chagrin requises, très vite, la soirée s’animait. Jeux, chants, contes, boissons (surtout boissons). Et, éventuellement, danses. Un verre était placé sur le cercueil pour le défunt. Et, si l’on jouait aux cartes, il recevait sa donne. Il arrivait même, si l’on dansait, que chacun danse avec lui. Ces « veillées sauvages » n’étaient donc nullement un manque de respect, mais plutôt une manière ancestrale de conjurer le mystère angoissant de la mort. Ainsi,le titre donne déjà le ton de ce qui va suivre. Il s’agira de nuit, de mort et – très important -, de rêves.

Déjà, si nous prenons la première page de « Finnegans Wake », le troisième paragraphe commence par "The Fall" (la Chute). Puis, il y a un mot – si nous pouvons appeler cela un mot – en pas moins de cent lettres. Imprononçable donc.
(Voir le texte de cette première page en annexe au bas de la conférence)

Voici ce qu'en dit le professeur Thomas Dean, un Irlandais, professeur des Études Irlandaises à l'Université Notre-Dame dans l'Indiana aux États-Unis. Cet homme est également responsable de l'édition des oeuvres complètes de Joyce. Son introduction de "Finnegans Wake" débute ainsi :
" La première chose que l'on doit dire à propos de "Fennigans Wake" est que, en un sens, c'est un texte illisible. En tout cas, il faut abandonner toute idée de lire ce texte pour l'histoire, comme on le fait pour un roman ordinaire".

En effet, le son est aussi important que le sens. Je vous ai donné l'exemple de ce mot en cent lettres qui annonce la Chute. Selon le professeur Dean, ce mot est censé faire entendre le coup de tonnerre qui annonce la rupture avec la syntaxe et la grammaire qui va suivre dans tout le livre. C'est une chute au sens biblique du terme, dans une langage qui ne peut être compris autrement que comme un langage de rêves.

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Code Fennigan

« Finnegans Wake » possède néanmoins l’ossature d’une histoire - celle la chute - qui est répétée sans cesse, avec toujours la question « pourquoi » ?, et avec quelles conséquences ?

Le groupe concerné par le débat est une famille irlandaise, la famille Earwicker, composée d’un père que nous connaissons uniquement par ses initiales HCE, une mère que nous connaissons, au début, par ses initiales ALP, deux fils Shem et Shaun, et une fille, Issy. Les deux frères dialoguent sur un ton comique sur une multitude de sujets, ce qui évoque Shakespeare. Becket s’en est d’ailleurs servi plus tard.

La famille Earwicker vit, bien entendu, dans un pub au bord de la rivière Liffey, à Dublin, et tout se passe la nuit.
Est-ce un rêve ? Et si c’en est un, le rêve de qui ? Le rêve du père, HCE ? Ou bien, le rêve collectif de toute la famille ?

River-Liffey-smallLa rivière Liffey

Joyce est donc amené à inventer un langage de rêve, de la même manière qu’il a inventé le monologue intérieur dans « Ulysse ». Pour cela, il crée un amalgame polyglotte composé de sons et de mots tirés de pas moins de soixante-cinq langues. Le texte observe, par moments, les conventions de la grammaire et de syntaxe anglaises, mais, la plupart du temps, le but est de casser toutes les conventions de la langue anglaise.

Le problème de la famille semble être qu’un crime a été commis, un crime qui serait un inceste (probablement le père avec la fille). Ceci permet une vision très freudienne de la civilisation passée sous les formes déocratiques et autoritaires qui renvoyaient le plaisir sexuel du règne du jour au règne de la nuit.

La mère, que nous connaissions jusqu’ici sous les initiales ALP, émerge comme Anna Livia Plurabelle. C’est elle qui, dans la quatrième partie du livre, s’enfonce dans l’océan et donne également naissance à la rivière qui coule vers le début de l’histoire et reprend le conte de « Finnegans Wake » une nouvelle fois.

Les dix dernières pages du livre reviennent, effectivement, vers un style plus lyrique et plus soutenu, plus clair, plus conventionnel, qui rappelle le monologue de Molly Bloom dans les soixante dernières pages d’ « Ulysse ».

« Finnegans Wake » est donc une œuvre inclassable. Elle restera unique, même si l’on en retrouve certains échos chez Samuel Becket, écrivain irlandais lui aussi.

CONCLUSION

Joyce était avant tout un auteur irlandais. 
Il l’a montré dans « Gens de Dublin », « Portrait de l’artiste par lui-même », « Ulysse » et, dans « Finnegans Wake ». C'est toujours Dublin, toujours l’histoire de l’Irlande.

Martello-Tower-Small Joyce-Pub2-Small

Martello Tower et le Gogarty Pub

Une histoire marquée par une trahison, Parnell bien sûr, mais aussi, cette fois-ci, la trahison de la langue anglaise, instrument de domination, d’acceptation par des foules serviles. 
Entre le retour impossible du gaélique et une continuation de domination de l’anglais, était-il possible de créer une nouvelle langue ?
Mais pour qui ? Et qui en voudrait ?

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Tombe de Joyce    Joyce à la fin de sa vie

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ANNEXE

Texte de la première page de FINNEGANS WAKE :

riverrun, past Eve and Adam's, from swerve of shore to bend 
of bay, brings us by a commodius vicus of recirculation back to
Howth Castle and Environs.
Sir Tristram, violer d'amores, fr'over the short sea, had passen- 
core rearrived from North Armorica on this side the scraggy
isthmus of Europe Minor to wielderfight his penisolate war: nor
had topsawyer's rocks by the stream Oconee exaggerated themselse
to Laurens County's gorgios while they went doublin their mumper
all the time: nor avoice from afire bellowsed mishe mishe to
tauftauf thuartpeatrick: not yet, though venissoon after, had a
kidscad buttended a bland old isaac: not yet, though all's fair in
vanessy, were sosie sesthers wroth with twone nathandjoe. Rot a
peck of pa's malt had Jhem or Shen brewed by arclight and rory
end to the regginbrow was to be seen ringsome on the aquaface.
The fall (bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonner- 
ronntuonnthunntrovarrhounawnskawntoohoohoordenenthur-
nuk!) of a once wallstrait oldparr is retaled early in bed and later
on life down through all christian minstrelsy. The great fall of the
offwall entailed at such short notice the pftjschute of Finnegan,
erse solid man, that the humptyhillhead of humself prumptly sends
an unquiring one well to the west in quest of his tumptytumtoes:
and their upturnpikepointandplace is at the knock out in the park
where oranges have been laid to rust upon the green since dev-
linsfirst loved livvy.

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