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Peter Pan, l'enfant qui ne voulait pas grandir

Peter Pan, ou le garçon qui ne voulait pas grandir
Monique Chassagnol
15 mai 2012 

En 1953, le film d'animation de Walt Disney a fixé l'image de Peter Pan dans l'inconscient collectif, si bien que le garçon vêtu de vert et coiffé d'un chapeau à plume en vient à occulter le personnage crée par James Matthew Barrie en 1902 et repris par son auteur au cours des décennies, dans des ouvrages et des textes très divers. De nos jours, Peter Pan, sans cesse adapté et réadapté, continue à apparaître sous forme d'images, de récits, et de multiples objets dérivés.

L'histoire de Peter Pan n'est pas une histoire simple, ni une histoire gaie. Elle parle d'abandon, de mort, d'éternelle enfance, de souffrance aussi, d'impossibilité de grandir, en particulier pour certains garçons, comme pour l'auteur lui-même. 

James Matthew Barrie, né en 1860, en Ecosse, de même qu'Arthur Conan Doyle et R.L. Stevenson, est issu d'une famille de onze enfants, très unie. Sa mère, protestante et puritaine, est aussi une grande lectrice qui initie ses enfants à la Bible certes, mais aussi à des lectures très variées, dont celle des romans d'aventures. James n'a six ans lorsque son frère David, la veille de ses quatorze ans, se tue accidentellement en patinant sur la glace, près de l'école dirigée par son frère aîné.

Particulièrement brillant, très prometteur, David était le fils préféré de la mère qui demeure alors prostrée et cesse de s'occuper du reste de la famille. Le petit James, pour tenter d'attirer l'attention de sa mère, de retrouver son amour, reprend le rôle de ce frère mort ; il se met à imiter sa voix, ses expressions, porte ses vêtements et finit par lui ressembler fidèlement. Il joue à être David, comme il jouera, sa vie durant, souvent douloureusement, le rôle d'un autre. Sa mère devient attachée à lui comme elle l'avait été à David. Le lien, réciproque, reste durablement très profond : la première publication de J.M. Barrie est une biographie de sa mère.

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Peter Pan in Kensington Gardens, 1906
Arthur Rackham

Dans presque tous les textes de Barrie, par divers détours revient l'image obsédante de David, le garçon qui n'a pas pu grandir et dont l'auteur a repris le rôle, au point qu'il n'a d'abord pas voulu, puis pas pu, grandir. De même, dans l'ensemble de l'œuvre revient le thème de la quête désespérée d'une mère, ou plutôt d'une petite fille tenue elle aussi d'assumer malgré elle un rôle maternel.
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James Matthew Barrie

Adulte, l'auteur garde un visage et une voix d'enfant et ne dépasse jamais la taille de David à sa mort. Lecteur passionné de récits d'aventures, de littérature populaire aussi, il joue avec les enfants, comme un enfant, et à trente-six ans il déclare : "Tout se passe avant l'âge de douze ans ".

Dans le premier chapitre de Peter Pan, il restreint encore les limites en affirmant : "Deux (ans) est le commencement de la fin. " ( 9) (1)

Dans De l'autre côté du miroir (1892), suite d'Alice au Pays des Merveilles, l'un des personnages de Lewis Carroll, Humpty Dumpty, conseille à Alice de s'arrêter de grandir à sept ans, tandis que Kipling propose : "Donnez-moi les six premières années de la vie d'un enfant et vous pouvez garder le reste. " L'idée est dans l'air du temps.


Beaucoup plus étrangement, les événements de la vie de Barrie font retour sur celle-ci. En effet, en 1910, après la mort prématurée de leurs parents, il se retrouve, tout comme Peter, en charge de six garçons perdus, ceux qu'il avait toujours appelés "mes garçons ", pour lesquels il créa Peter Pan, les cinq fils Llewelyn Davies, alors âgés de sept à dix-sept ans. Puis il y eut un sixième orphelin, son filleul, prénommé Peter lui aussi, fils d'un autre héros d'aventure, aventure vécue cette fois, l'explorateur Robert Scott disparu au Pôle Sud en 1912. Plus tard, Barrie vieillissant, atteint d'une sorte de crampe paralysante, se retrouve, à l'instar du vieux capitaine Crochet dont il aimait jadis jouer le rôle, privé de l'usage de sa main droite devenue raide et recourbée comme un crochet. Ainsi, le réel se fait réplique de la fiction.


Après un début de carrière en tant que journaliste, Barrie se tourne vers l'écriture théâtrale dans les années 1890 et devient bientôt un dramaturge célèbre. En 1894 il épouse une jeune actrice dont il divorce en 1909 sans avoir eu d'enfant. Mais en 1897, il fait la connaissance, en promenant son chien, Porthos - ainsi nommé en hommage à Alexandre Dumas - dans les Jardins de Kensington, à Londres, de trois petits garçons, George, John dit Jack, et Michael Davies ; deux autres frères naîtront : Peter et Nicholas, dit Nico. Des années durant, Barrie, invente pour les jeunes Davies des jeux qu'il partage avec eux, mettant en scène pirates, Indiens, bêtes sauvages etc.

PP-Kensigtongardens-smallLes Jardins de Kensington

Pour bien comprendre cette fascination pour l'enfance, il convient d'évoquer le contexte socioculturel et l'image de l'enfant, si longtemps ignorée, d'abord sous le règne long et glorieux de Victoria, reine d'Angleterre et impératrice des Indes, puis sous celui de son successeur, Edouard VII. Avec Victoria, alors que l'Angleterre semble dominer le monde, la confiance et les croyances sont solides, le puritanisme est de rigueur.

Sous le règne, de 1901 à 1910, de son fils, grand amateur de divertissements légers, résolument francophile, le pays se fragilise, les croyances basculent. On désire avant tout de profiter de sa jeunesse, goûter aussi longtemps que possible à tous les plaisirs qu'elle offre. Sous le règne de Victoria, on adule les petites filles sages, vertueuses. Sous Edouard VII on célèbre les petits garçons passionnés de jeux et d'aventures, les jeunes gens téméraires, désinvoltes, hédonistes. L'influence de la littérature française, notamment celle de Huysmans se fait sentir (A rebours, 1884) ; le dandysme de la fin du siècle a laissé ses marques. Déjà Oscar Wilde portait le deuil de sa jeunesse le jour de son anniversaire et son héros, Dorian Gray (1891), tentait désespérément de demeurer jeune et séduisant à jamais.


Dès leur première rencontre, dans la nursery de Londres, Peter déclare à Wendy Darling :

"Je ne veux pas devenir un homme... jamais [....]. Je veux rester pour toujours un petit garçon et m'amuser. Alors, je me suis sauvé à Kensington Gardens et j'ai vécu longtemps avec les fées. " (43)

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Peter Pan in Kensington Gardens, 1906
Arthur Rackham

Peter Pan évolue entre deux mondes : le réel, à Londres, et son île imaginaire, Neverland, le Pays de Jamais. Il raconte à Wendy qu'il a fui sa famille le jour de sa naissance et s'est envolé par la fenêtre, horrifié en écoutant ses parents évoquer son âge adulte. Lorsqu'un an plus tard, il a désiré revenir vers sa mère, il a aperçu par la fenêtre désormais munie de barreaux un autre petit garçon endormi dans son propre berceau. Furieux, jaloux, pensant que sa mère l'a oublié et hâtivement remplacé par un autre, il s'envole vers son pays imaginaire. Il ne reverra plus sa famille, mais il reviendra périodiquement à Londres pour inviter une petite fille à quitter à son tour les siens pour aller jouer à Neverland le rôle de mère.
Les personnages de l'œuvre sont donc d'une part les membres de deux familles londoniennes réelles : celle de Peter, à peine entrevue, celle des Darling - père, mère, jeune servante et grosse chienne qui tient lieu de nurse - et une foultitude des personnages empruntés à la légende et à la littérature : sirènes, fées, pirates, Peaux-Rouges etc. Les prénoms des Darling sont ceux des fils Davies : le père est George, les garçons John et Michael. Le prénom Wendy, très répandu aujourd'hui outre Manche, est en fait un hommage à la fille morte en bas âge de son éditeur Henley, qui, trop petite pour prononcer correctement "my friendy " appelait Barrie "my wendy ". Les pirates portent les prénoms d'enfants d'amis ou des personnages de fiction favoris de l'auteur.


Dans Peter Pan, comme dans bien d'autres romans d'aventures pour garçons alors si populaires, les pirates occupent une place de choix. Leur capitaine, figure remarquable, prince des mers, rebelle haut en couleurs, anneau d'or à l'oreille, jambes de bois, bandeaux sur l'œil, et crochet de fer, est devenu un cliché littéraire.
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Le capitaine Crochet
Walt Disney

Le héros de Barrie, Jack Crochet, squelettique et sombre, au regard bleu tendre qui peut s'enflammer de colère, est tout différent des membres de son équipage qu'il méprise et traite de "chiens ". Il n'a rien à voir avec ces brutes ignares et mal embouchées qui fument la pipe et abusent du rhum. Il fume le cigare des aristocrates et est apparenté à la maison royale des Stuart qu'il singe dans sa mise. Il a fréquenté le collège d'Eton où est éduqué le gratin de la société britannique et où Barrie inscrivit les enfants Davies. Il aime les fleurs et la poésie, s'exprime en langage châtié voire archaïsant, est, tout comme Barrie, un "raconteur de talent " - en français dans le texte - et joue joliment du clavecin.

Personnage ambigu s'il en est, il est terrifié par l'idée de la mort, par ce crocodile au sinistre tic-tac qui sans relâche le poursuit et auquel naguère Peter Pan jeta sa main droite désormais remplacée par le fameux crochet dont il tire tant de fierté. Une haine farouche à l'égard de Peter Pan, cet enfant éternel, insouciant et arrogant, l'anime. Entre eux se multiplient les épisodes d'un combat sanglant, commencé bien avant le début du récit.

A une époque où le thème du double est largement développé dans la littérature anglaise par Lewis, Stevenson, Wilde, très influencés par les Romantiques allemands, Crochet apparaît à la fois comme le double de l'auteur, qui volontiers note leur ressemblance, et, nous le verrons, comme celui de Peter Pan.


Le Pays de Jamais foisonne de personnages hétéroclites, souvenir des lectures d'enfance de l'auteur. La minuscule et lumineuse fée Clochette – en anglais Tinker Bell, nom évoquant à la fois son tintement et son activité de rétameuse – qui accompagne Peter Pan, rappelle la différence entre les fées britanniques et les fées françaises. Coquette et sensuelle, follement attachée à Peter et jalouse de Wendy, elle est capable de commanditer le meurtre de cette dernière.

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Clochette
Walt Disney

Quant aux sirènes, fidèles à leur image traditionnelle, elles chantent dans le lagon tout en coiffant leurs longs cheveux, et tentent de noyer qui s'approche.

La farouche princesse peau-rouge aux mains des pirates est sauvée par Peter, si bien que sa tribu reconnaissante, décerne à ce petit enfant le titre inattendu de "Grand Père Blanc ". Les scènes de poursuites, de combats, de meurtres, sont spectaculaires ; la qualité dramatique de l'œuvre est essentielle.

Car Peter Pan est avant tout une pièce de théâtre. Elle est jouée pour la première fois sur la scène du Duke of York's Theater à Londres, en décembre 1904, le 27, avec un léger retard pour Noël, dû à des problèmes techniques nés de dispositifs scéniques sophistiqués. C'est une pantomime intitulée Peter Pan, ou le garçon qui refusait de grandir. Dérivée de l'arlequinade et de la commedia del arte, la pantomime, "the panto ", est en Grande-Bretagne le spectacle traditionnel pour les enfants à la période de Noël. Dans le cadre d'un authentique théâtre ou plus modestement d'une représentation d'amateurs, la majorité des jeunes britanniques, jeunes ou moins jeunes, les adultes accompagnant les enfants ou participant à l'organisation, a donc l'occasion d'assister à une pantomime et/ou, d'y jouer un rôle. Toutes sortes d'animaux sont sur scène, le rôle titre est joué par une femme en collants. Parmi les acteurs figure souvent un homme d'âge mûr habillé et maquillé de façon extravagante. Il convient en outre de passer d'un décor réaliste à un monde imaginaire. Musique, éclairages et effets spéciaux sont impressionnants. Certains acteurs se spécialisent dans ce type de spectacle, d'autres, par ailleurs célèbres, y participent à l'occasion très volontiers. L'œuvre de Barrie s'inscrit donc clairement dans une tradition culturelle nationale ; 1904 fait date dans l'histoire de la pantomime et de la littérature de jeunesse.
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Nina Bouicicault, créatrice du rôle de Peter Pan au Duke of York's Theatre (décembre 1904)

Dans Peter Pan, les genres, ou plutôt les catégories littéraires et artistiques, s'entrechoquent violemment : récit mythologique, roman domestique, roman d'aventure, récit féerique, ballet, musique, chansons, etc. L'auteur se réapproprie, sans cacher sa dette, les récits d'aventures si populaires à l'époque, ceux de R.L. Stevenson en particulier. Les représentations sont de véritables tours de force techniques. La pièce réunit quelque cinquante acteurs, danseurs, musiciens, chanteurs, un orchestre au complet et tout un ballet volant qui évolue au dessus de la scène grâce à un système de poulies très sophistiqué. L'intelligentsia londonienne déchaîne son enthousiasme. Nombreux sont les adultes, notamment Baden Powell, fondateur du mouvement scout, qui y assistent régulièrement.

L'arrivée de Peter sur la scène a été précédée par plusieurs textes de Barrie. Dès 1901, en effet, il compose on l'a vu un album en seize chapitres illustré de trente-cinq photographies prises au cours de leurs jeux. Lui-même est Swarthy (basané), prédécesseur du Capitaine Crochet. En 1902, dans un roman intitulé Le Petit Oiseau Blanc, le personnage de Peter Pan, apparaît pour la première fois : c'est un bébé âgé d'une semaine qui, redoutant de devoir grandir, s'enfuit par la fenêtre et retourne vivre sur une île dans les Jardins de Kensington. L'auteur explique au passage que tous les enfants de Londres étaient jadis des petits oiseaux vivant dans ces jardins : lorsqu'un couple désire un enfant, il l'attire avec un morceau de gâteau et vient tout simplement le chercher dans les arbres...
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Couverture de L'oiseau blanc (1906)
Arthur Rackham

En 1906, quatre plus tard, Barrie fait éditer un livre d'art, illustré par un illustrateur célèbre, Arthur Rackham, qui représente Peter comme un nourrisson grassouillet vivant parmi les fées et les oiseaux. Il s'agit d'un ouvrage imposant, onéreux, destiné à un public adulte : Peter Pan in Kensington Gardens.
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Peter Pan in Kensington Gardens, 1906
Arthur Rackham

Mais la version la plus connue aujourd'hui des histoires de Peter, est un roman, publié en 1911, dont le titre évolue au fil des années ; jusqu'en 1921 c'est Peter and Wendy qui devient dans les éditions ultérieures Peter Pan and Wendy, puis finalement Peter Pan, le héros éliminant peu à peu l'héroïne.
En 1912, Peter réapparaît sous forme de statue commandée par Barrie au sculpteur Sir George Frampton. Elle est élevée en secret dans les jardins de Kensington où elle se trouve encore aujourd'hui, le 1er mai, jour des fêtes celtiques de Beltaine qui marquent le début de la saison d'été, le passage des ténèbres à la lumière.
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Statue de Peter Pan dans les Jardins de Kensington
Sir George Frampton

En 1928, vingt-quatre ans après la première représentation, après avoir sans cesse apporté des modifications importantes au texte et aux didascalies, Barrie se laisse enfin convaincre de publier sa pièce. Dans sa dédicace aux jeunes Davies, il déclare ne pas avoir le moindre souvenir de l'avoir écrite :

"[....] mon troublant aveu : ne plus me souvenir d'avoir écrit Peter Pan, ce texte que l'on publie à présent pour la première fois, longtemps après qu'il a fait son entrée en scène [...] Je suis capable de me remémorer la rédaction de chacun de me textes [...] sauf Peter [...] Comment prouver qu'elle est bien de moi ?
[ ...] N'importe lequel de vous cinq peut revendiquer la paternité de cette pièce.... "[...] nombre des enfants que j'ai vu jouer à Peter Pan [...] auraient pu l'écrire sans peine. (2)

A cette date, deux des fils Davies sont morts : George, dans les tranchées, en 1914, à vingt-et-un ans, et Michael, à vingt-et-un ans lui aussi, noyé à Oxford en 1921. En 1960, bien après la mort de Barrie survenue en 1937, Peter Davies, qui qualifiait Peter Pan de chef-d'œuvre terrible, se jette sous un train à Londres.
Du vivant de Barrie, de nombreux auteurs s'approprient le personnage de Peter et en reprennent l'histoire. Depuis lors, Peter Pan, régulièrement porté à la scène, a été adapté de multiples manières, en textes, en images, sur le grand et petit écran, sous forme de comédie musicale, de séries télévisées, de jeux vidéo etc., s'adaptant sans cesse aux nouvelles technologies..
D'emblée, le nom du personnage éponyme, en forme d'oxymore, est révélateur. Peter est le prénom du troisième fils Davies, âgé de cinq ans lors de la première apparition de Peter Pan, de sept ans lors de la première représentation de la pièce. Le patronyme, Pan, évoque bien sûr le dieu grec, souvent représenté dans les textes de l'époque, le plus jeune des dieux, le seul qui connaît la mort. Sa mère, une nymphe, horrifiée par sa laideur, l'abandonne dès sa naissance. Son père - Zeus ou Hermès ? la paternité demeure imprécise - sans toutefois le reconnaître pour fils le conduit sur l'Olympe pour amuser les dieux. Impétueux, Pan, étymologiquement "le tout ", est, comme Peter Pan là encore, celui qui sème la panique, celui qui affole voire terrifie. Si Peter Pan n'a pas la sexualité débridée du dieu grec, loin s'en faut, il pourchasse lui aussi les demoiselles auxquelles, à leur grande déception, il demande... d'être sa mère. Ni le dieu Pan ni Peter Pan ne forment jamais de couple. Tous deux, pour toujours sans famille, sont promis à l'errance et à la solitude, sans descendance.

PP-Dieu-Pan-smallThe faun and the fairies, c.1830
Daniel Maclise

Barrie présente d'emblée Peter Pan comme une figure légendaire faisant partie de l'inconscient collectif, de l'imaginaire enfantin. Lorsqu'une nuit de décembre, alors que la servante prépare les puddings de Noël, il s'introduit chez les Darling par la fenêtre de la nursery, la petite Wendy le reconnaît avant même de l'avoir vu. La mère, devenue adulte, ne se souvient que vaguement de ce garçon éternel dont on raconte qu'il accompagne les enfants morts lors de leur dernier voyage pour les rassurer au moment du grand départ ; autre figure de Charon, jeune nocher des enfers.
Il propose à la petite Wendy, à la fois attristée et impressionnée par son histoire, et qui, elle, semble fort attachée à sa famille et bien décidée à fonder la sienne à son tour, à voir grandir ses enfants, de s'enfuir avec lui ; elle accepte avec délices non sans avoir gentiment minaudé au cours d'une longue scène de séduction, avec cris et chuchotements et baisers volés :

Wendy se sentit devenir subitement femme des pieds à la tête [...] (42)
[...] elle fut la première à le tenter. Il revint vers elle avec, dans le regard, une lueur
d'avidité qui aurait dû l'alarmer mais dont elle ne se soucia pas. [...]
Bien sûr il lui était agréable d'être ainsi sollicitée demandée mais elle lui répondit :
- Oh mon Dieu, mais je ne peux pas. Pense à maman ! En plus je ne sais pas voler.[...]
- Je t'apprendrai.
- Oh, ça doit être merveilleux !
- Ooh, je t'apprendrai à sauter sur le dos du vent et nous partirons ensemble.
- Ooh, fit-elle extasiée.
- Wendy, Wendy, pendant que tu dors dans ton lit absurde, tu pourrais être en train de voler avec moi et de parler aux étoiles
- Oh ! [...]
Peter devenait de plus en plus insidieux. [...]
- Wendy, nous serions pleins de respect pour toi.
[...]
- Jamais aucun de nous n'a été bordé dans son lit
- Ooooh, fit-elle en lui tendant les bras.( 48-50)
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Peter Pan et Wendy/W. Disney

La demoiselle n'a alors qu'une pensée fugitive pour sa propre mère. Sans doute Mme Darling eût-elle répugné à voir sa fille chérie s'envoler en compagnie de ce garçon fascinant mais peu recommandable vers une île lointaine très mal fréquentée, où rodent lions, tigres, ours et autres bêtes sauvages, pour veiller sur toute une tribu de sauvageons vêtus de peaux de bêtes, en manque sévère de compagnie féminine. Le roman s'ouvre sur une scène entre mère et fille qui annonce le thème développé et donne le code de lecture ; nul n'échappe au temps, à l'âge adulte, à la mort :

Tous les enfants, sauf un, grandissent. Ils savent très tôt qu'ils grandiront. Voici comment Wendy le découvrit. Un jour - elle était alors âgée de deux ans -, comme elle jouait dans le jardin, elle cueillit une fleur et courut l'offrir à sa mère. Sans doute était-elle en cet instant radieuse car Mme Darling, la main posée sur son cœur, s'écria : ""Oh, si seulement tu pouvais rester ainsi à jamais ! Elle n'en dit pas plus long mais, dès cet instant, Wendy sut qu'elle était condamnée à grandir. ( 9)

Tel est le douloureux postulat de départ énoncé par Barrie ; la perte de l'enfance est une fatalité et un drame. Les petites filles, grâce à leurs mères, le comprennent intuitivement très tôt. Ce premier chapitre continue avec le récit de la naissance un brin rocambolesque du couple Darling. Bientôt la jeune mariée rêve de bébés qui, à peine nés, frôlent déjà la mort. A la naissance du premier enfant, Wendy, le nouveau père, banquier dans la City, stéréotype du britannique bien intégré dans la société, après avoir évalué le prix de revient, exorbitant selon lui, d'un nourrisson, juge qu'il est raisonnable de le supprimer illico. Devant les supplications de la mère, il accepte un essai d'un an. Même macabre projet lors de la naissance du deuxième, John, puis du troisième, Michael, néanmoins mieux accueillis en tant que garçons. Dès la naissance, la mort est conviée par le géniteur lui-même. Les trois enfants Darling ont la vie sauve de justesse. Ils ont bien failli ne pas pouvoir atteindre l'âge adulte.

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The Peter Pan Picture Book - 1907
Alice Woodward

Peter Pan met en scène et en lumière plusieurs situations familiales. Alliances obtenues ou refusées, couples improbables, filiations véritables ou imaginaires, abandons, enlèvements d'enfants, infanticides envisagés, adoptions demandées, refusées, manquées. La famille, toujours menacée, décomposée et recomposée, se décline ici sous toutes sortes d'inquiétantes formes. Les apparences y sont trompeuses, les rôles familiaux bizarrement changeants. Cette hésitation quant à la place de chacun au sein de la famille est mise en évidence sur la scène par le fait que, selon les règles de la pantomime, les rôles féminins sont le plus souvent interprétés par des acteurs et vice versa. Le même comédien, Gerald du Maurier, oncle des enfants, Davies, est à la fois M. Darling et le capitaine Crochet. Le rôle de Nana, la chienne-nurse, est confié à un homme, les garçons perdus sont joués par des femmes, de même que Peter Pan, ce qui accentue son caractère androgyne et la dualité des individus au sein de la famille.
Au Pays de Jamais, les jeunes Darling sont invités par Peter à reconstituer un semblant de famille, où le rôle de chacun peut basculer subitement. Wendy est censée être la mère des six garçons perdus, de ses propres frères et de Peter, soit de neuf garçons au total. Quant à Peter, il fait fonction de chef respecté, redouté, redoutable en effet. Car les garçons perdus sont des enfants tombés de leurs landaus tandis que leur nurse négligente les promenait dans les jardins de Kensington. Peter Pan a recueilli, comme adopté, ces malheureux, jamais réclamés par leur propre famille, étonnamment oublieuse. Mais s'il les arrache à une mort si proche de leur naissance, il se montre plus dangereux encore que leurs véritables parents car s'ils désobéissent à sa règle absolue : ne pas grandir, il les exécute sur le champ sans remords :

Leur nombre varie beaucoup sur l'île selon qu'ils se font tuer ou non ; et aussi quand ils semblent commencer à grandir – ce qui est contre les règles. Peter les élimine alors sans pitié. " (70-71). Wendy se complaît dans le rôle de mère de famille nombreuse que lui attribue Peter. 

PP-Wendy enfants perdus-smallThe Peter Pan Picture Book - 1907
Alice Woodward

Soulignant les ressemblances physiques, elle déclare aux garçons perdus que Peter est bel et bien leur père, le chef de famille dont il convient de respecter les ordres, ce qui le flatte. Mais dès que l'idée de couple, de procréation se fait jour, Peter, personnage éthéré qui refuse que quiconque le touche, recule vivement. Alors que Wendy insiste, il inscrit clairement leur relation dans le faire semblant et se pose alors comme fils, non plus comme père :

- Mais ce sont nos enfants, Peter, les tiens et les miens.
- Pas pour de bon, tout de même, Wendy ? demanda-t-il anxieusement.
- pas si tu n'en as pas envie, répondit-elle.
Elle l'entendit pousser un soupir de soulagement [...]
- Peter, quels sont au juste tes sentiments pour moi ?
- Ceux d'un fils dévoué, Wendy.
- C'est bien ce que je craignais, dit-elle.
Elle alla s'asseoir à l'autre extrémité de la pièce.
-Tu es tellement bizarre, dit-il, désorienté ; et Lys Tigré est comme toi. Elle veut quelque chose pour moi mais elle dit qu'elle n'est pas ma mère.
- Alors, à quoi pense-t-elle ?
- Ce n'est pas à une dame de te le dire. (144-145).

Que ce soit Clochette, Wendy ou la princesse indienne Lys Tigré, toutes succomberaient volontiers aux charmes de Peter ; mais il demeure insensible, ne comprenant rien aux affaires de cœur ni de corps. Terrifié par l'idée de paternité, il avait fui jadis l'image insoutenable de ses parents réunis auprès de son berceau, de l'union des corps qui lui fait horreur, de l'acte sexuel dont il est le fruit. Adulte, il devrait sans doute répéter pareil acte, en devenir coupable en somme. L'un des garçons perdus semble lui aussi se représenter la procréation comme abominable. Wendy, désireuse d'entretenir le souvenir de sa famille, présente à ses frères et aux garçons l'histoire vraie de ses parents comme s'il s'agissait d'un conte :

- Ils étaient mariés, voyez-vous, reprit Wendy, et qu'avaient-ils, à votre avis ?
- Des rats blancs ! (148).

La reproduction apparaît monstrueuse ; elle engendre une autre espèce, celle du rat, dont la valeur symbolique en Occident est très négative, le caractère albinos de la bête la représentant en outre comme dégénérée : double abomination. Peter, qui s'agace de ces récits relatifs au réel, à la naissance, aux enfants qui grandissent, est en demande au contraire de contes merveilleux. Ayant entendu Mme Darling raconter à Wendy une "histoire si jolie " ( 48) - en fait "Cendrillon " -, il souhaite que la petite fille la lui raconte à son tour. Mais tandis que Peter y voit l'échec d'un jeune homme à retrouver la propriétaire de la célèbre pantoufle, la fillette, étonnée par cette interprétation, y voit au contraire une rencontre heureuse et le bonheur durable d'un couple :

- [ l'histoire ] du prince qui n'arrivait pas à trouver la jeune fille qui portait la pantoufle de vair.
- Peter, dit Wendy avec animation, c'était Cendrillon et il a fini par la trouver et ils ont vécu toujours heureux. ( 48 )

 

PP-Peter-Bedford-smallPeter and Wendy - 1911
Francis Donkin Bedford 

Au Pays de Jamais il n'y a pas de couple heureux. On vit en groupes organisés, en lutte constante, mortelle, les uns contre les autres, mais jamais en familles traditionnelles. Les pirates sont un équipage d'hommes ; leur vieux capitaine est solitaire. La princesse indienne refuse déclare préférer de loin la mort au mariage. Des cellules familiales improvisées, improbables, apparaissent, où se mêlent étrangement humains, animaux, fées, etc. Alors que Wendy adopte un lionceau orphelin, Peter, menacé de noyade imminente, est provisoirement recueilli et en fin de compte sauvé par une mère-oiseau qui lui offre pour embarcation son nid pourtant rempli d'œufs, prête à sacrifier sa propre famille à cet enfant qui se proclame oisillon éternel. Le redoutable capitaine Crochet lui-même, aux sombres charmes duquel Wendy manque un instant de succomber, supplie, étonnamment, cette enfant londonienne de devenir sa mère. Jaloux des garçons perdus auprès desquels elle a accepté de jouer ce rôle, il décide de les exterminer.
L'obsession de la mère est au cœur de l'œuvre ; mère rêvée, mère désirée, mère détestée aussi. Mme Darling, en apparence épouse si docile, si dévouée en à sa famille, est en réalité une mère abusive qui empêcherait volontiers ses enfants de grandir, qui furète dans leurs pensées, en même temps qu'une épouse qui joue de la médiocrité de son conjoint, fragile et capricieux comme un enfant. Tout en faisant mine de lui laisser le beau rôle, celui de petit tyran, qu'il affectionne, c'est elle qui mène le jeu et gagne la partie. Après la fuite de ses enfants dont il est en partie responsable, M. Darling élit domicile dans la niche de la chienne-nurse, bien meilleure éducatrice que les parents, et s'offre ainsi en spectacle, avec succès d'ailleurs, dans tout Londres. Alors que sa femme lui donne sans cesse du "O George ", nom du roi régnant au moment de la publication du roman de Barrie et saint patron de l'Angleterre, il l'appelle constamment "Maman " et lui demande de jouer une berceuse pour l'endormir. Ainsi, la mère étouffe le père et le cantonne dans l'enfance.
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Quant à Peter, réfugié dans cette éternelle enfance qu'il revendique haut et fort, en quête constante d'une mère de substitution, il joue à créer une improbable famille au creux d'un arbre, mais tue ses garçons s'ils d'avisent de grandir. D'emblée, durant leur vol périlleux vers l'île, il joue avec la vie des enfants Darling qui, encore inexpérimentés, risquent à tout instant de s'abîmer en mer :

A peine étaient-ils assoupis qu'ils tombaient. Pis encore, Peter trouvait cela très drôle. [...]
- Sauve-le ! Sauve-le ! hurlait Wendy regardant, horrifiée, la mer au-dessous d'eux.
Alors Peter, après quelques instants, exécutait un piqué et rattrapait adroitement Michael juste avant qu'il touche les vagues. Mais il attendait toujours la dernière seconde et l'on se rendait bien compte que seule sa dextérité l'intéressait et qu'il se moquait bien de sauver la vie d'un être humain [...] Si bien que s'il vous arrivait à nouveau de tomber, peut-être cette fois ne ferait-il pas un geste. (58)

A leur arrivée, Peter aperçoit un pirate endormi dans la pampa. En guise d'entrée en matière, par jeu autant que par fanfaronnade il propose de le tuer : "- Tu en tues beaucoup ? " demande le petit John émerveillé "- Des masses. " (64) affirme Peter au gamin est en extase. Au Pays de Jamais, toutes les raisons sont bonnes pour exterminer autrui : vengeance, jalousie, jeu surtout. Tous les moyens sont bons aussi : flèche, sabre, poignard, poison, poudre, feu, eau. Le narrateur, intervenant dans son récit, s'adresse à son lecteur et, comme se plaisant à son propre jeu, l'invite à s'en faire complice et à passer à l'acte, à se distraire en sa compagnie. Pour montrer avec quel mépris et quelle élégance Crochet tue un pirate qui, maladroit, a failli abîmer son col en dentelle, le narrateur suggère : "Tuons maintenant un pirate, pour illustrer la méthode de Crochet " (76).
Au cours du combat final au cours duquel périt le capitaine Crochet, le narrateur interpelle à nouveau son lecteur, en fait un spectateur ravi des scènes du massacre :

Maintenant, lecteur, minutez avec votre montre le déroulement de l'action.
Peter frappa juste et fort. John plaqua ses deux mains sur la bouche du malchanceux pirate pour étouffer ses derniers gémissements. L'homme s'abattit en avant et quatre garçons l'attrapèrent au vol pour amortir le choc du corps sur le pont. Peter donna le signal et le cadavre fut balancé par-dessus bord. Il y eut un floc dans l'eau, puis le silence. Combien de temps leur avait-il fallu ?
- Et d'un ! (Flocon avait commencé à compter.) (196).

A mesure que la liste des morts s'allonge, le garçon continue à compter allègrement : "Et de deux ! " Puis "cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze " (203)

PP-Fight-Hook-smallThe Peter Pan Picture Book - 1907
Alice Woodward

Chacun se fait à la fois tueur, victime ou sauveur, se plaisant là encore à intervertir ces rôles. La mortelle poursuite bouscule les genres littéraires, et cette cacophonie amuse le lecteur adulte. Ainsi, la fée du conte ordonne le meurtre de la petite londonienne du récit domestique, que la sirène de la mythologie tente de noyer. Cette même fée échappe de peu au poison destiné au héros éponyme, versé par le pirate du roman d'aventures. Ces derniers sont prêts à attaquer les Indiens toujours sur le sentier de la guerre ; ils finissent par se décimer mutuellement. La princesse peau-rouge, promise à la mort par le capitaine, est sauvée par l'éternel. Tout l'équipage ou presque des forbans périt de la main d'une bande de gamins eux-mêmes rescapés de justesse. Quinze des personnages principaux sont massacrés et toute une tribu d'Indiens a été antérieurement exterminée. Sans parler des innombrables victimes anonymes de Peter, aussitôt oubliées. Même les personnages à peine évoqués apparaissent comme promis à la mort : ainsi Peter, en danger de noyade, évoque le triste sort des marins abandonnés sur une île déserte ; on pense au Ben Gunn de L'île au Trésor de Stevenson. Barrie reprend volontiers les personnages de R.L. Stevenson qu'il admire et avec lequel il entretient une correspondance. En évoquant les épisodes de L'ïle au trésor, comme pour leur donner une suite, il rend hommage à son maître.

Barrie, nourri de littérature par sa mère à laquelle il était tendrement attaché, passionné dans son enfance par les romans d'aventures, déclarait volontiers combien il lui était difficile de quitter ses jeux et ses lectures de jeunesse. Pour les enfants Davies, avec Peter Pan, il revisite ses textes favoris, rejoue en quelque sorte sa propre enfance dont la mort de son frère David l'a en quelque sorte privé.

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Michael Davies en Peter Pan
Photographie de J.M Barrie (Août 1906)

Peter Pan se représente la mort comme le summum de l'aventure. Il la sent approcher avec exaltation à mesure que monte la marée :

Une seconde plus tard, il se tenait à nouveau tout droit sur le haut du rocher, un large sourire aux lèvres et le cœur battant comme un tambour dans sa poitrine. Et ce tambour disait : "La mort sera une prodigieuse aventure " (130).

Ce qui fascine cet enfant éternel qui a refusé la condition humaine, devenant en quelque sorte prisonnier de l'enfance, ce n'est pas véritablement la mort, c'est "mourir ", le beau geste dramatique, la grande scène finale, précédant le tonnerre d'applaudissements.
Crochet, le vieux pirate, ennemi mortel de Peter dont il envie l'arrogante jeunesse, la voit au contraire venir avec angoisse, sous la forme du crocodile qui partout le poursuit et dont le sinistre tic-tac marque le passage du temps.

PP-Hook-crocodile-smallThe Peter Pan Picture Book
Alice Woodward

Au lendemain du combat final au cours duquel périssent les pirates sur leur navire, Peter, débarrassé de son ennemi, reprend le rôle de ce dernier, comme lui donnant un second souffle. D'emblée, il s'était présenté à Wendy comme capitaine. Désormais, il exige de la petite fille qu'elle lui confectionne des vêtements à partir de ceux de Crochet. Il se campe fièrement sur le pont, terrifiant ses garçons "les traitant comme des chiens " ( 210), tout comme Crochet traitait ses hommes. Là encore on retrouve le thème du double très présent dans la littérature de l'époque :

Ils avaient tous - les garçons perdus - endossé les tenues de pirates, coupées à la hauteur du genou, s'étaient rasés de près et, leurs culottes retroussées, ils roulaient des épaules comme de vrais loups de mer.
Inutile de dire qui était capitaine.


PP-Peter-captain-smallPeter Pan
Walt Disney

[...] Peter [...] ayant rassemblé l'équipage, il les gratifia d'une brève allocution. Il leur dit qu'il espérait les voir se conduire en valeureux gens de mer, tout en n'ignorant pas qu'ils n'étaient que la lie de Rio et de la Côte de l'or et que, s'ils montraient les dents, il les briserait sans pitié.
Il demeura longtemps dans la cabine, le porte-cigares de Crochet à la bouche, un poing serré à l'exception de l'index, qu'il pliait et tendait de façon menaçante, comme un crochet. (210)

Alors que dans l'île la mort, violente, exaltante, enflamme l'imaginaire, à Londres, dans la famille Darling, elle frappe à petits coups et éteint peu à peu, l'une après l'autre, la vie de chacun des membres, devenus vieux. A la fin du récit, l'auteur déclare, sans émotion aucune, le décès de ses personnages principaux, comme si lui-même s'en débarrassait sans regrets. Nana, la chienne-nurse, fiable et fidèle, devenue insupportable sur ses vieux jours, trépasse tranquillement. Exit de même Mrs Darling, la mère, déclarée morte et oubliée. Wendy s'affaiblit et bientôt disparaîtra discrètement à son tour. Ils avaient accepté de grandir : ils meurent oubliés.

Après cette escapade débridée dans le monde imaginaire, lieu magique d'un concentré d'enfance, de violence et de mort, c'est le retour à Londres. Là cesse le jeu et se reforme, s'agrandit, la véritable famille. Les garçons perdus acceptent avec enthousiasme d'être adoptés par les Darling, ce que Peter refuse furieusement. Par la fenêtre où il arriva, il observe les retrouvailles, avant de repartir vers Neverland :

- Je ne veux pas être un homme. [...] répète-t-il.
"Oh ! mère de Wendy, si j'allais me réveiller et sentir que la barbe pousse à mon menton ! " (225)

La perspective de se retrouver en mâle adulte, en Pan poilu, lui fait horreur. Repoussant violemment cette mère, il continue : "– Arrière, madame, dit-il. Personne ne va me coincer pour faire de moi un homme. " (226). Les garçons perdus, tout comme les enfants Darling, sont envoyés à l'école puis s'installent confortablement dans le quotidien banal, se coulent dans le moule social. Totalement oublieux de leur folle équipée avec Peter, ces gamins intrépides deviennent bientôt des personnages falots. Non sans ironie, non sans amertume, l'auteur écrit : "[...] bientôt ils rentrèrent dans le rang et devinrent aussi ordinaires que vous et moi, Pierre, Paul ou Jacques. " (228). Caricatures du citoyen britannique, les uns se rendent au bureau, portant serviette en cuir et parapluie. Le plus prétentieux convole avec une jeune personne titrée et devient lord. Le plus balourd, devenu juge, porte dignement la perruque. Comme si l'auteur préférait ne pas s'étendre sur pareille banalité, comme si la fin de cette belle histoire l'affligeait, mettant fin à tout commentaire il écrit : "il n'y a donc pas grand-chose à en dire " (231).

L'histoire de Peter, qui s'inscrit entre le solstice d'hiver et le solstice d'été, puisque le départ se fait fin décembre et le retour à Londres fin juin, est à la fois linéaire et cyclique. Linéaire parce que ce récit d'aventures, enchâssé dans un récit domestique commençant par le départ des enfants et se terminant par les retrouvailles familiales, a bien un commencement et une fin. Cyclique parce que Barrie présente son récit comme l'un des épisodes parmi tant d'autres des aventures sans fin de Peter Pan, parmi lesquels il effectue un tirage au sort en jetant les dés ; le texte se fait fruit du hasard. De nombreuses aventures ont précédé, d'autres suivront, toutes maillons d'une chaîne, ou plutôt fils d'une trame de plus en plus riche à mesure que passent les générations.
Peter, oublieux du passé, étranger à l'avenir, sépare pour un temps les familles et se plaît autant à frôler la mort qu'à la donner. Mais à la fin du compte et du conte, il est finalement, bien malgré lui sans doute, celui qui réunit les familles, les agrandit, les soude, même si, dans le monde réel, tout finit par mener à une mort aussi banale que la vie elle-même. Au sein d'une famille, les enfants deviennent des adultes qui à leur tour seront amenés à fonder la leur, bancale sans doute, inquiétante souvent, terrifiante parfois, en dépit des apparences, mais dont ils se satisferont.
Ce récit dédié à des petits garçons, dont les héros sont majoritairement des personnages masculins, apparaît comme une ode aux petites filles sans lesquelles l'histoire sans fin de Peter ne saurait exister. Pour que se perpétue sa mémoire, Peter doit périodiquement quitter son pays imaginaire où il est exilé volontaire et faire irruption dans le monde réel, au sein d'une famille réelle. Dans l'épisode que raconte ici Barrie, arrivé chez les Darling où il a perdu son ombre, Peter, qui ne parvient pas à la recoller à son pied avec du savon, s'effondre en sanglotant.

PP-Peter-shadow-smallPeter Pan
Walt Disney

C'est Wendy qui, en recousant cette ombre avec fil et aiguille, geste domestique, féminin, restitue au personnage sa substance. Sa fille, puis sa petite fille, l'accueilleront et le consoleront elles aussi, et le suivront au Pays de Jamais. Ainsi commencera et bientôt se terminera un nouvel épisode. Là se joueront d'autres scènes qu'une petite fille racontera à son tour à ses enfants, perpétuant ainsi le souvenir de Peter qui lui n'en a aucun hormis celui de sa fuite initiale. Lorsqu'il revient voir Wendy, après avoir souvent oublié ses promesses de retour, il ne se souvient ni de Crochet, ni de Clochette, qui fut pourtant prête à mourir par amour pour lui :

- Qui est le capitaine Crochet ? demanda-t-il avec intérêt [...]
- Tu ne te rappelles pas, dit-elle, stupéfaite, comment tu l'as tué et nous a sauvé la vie.
- Je les ai tous oubliés après les avoir tués, répondit-il avec insouciance. (229).

Et à propos de Clochette : "- Il y a tellement de fées, dit-il. C'est bien possible qu'elle n'existe plus. " (ibid.)

PP-Tinker-save-Peter-smallThe Picture Story Book of Peter Pan, 1931
Roy Best

Une série de petites filles, Jane, Margaret et leurs descendantes, clones de leur mère, accepteront de quitter leur famille, de partager les aventures de Peter et à Neverland, de jouer avec lui, quelque temps, mais pas trop longtemps, au papa et à la maman et de frôler la mort. Mais, ancrées dans le réel, bientôt lassées de ce couple et de cette famille imaginaires, elles souhaiteront retrouver leur véritable famille, grandir, devenir épouses et mère. Certes elles s'éteindront l'une après l'autre, mais en se faisant conteuses de génération en génération, elles régénèreront le mythe de l'enfant éternel. Grâce à elles, les enfants nourrissent leur imaginaire et les adultes conservent un peu de cet esprit d'enfance, de ce pouvoir d'émerveillement qu'on dit si précieux et qui permet de ré-enchanter sinon le monde, du moins, pour un temps, le quotidien :

Lorsque Margaret (la petite-fille de Wendy) aura grandi, elle aura une fille qui deviendra à son tour la mère de Peter et ainsi se suivront les générations tant que les enfants resteront gais, innocents et sans cœur. (239).

Eternelles fuites, éternels retours de Peter, éternel retour aussi de son histoire. Dans un essai intitulé "Du conte de fées " Tolkien écrit :

Les enfants sont faits pour grandir et non pour devenir des Peter Pan. Non pour perdre l'innocence et l'émerveillement, mais pour avancer dans le voyage fixé : ce voyage dans lequel il n'est certainement pas meilleur de progresser dans l'espérance que d'arriver au but, encore que nous devions voyager avec l'espoir pour arriver. Mais c'est une des leçons données par les contes de fées [...] qu'à la verte jeunesse, godiche et égoïste, le danger, le chagrin et l'ombre de la mort peuvent conférer la dignité, et même parfois la sagesse(3)

C'est sans doute à ce passage dangereux, à ce voyage aventureux vers la dignité et la sagesse que Barrie invite son jeune lecteur, tout en célébrant avec Peter Pan l'enfance, éternelle et jubilatoire.

PP-Wendy-Flies-smallThe Peter Pan Picture Book - 1907
Alice Woodward

(1) Toutes les notes sont en référence au roman publié en 1911 : Peter Pan, Gallimard 1997, traduction Henri Robillot. Le numéro de page figure entre parenthèses.
(2) J.M Barrie, Peter Pan ou le garçon qui ne voulait pas grandir (la pièce), Rennes, Terre de Brume, 2004, pp 39-40-41 Traduction Franck Thibault.
(3) J.R.R. Tolkien, « Du conte de fées » in Faërie (1949), traduction de Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, « Pocket » 1974, p.175.

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De gauche à droite :
Charles Andrew Hafner : Peter Pan - Carl Schurz Park à New York
Cecil Thomas : Peter Pan et Clochette - Dunedin Botanic Garden - Nouvelle-Zélande
Richard Slessor : Peter Pan - Kirriemuir, lieu de naissance de J.M Barrie - Ecosse
Diarmuid Byron O'Connor : Peter Pan et Clochette - Londres