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Les racines de l'hégémonie américaine

Le mardi 10 octobre 2006

par Claude FOHLEN
Professeur émérite Université Panthéon Sorbonne

Les États-Unis présentent un cas unique dans l’histoire de l’Humanité, celui d’une accession très rapide à l’hégémonie. 
Créés comme État en 1776, un peu plus d’un siècle plus tard, ils imposent leur suprématie au monde, à la fois dans le domaine économique, où ils initient des nouvelles méthodes de travail, de production et de commercialisation, dans la culture, où ils substituent à une culture élitiste une culture populaire par l’entremise du cinéma, et surtout dans le domaine politique, où ils assurent la relève d’une Europe exsangue, devenue victime de ses propres déchirements. 
Ainsi, ils sonnent en 1898 le glas du plus vieil empire colonial, celui de l’Espagne, imposent leur paix à l’Europe en 1918, la sauvent de la dictature en 1945, et apparaissent désormais comme les champions de la démocratie. Surgit alors un monde bipolaire qui se ruine dans la guerre froide et finit par leur laisser, au moins temporairement, l‘hégémonie, en attendant que s’affirme un remplaçant qui sera probablement asiatique. Europe, Amérique, Asie, ainsi naissent et disparaissent les empires.
“ Tout empire périra”, a pu titrer un historien.

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Un Nouveau Monde (Monument Valley)

Si l’on fait un bref retour sur les pays qui ont précédé les États-Unis dans ce domaine, on mesure le fossé qui les en sépare. L’Espagne impose son hégémonie au XVIème siècle, au terme d’une déjà longue histoire et grâce à la conquête des richesses d’un Nouveau Monde qui vient d’être découvert; la France rayonne avec Louis XIV, puis perd rapidement son hégémonie à la suite de la ruine de son premier empire colonial au XVIIIème siècle, avant le succès éphémère de Napoléon en Europe continentale. Surgit alors l’Angleterre, elle aussi vieille nation dont l’hégémonie est fondée sur la domination d’un immense empire colonial, soutenu par une maîtrise incontestée des mers. Rien de tel pour les États-Unis, héritiers d’une ancienne colonie, qui n’ont jamais possédé d’empire colonial. Il s’agit bien d’une hégémonie d’un type nouveau, dont il importe de faire ressortir l’originalité en étudiant ses racines.

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1 – Les principes

Au départ, on trouve la conviction religieuse, fortement ancrée dans la mentalité américaine, d’une mission dont est chargé ce peuple choisi par Dieu. Cette conviction remonte aux origines mêmes de son histoire : les Pèlerins du Mayflower, en route vers le Nouveau Monde, signent un pacte, le Covenant, dans lequel ils s’engagent à créer le royaume de Dieu dans la nouvelle colonie de la Baie, le futur Massachusetts. 

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Mayflower

Nous sommes en 1620, ce sont des Puritains qui ont décidé de fuir l’Europe, en l’occurrence les Pays-Bas et l’Angleterre – pourtant tous deux protestants – parce qu’ils ne peuvent plus y exercer leur culte en raison de l’emprise du vice, alors qu’ils pensent que c’est possible sur un continent vierge étranger au mal. 
“… Ayant entrepris pour la gloire de Dieu et les progrès de la foi chrétienne…un voyage pour implanter la première colonie dans le Nord de la Virginie… par les présentes et en présence de Dieu, nous nous engageons (à créer) un corps politique civil pour une meilleure organisation, préservation et développement desdits buts…”

Ce pacte recèle un esprit messianique sous-jacent à toute la société américaine et que l’on retrouve tout au long de l’histoire américaine, jusqu’au XXIème siècle. Les Pèlerins fondent donc une colonie qui vit sous un régime théocratique, à la fois autoritaire, puisque les pasteurs imposent leur suprématie, et démocratique, puisque tous les fidèles participent à la vie politique. C’est la régime idéal, et celui qu’ils veulent imposer outre-Atlantique d’où découle ce côté missionnaire, inséparable de l’histoire américaine et sous-jacent à l’expansion.

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Il convient de rappeler que les États-Unis ont fourni le terreau aux dénominations qui pullulent, Adventistes, Mormons, Baptistes, Amishs… qui répandent par le monde leurs zélateurs, convertissent les peuples d’Europe, d’Asie, et pas seulement des Sauvages.

Il convient également de se demander comment, dans ce pays qui se veut démocratique, un État théocratique, l’Utah, a pu se développer en plein XIXème siècle. avant d’être admis tardivement dans l’Union. Ces dénominations exportent pacifiquement le credo américain de la supériorité de cette civilisation et assoient son influence dans le monde. 

La religion est ainsi un facteur essentiel de la vie politique américaine : il est bon de rappeler que le Président inaugure ses fonctions en prêtant serment sur la Bible, que chaque séance au Congrès débute par une prière, que la prière a longtemps alimenté une polémique sur son opportunité à l’école. Les Présidents sont eux-mêmes pénétrés de cet esprit, comme Wilson, issu d’une famille de pasteurs presbytériens, Carter, issu lui aussi d’une famille croyante de Géorgie et lui même profondément croyant, sans parler de Bush, qui affiche à tout propos sa qualité de reborn, de rappelé par Dieu.

Cet état d’esprit a créé chez les Américains le sentiment qu’ils doivent se garder des vices qui ont gangrené la vieille Europe et donc prendre leurs distances à son égard, ce qui explique les prises de position de Washington dans son message d’adieu de 1796.

“… Il vaut la peine, pour une grande nation, de donner à l’humanité l’exemple magnanime et tout nouveau d’un peuple toujours guidé par une justice exemplaire et bienveillante… L’Europe a des intérêts qui ne nous concernent guère… Aussi serait-il peu sage de notre part de nous engager par des liens artificiels dans les vicissitudes de sa politique… Notre grande règle de conduite à l’égard des nations étrangères est d’étendre nos relations commerciales et d’avoir aussi peu de liens politiques que possible… Notre situation lointaine nous invite à un cours différent et le rend possible”.

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George Washington et James Monroe

Tout le destin des États-Unis est inclus dans ces quelques phrases : servir d’exemple aux autres nations et ne jamais s’engager dans des alliances. 
On retrouve les mêmes ingrédients dans le message de Monroe en 1823, à propos de la colonisation russe sur la côte du Pacifique et de l’indépendance des colonies espagnoles :
“… Les continents américains, par la libre condition qu’ils ont toujours assurée et continuent à assurer, ne doivent plus être désormais considérés comme sujets à une future colonisation par un quelconque État européen… Notre politique en ce qui concerne l’Europe… est de ne pas interférer dans les questions internes de n’importe quelle puissance, de reconnaître les gouvernements "de facto" comme légitimes, de cultiver des relations amicales avec eux et de les préserver par une politique franche, ferme et humaine…”.

Les déclarations de Washington et de Monroe constituent la base de la conduite des États-Unis pendant tout le XIXème siècle et même le XXème. Ils ancrent dans la mentalité et la diplomatie américaines une conviction fondamentale; à savoir que les États-Unis, ancien pays colonial, différent des pays européens et défendent donc une ligne de conduite spécifique, qui ne saurait être confondue avec l’impérialisme territorial des Européens. 

On peut suivre cet héritage spirituel tout au long de l’histoire américaine. L’une de ses incarnations est le président Woodrow Wilson, prônant en 1917 ce qu’il appelait unenouvelle diplomatie, excluant les négociations et pratiques secrètes qui avaient fleuri en Europe et donnant la priorité aux nationalités jusque là opprimées dans les empires continentaux, comme l’Autriche-Hongrie.

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Woodrow Wilson et Franklin Delano Roosevelt

Le même état d’esprit se retrouve chez Franklin Delano Roosevelt, quand il critiquait la présence française en Indochine et, de façon plus générale, l’existence d’empires coloniaux. Les États-Unis ont d’abord été les défenseurs des peuples colonisés, face aux impérialismes européens, en particulier celui de l’Angleterre, leur ancienne métropole. Tout au long du XIXème siècle, ils se sont faits les champions de l’anti-impérialisme.

2 – La “destinée manifeste”
On perçoit ainsi le dilemne dans lequel s’est trouvé ce pays : d’une part, il se croit investi d’une mission, et de l’autre, il répugne à s’engager à l’extérieur. En réalité, il n’y a pas contradiction, mais seulement recherche d’une voie originale qui concilie ces deux extrêmes et lui soit propre.

C’est dans les années 40 du XIXème siècle que s’articule la réponse, avec l’émergence de la notion de manifest destiny, qui apparaît sous la plume d’un journaliste, John O’Sullivan, dans la Democratic Review, en 1845, à propos de l’annexion probable des territoires espagnols dans le Sud-Ouest, et britanniques dans le Nord (Oregon).
Il parle, en effet, de notre manifeste destinée d’occuper le continent promis par la Providence pour le libre développement de nos millions qui se multiplient chaque année”.
Cette expression a connu rapidement un grand succès, car elle correspondait à la fois à la volonté d’expansion des Américains et à l’héritage religieux, qui leur assignait une mission.

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Manifest destiny

Dans un premier temps, cette conviction a justifié leur mainmise sur le continent, aux dépens de leurs voisins, Britanniques au Nord, Espagnols au Sud, et des tribus indiennes éparpillées sur un immense territoire.
C’est ainsi qu’ils ont annexé tout le continent d’une mer à l’autre, à l’issue d’une guerre contre le Mexique, la quasi extermination des tribus indiennes, des traités, et un certain nombre d’achats, ce qui est une originalité américaine. Le cas le plus frappant est celui de l’Alaska, acheté en 1867 à la Russie, qui cherchait depuis plus d’une décennie à se débarrasser de cet appendice devenu inutile. À la fin du siècle, les limites actuelles atteintes et le continent occupé, la notion de manifest destiny semblait avoir perdu son utilité, mais reçut une autre signification. 

Cette manifeste destinée déborde les limites continentales pour se reporter sur l’extérieur, à la faveur de quatre facteurs :

a – La fin de la ”Frontière”
Le commissaire au recensement relève, en 1894, que les limites du continent sont atteintes et que la Frontière a donc disparu. Or cette idée de Frontière avait constamment accompagné l’avancée des pionniers vers l’Ouest. Bien que le continent soir encore très loin d’être occupé, les Américains commencent à s’inquiéter de ce qu’ils considèrent, à tort, comme la fin de leur expansion et portent leurs regards sur les deux océans qui bordent leur territoire, d’autant plus que c’est un Américain, le commodore Perry, qui est responsable de l’ouverture du Japon et que, depuis Jefferson, ils ont des visées sur les Caraïbes, en particulier sur Cuba, leur principal fournisseur de sucre.

b – L’essor économique. 
Les États-Unis avaient été jusque là un pays agricole. Depuis le triomphe du Nord, ils sont devenus le premier producteur industriel du monde, devançant l’Angleterre et l’Allemagne dans la métallurgie, le textile et le hardware. Ils ont innové dans le domaine de la production avec le fordisme et le taylorisme, en bénéficiant d’un grand marché intérieur unifié. À la différence de l’Europe, ils n’ont pas de problème de débouché, mais de sources de matières premières, comme le sucre, le caoutchouc, certains métaux, et sont donc obligés de se tourner vers l’extérieur pour s’assurer leurs approvisionnements. Les milieux économiques ont d’abord été hostiles à l’expansion extracontinentale par crainte des aventures, avant de s’y rallier, parfois à contrecœur. Le cas américain ne correspond pas au schéma léniniste, qui voudrait faire du capitalisme le principal ressort de l’impérialisme, dans la mesure où cette expansion n’est jamais territoriale, à la différence des États européens.

c – L’influence du darwinisme social
La manifeste destinée réussit à s’intégrer dans le courant de pensée du darwinisme. La supériorité de la race caucasienne est alors une évidence incontestée dans tous les pays occidentaux, avec Houston Stewart Chamberlain en Angleterre, les pangermanistes Paul de Lagarde dans ses Écrits allemands (1878) et Eugène Dühring en Allemagne,Gobineau, auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1855) en France. Et dans cette race blanche les Anglo-Saxons représentent une élite, destinée à donner l’exemple et à diriger le monde, interprétation qui rejoint le darwinisme alors triomphant.

Les Américains sont séduits par ce courant de pensée qui leur réserve un rôle dans le monde, d’autant plus que les circonstances leur sont favorables. Dans les dernières années du XIXème siècle le darwinisme infiltre une discipline nouvelle, la science politique, qui s’intéresse au destin des nations et mène à une autre discipline, qui s’impose, la géopolitique. Son représentant le plus influent est John Fiske (1842-1901), disciple de Herbert Spencer et l’un des vulgarisateurs des théories darwiniennes, populaire en son temps par ses nombreuses conférences, qui reprennent le thème de la destinée manifeste et son prolongemement, l’expansion.

d – Le renouvellement des conceptions stratégiques, sous l’influence d’un officier de marine, Alfred Mahan, auteur de deux ouvrages, The influence of sea power upon History(1890) et The influence of sea power upon the French Revolution and Empire (1892). La thèse développée dans ces deux ouvrages est que la grandeur d’un pays repose sur la maîtrise des mers, en se fondant sur le précédent de la Rome antique et surtout de l’empire britannique.

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Alfred Mahan

Ce qui a cimenté ces deux empires, ce n’est pas l’administration, mais la supériorité navale. D’où trois impératifs pour les États-Unis : s’assurer la sécurité des communications maritimes, acquérir des bases navales dans le monde pour le ravitaillement en carburent, développer une flotte de grosses unités (dreadnoughts), des cuirassés plutôt que des croiseurs. Cette perspective a séduit l’opinion publique et surtout les milieux politiques qui l’ont approuvée, en particulier un président comme Théodore Roosevelt. Mahan a fourni les instruments de l’hégémonie américaine.

3 – L’irruption sur la scène internationale.

Dès la fin du XIXème siècle les fondements de cette hégémonie sont mis en place, en fonction de l’originalité géostratégique des États-Unis, qui se trouvent en effet dans une situation unique : bordés par deux océans, ils ouvrent sur deux mondes différents, et surtout sont confrontés à des impératifs que ne connaissaient ni l’Angleterre (une île), ni l’Allemagne (deux frontières terrestres), ni l’Espagne (passage ouvert par Gibraltar). Ils ne possèdent en effet aucune communication maritime facile entre leurs deux côtes, d’où un problème de liaison, essentiel pour leur sécurité, qui nécessite la mise au point d’une stratégie et d’une diplomatie uniques en son genre.

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Hémisphère occidental

La première phase en est la sécurité continentale, sur ce que les Américains appellent l’hémisphère occidental. Pour eux, il ne s’agit en fait que d’une lecture de la doctrine de Monroe, qui, si elle exclut toute tentative de colonisation européenne, n’interdit pas l’extension de l’influence américaine sur cet hémisphère. 

C’est ainsi qu’au nom de cette doctrine (et de leur sécurité) les États-Unis ont condamné l’intervention française au Mexique, avec la tentative d’y implanter un empire occupé par un souverain européen, et qu’ils ont saisi l’occasion offerte par la Russie d’acquérir l’Alaska en 1867 pour en exclure cette ultime puissance européenne. Ils sont allés plus loin en créant, en 1890, l’Union panaméricaine, dont font partie tous les États latino-américains et dont le siège est fixé naturellement à Washington. S’ils n’ont pu obtenir l’union douanière qu’ils souhaitaient, ils ont fait de cette union un organe de coordination politique, avec des réunions périodiques. L’hémisphère occidental est ainsi devenu une chasse gardée des États-Unis.

La seule exception est le Canada, partie intégrante de l’empire britannique. Mais, d’une part, le Canada a reçu une constitution en 1867, qui en fait un dominion, doué d’une certaine autonomie qui va en s’élargissant. D’autre part, les relations avec l’Angleterre, l’ancienne métropole, longtemps haïe et considérée comme l’ennemie, se sont détendues vers la fin du siècle, pour aboutir aux “relations spéciales” qui lient désormais les deux pays. Le Canada est ainsi entré à son tour dans l’orbite américaine, comme une sorte de partenaire économique, tandis que le rapprochement avec l’Angleterre est un gage de la sécurité maritime dans l’Atlantique. Les États-Unis ont donc gagné sur les deux tableaux.

Dans une seconde phase, l’hégémonie américaine se conforte hors de l’hémisphère occidental. Depuis l’ouverture du Japon, les États-Unis étaient à la recherche de bases navales dans le Pacifique pouvant servir de relais pour l’approvisionnement des navires. Après plusieurs essais infructueux, ils réussissent à s’implanter aux îles Hawaï en 1898, et y construisent la base navale de Pearl Harbor

Le moment décisif est la guerre hispano-américaine de 1898, qui couronne l’effort séculaire pour mettre la main sur Cuba en en expulsant la dernière puissance coloniale, l’Espagne. Cette guerre est née d’un incident fortuit, l’explosion du cuirassé Maine dans le port de La Havane, exploité par les médias de Hearst pour y impliquer l’Espagne, qui n’y était pour rien.

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Guerre hispano-américaine

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Base navale de Pearl Harbor

La guerre, menée à la fois dans le Pacifique et à Cuba, est une grande victoire militaire, et surtout navale pour les Américains qui coulent la flotte espagnole, composée de navires de modèles anciens. Elle confirme les vues de Mahan sur la supériorité maritime, mais aboutit surtout à conforter l’hégémonie américaine dans le Pacifique et les Caraïbes, par l’occupation des Philippines, de Cuba et de Porto Rico.

Qu’allaient devenir ces acquisitions ? Il n’était pas question, étant donné le passé colonial des États-Unis, d’en faire des colonies, encore moins de créer une administration coloniale. Cuba devenait indépendant, mais en réalité un protectorat américain, jusqu’en 1936. Les Philippines étaient placées sous administration américaine, avec promesse de l’indépendance, proclamée seulement en 1945. Porto Rico devenait un territoire, dont les habitants étaient américains, mais sans participation aux élections fédérales.

Cette nouvelle donne géopolitique renforçait la présence des États-Unis sur deux océans, entre lesquels manquait une liaison directe. Là aussi, la solution découlait des idées de Mahan, avec le rôle dévolu à la marine. Or la France, tablant sur le prestige de Ferdinand de Lesseps avec le canal de Suez, avait lancé une société pour le percement de l’isthme de Panama, qui s’était soldée par un échec financier et un scandale politique, rendant ce projet caduc. 

Le nouveau président des États-Unis, Théodore Roosevelt, s’en empara et leva tous les obstacles. Diplomatiques, avec l’Angleterre, à laquelle ils étaient liés par un accord ancien. Géographiques, avec le Nicaragua, qui offrait une solution alternative, grâce à l’émission d’un timbre représentant un tremblement de terre dans ce pays, ce qui écarta définitivement la route du Nicaragua. Avec la Colombie, dont faisait partie l’isthme de Panama, en négociant la cession du contrat avec la société française, puis en suscitant une révolte à Panama, qui se proclama indépendant, et accorda aux États-Unis l’autorisation de percer le canal en même temps que la souveraineté sur sa zone, qui devenait territoire américain.

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Canal de Panama

En 1904, tous les obstacles étaient levés, et les travaux pouvaient commencer, avec deux variantes par rapport au projet de la France : la construction était confiée, non à une société privée, mais à l’armée américaine, et à son corps d’ingénieurs, sous la direction du colonel Goethals; et au lieu d’un canal à niveau, plusieurs écluses étaient prévues dans la partie montagneuse. En dix ans, le canal était terminé et inauguré en 1914. 

Théodore Roosevelt pouvait déclarer : “ J’ai pris la zone du canal ”. Son importance stratégique en fit une chasse gardée des États-Unis jusqu’en 1999, quand il fut cédé à la république de Panama, qui recouvra du coup sa souveraineté sur la zone du canal. La sécurité d’une route maritime directe entre les deux côtes était ainsi assurée.

Dès lors, les États-Unis pouvaient jouer un rôle sur la scène internationale. Et Théodore Roosevelt n’y manqua pas, sur les deux façades du pays. 
En Extrême-Orient, les victoires du Japon sur la Chine, puis sur la Russie l’inquiétèrent, car elles en bouleversaient les données géopolitiques. Ce qui était fondamental pour eux, c’était l’intégrité de la Chine, qui représentait un grand marché, appelé à rester ouvert à toutes les puissances. 

C’est pourquoi Théodore Roosevelt n’hésita pas à intervenir en se posant en médiateur entre le Japon et la Russie en 1905, après le désastre de l’armée russe en Mandchourie et la destruction de la flotte russe à Tsoushima. Il réunit les représentants des deux pays à Portsmouth, dans le New Hampshire, et leur imposa un traité de paix, ménageant les intérêts américains, surtout commerciaux, dans cette partie du monde.

Les États-Unis n’ont pas pour autant négligé l’Europe. Dans la foulée des théories de Mahan, après leur rapprochement avec l’Angleterre, le péril, à leurs yeux, venait des ambitions navales de l’Allemagne. Ainsi s’explique leur participation à la conférence d’Algéciras sur le Maroc, en 1906. Les Américains y soutinrent la position de la France qui obtint le protectorat sur la totalité du pays aux dépens de l’Allemagne. Cette prise de position souleva de violentes protestations aux États-Unis, au motif qu’elle était contraire à leur politique de non-intervention dans les affaires européennes. À quoi la réponse fut qu’il s’agissait de maintenir la paix et qu’était appliqué le principe de la porte ouverte, défendu par les Américains. 
On mesure ainsi le chemin parcouru depuis la déclaration de Monroe : les États-Unis étaient devenus une puissance internationale, présente sur tous les terrains, Asie, Amérique latine, et même Europe.

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En conclusion, l’hégémonie américaine repose sur quatre piliers

- Le premier pilier est le panaméricanisme, qui se traduit par une manière d’hégémonie politique sur toute l’Amérique latine avec recours au droit d’intervention dans certaines des petites républiques, comme le justifiait Théodore Roosevelt. : “… Des injustices brutales ou une impuissance qui se traduit par un relâchement des liens d’une société civilisée, peuvent finalement amener l’intervention d’une nation civilisée, et dans l’hémisphère occidental les États-Unis ne peuvent ignorer ce devoir ”
C’est ce qu’on appelle le corollaire Roosevelt à la doctrine de Monroe.

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- Le second pilier, ce sont les Caraïbes, devenues d’autant plus importantes qu’il s’agit de protéger les abords du canal de Panama, depuis que les États-Unis ont mis la main sur lui. D’où leur présence militaire et navale permanente à Cuba, sur la base de Guantanamo, cédée par le gouvernement de l’île après son indépendance; d’où aussi leur attitude sourcilleuse sur la république dominicaine et Haïti, où ils sont intervenus militairement à plusieurs reprises et sous des prétextes divers. D’où leur achat au Danemark des Iles Vierges en 1916, pour compléter le dispositif de défense du canal.

- Le troisième pilier, ce sont leurs possessions du Pacifique, les îles Hawaï, avec la base de Pearl Harbor, quartier général de leur flotte, Guam et les Samoa (1899), et surtout les Philippines, aux portes mêmes de l’Asie, avec là aussi une base navale.

- Le dernier pilier, c’est la lointaine Europe, avec la complicité implicite de l’Angleterre, depuis leur réconciliation en 1895, et bien qu’elle demeure une puissance coloniale. Mais elle représente la plus grande force navale de l’époque et la meilleure garantie de l’équilibre sur les mers, et c’est cela qui intéresse les États-Unis et les fait passer sur l’arrière plan colonial, y compris pendant la Seconde Guerre Mondiale. 

Les fondements étant ainsi bien établis, il reste à en développer toutes les virtualités, ce qui va se faire dans le demi-siècle qui suit. 

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