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Le Cinéma à Boulogne-Billancourt

le mardi 19 décembre 2000

par Philippe d'HUGUES
Historien de cinéma
Parmi les ouvrages de Philippe d'Hugues

"L'envahisseur américain, hollywood billancourt" Ed. Favre (1999)
"Les oubliés du cinéma français"(en collaboration avec Claude Beylie)
Ed. Septième Art N° 108
 (1999)

 

Frères-Lumière-small Marey-Jules-Small

Les frères Lumière et Etienne Jules Marey

INTRODUCTION
Boulogne et Billancourt sont des noms qui, pour moi et pour les cinéphiles de ma génération, sont hautement symboliques dans l’histoire du cinéma français.
Boulogne est un des hauts lieux de la production cinématographique d’une certaine époque. Ce sont des noms que nous avons vus des dizaines de fois aux génériques des films, et je pense que, tout autant qu’Epinay qui se proclame fièrement, "Epinay, ville du cinéma", Boulogne pourrait revendiquer la même étiquette.
La différence, c’est que Boulogne n’a pas su garder ses studios de cinéma contrairement à Epinay où l’on trouve aujourd’hui l’un des plus anciens et des plus grands studios français. 

LES DÉBUTS DU CINÉMA
Dès le départ, Boulogne avait, et a toujours, une vocation pour le cinéma, je dirais, avant même que le cinéma existe. 
Le cinéma, tel que nous le connaissons, est né en 1895, avec les frères Lumière. Mais avant le cinéma Lumière, il y avait des précurseurs. Le plus grand d’entre eux, celui sans lequel les frères Lumière n’auraient sans doute pas pu réaliser leur invention, est Etienne Jules Marey, grand savant, physiologiste, inventeur du chronophotographe, puis du fusil chronophotographique vers 1885, à Boulogne, dans sa station physiologique, où il faisait ses expériences sur le mouvement, le mouvement des animaux, le mouvement humain, qu’il photographiait pour en analyser les différentes phases. 
Ainsi fut-il le premier à établir le galop du cheval, et à constater que les quatre jambes ne touchent pas le sol à cet instant. Dans les peintures antérieures, on constate que le cheval au galop est représenté avec au moins une jambe au sol.
Marey a travaillé ici dans les années 1880-1890 et jusqu’en 1900, dans sa station physiologique que l’on pouvait encore voir à coté du vieux stade Roland GARROS, avant les transformations qui ont entraînées sa disparition dans les années 1960. L’Institut MAREY est une sorte d’étape, de lever de rideau du cinéma à Boulogne.

Le cinéma proprement dit commence en 1908, avec l’installation du Studio Éclipse qui, à l’époque, est le quatrième grand du cinéma français après Pathé, Gaumont et Éclair. 
Jusqu’à la grande guerre, Éclipse a joué un grand rôle, C’était au départ une filiale d’une société anglaise, la Herborn Trading, et Charles Urban, ce précurseur Anglais, avait si bien réussi à Paris qu’il a transformé sa filiale parisienne en société autonome, Éclipse, et a fait construire un studio, rue de la Tournelle à l’angle de la rue du Pavillon, derrière le Parcs des Princes. Ce studio n’a pas duré longtemps, jusqu’à la grande guerre. En 1914, les hommes du cinéma français ont été mobilisés, et c’est le premier mauvais coup qu’il ait reçu et dont il ne s’est jamais remis. Ce studio, devenu insuffisant, n’a pas rouvert après la guerre.

LES STUDIOS DE CINÉMA Á BOULOGNE
L’histoire du cinéma à Boulogne est centrée sur deux grands ensembles qui ont fait de Boulogne la capitale du cinéma entre 1920 et 1960, et qui se situent sur deux emplacements, rue du point du Jour, le Grand Studio de Billancourt, et plus tardivement, les Studios de Boulogne, avenue Jean-Baptiste Clément.

Au Quai du Point du Jour, se trouve le plus grand, le Studio de Billancourt.
C’est un nom symbolique. 
Il y a un an, j’ai publié un ouvrage sur la vieille guerre franco-américaine en matière de cinéma. J’avais voulu l’intituler symboliquement, "Hollywood contre Billancourt". On m’a fait valoir que c’était un peu triste vu que, à Billancourt, le cinéma y était déjà mort. En effet, le Quai du Point de Jour est bien vivant, mais pour la télévision, et la télévision c’est autre chose que le cinéma. J’ai donc renoncé à ce titre que j’ai gardé en sous-titre pour un livre qui s’appelle, "L’envahisseur américain".

Mais, Billancourt, pour les Français était aussi symbolique que Hollywood pour les Américains.

C’est une histoire qui commence au lendemain de la grande guerre, de façon presque fortuite, à l’emplacement d’un établissement de construction aéronautique, Niepce & Setter, qui avait connu des jours prospères avec les débuts de l’aviation de guerre. C’était une usine où l’on fabriquait des avions en bois ou en contreplaqué. 
Avec l’apparition des avions entièrement métalliques, Niepce & Setter a dû se reconvertir, à une époque où le contreplaqué va trouver un nouvel emploi dans le cinéma. 
Il faut se souvenir des très vieux films et de leurs décors peints, les films de Méliès, Pathé, Feuillade, qui sont tournés dans des décors peints sur toile comme au théâtre.

La première grande évolution est la construction de décors en dur. Le premier artisan de cette évolution est un architecte, Mallet Stevens, qui a sa rue à Paris dans le 16ème arrondissement, entièrement construite par lui à Auteuil. 
Niepce & Setter ont compris qu’il y avait là un débouché intéressant pour leur contreplaqué, et se sont mis à construire des décors pour le cinéma. 
Ces entrepreneurs ont fait appel à des gens de cinéma, deux frères qui étaient des petits Russes émigrés géniaux, à l’époque où la grande diaspora du cinéma russe se retrouve à Paris du fait de la révolution bolchevique; tout le cinéma russe était anti-bolchevique et, dans les années 1918-1920, après un grand périple extraordinaire par la Crimée, la Méditerranée, et la Côte d’Azur, il se retrouve à Paris et s’y installe. 
Les frères Feldman, Michel et Simon, jouent un rôle déterminant dans la transformation des usines Niepce & Setter en studio de cinéma. 
J’ai moi-même connu un des frères Feldman vers 1980, un jour où je regardais, dans une exposition, les photos du tournage du "Napoléon" d’Abel Gance. 
Il y avait une image extraordinaire d’un petit monsieur assis sur un traîneau sur le terrain de Billancourt, et Feldman m’a dit : "Vous voyez, ça c’était moi, en 1925 !". J’ai regardé ce petit monsieur, et convenu que c’était bien lui, 65 ans plus tard. Il est mort peu d’années après, et il a été inhumé au cimetière de Billancourt, dans une partie du cimetière qui a été reprise par la municipalité sur le terrain du studio.

Simon Feldman n’a en effet jamais quitté son studio, c’est là qu’il dort son dernier sommeil. Les frères Feldman ont rapidement laissé la place à un nouveau patron à qui Niepce & Setter, avaient vendu leur entreprise, Henri Diamant-Berger (1895-1972), qui est devenu le promoteur du studio de Billancourt. 
Ce fut le premier studio obscur, ce dont il était fier. Avant lui, les studios comportaient des couvertures vitrées, comme celui de Pathé à Vincennes, ou celui de Méliès à Montreuil. 
Le premier studio obscur fermé, éclairé par l’électricité, technique qui avait beaucoup progressé, fut inauguré en 1923, quai du Point du Jour. Diamant-Berger y tourne, "Vingt ans après", suite de ses "Trois Mousquetaires", qui avait connu un immense succès l’année précédente ; c’est un peu le coup d’envoi d’une histoire glorieuse.
On a tourné plus de 700 films à Billancourt, et chacun de ces films a une histoire. Au fond, l’histoire d’un studio n’est rien d’autre que l’histoire des films qui s’y sont tournés. 
Un studio est constitué de quatre grands murs, un toit, des structures métalliques, des ponts roulants, des kilomètres de câbles, des centaines de lampes, de sunlights, et un plateau sur lequel seront construits des décors plus ou moins gigantesques.
Donc l’histoire du studio se réduit à celle des films qui s’y sont tournés, et l’histoire de Boulogne-Billancourt est la plus glorieuse de celle des studios français.

La période des années vingt, qui est la période fondatrice, est intéressante. Elle est illustrée par quelques grands titres. 
A la suite de "Vingt ans après", des cinéastes Russes viennent tourner des films franco-russes, des films muets. Il ’était plus facile pour des artistes étrangers de tourner un film pour plusieurs publics, et les Russes font des films destinés au marché parisien qui sont de très beaux films, car ces cinéastes avaient une tradition de grands décorateurs qui a beaucoup contribué à former nos équipes. 
Leur dernier grand titre sorti à la veille du parlant sera un "Casanova" avec Yvan Mosjoukine, grande vedette russe. 

" NAPOLÉON " d'Abel Gance

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Après les Russes, arrive la première aventure du studio de Billancourt avec un projet gigantesque, le tournage du fameux, "Napoléon", d’Abel Gance, en 1927. Un projet de mégalomane avec dix films, ou dix épisodes historiques sur la vie de Napoléon. Seul le premier épisode, représenté récemment dans son intégralité d'une durée de cinq heures, a été tourné à Billancourt, sur les bords de la Seine, avec beaucoup de péripéties, d’anecdotes amusantes, mais aussi des drames. 

La difficulté principale est que le cinéma français étant déjà trop pauvre pour un marché international, il a fallu monter une combinaison européenne pour financer le projet. 
Les producteurs, un Russe émigré nommé Wengeroff et un Allemand (et pas n'importe lequel),à peine cinq ans après la défaite de l’Allemagne, vont prendre en main la production du «Napoléon" français, un paradoxe dans notre histoire du cinéma. Le producteur Allemand se nomme Ugo Stinnes, c’est le troisième grand de l’industrie allemande après Krupp et Thyssen. Stinnes est plus oublié parce qu’il est mort assez tôt, ce qui a eu pour effet d’interrompre le tournage. 
Ce film est donc resté plusieurs mois interrompu. L’aventure a repris l’année suivante, en 1926, et tout Billancourt est mobilisé avec des centaines d’acteurs, de figurants, de techniciens, le tout évoluant sur deux hectares de terrain autour des studios proprement dits, qui comportaient quatre ou cinq grands plateaux déjà, deux hectares de terrain en bordure de Seine sur lesquels on construit des décors de plein air, des rues du vieux Paris au moment de la Terreur. 
Une anecdote m’a été contée par un ancien historien du cinéma que j’ai connu à la fin de sa vie, Jean Mitry. A l’époque, il était étudiant en médecine, quand, un jour, il se baignait dans la Seine au bord de l’Île Saint Germain. Il voit alors une véritable armée de grenadiers se déployant sur la rive Boulonnaise et, intrigué, il traverse à la nage et arrive sur le quai du Point du Jour. Un assistant lui dit alors "Va mettre ton uniforme, nous défilons dans un quart d’heure". Il n’a pas eu le temps de discuter, il a mis un uniforme et a tourné avec la troupe. Il a trouvé cela très amusant et a recommencé les jours suivants, abandonnant la médecine et ce à quoi il se destinait.
Le film s’est tourné dans une atmosphère d’excitation constante, avec un énorme rassemblement humain dans un espace restreint, et la mixité du personnel engagé dans ce tournage. Jean Mitry me disait qu’un élément du décor représentait le dortoir de l’école de Brienne et qu’il avait beaucoup servi en dehors du tournage pour les ébats des figurants dont faisait partie Jean Mitry. Il en parlait avec beaucoup de nostalgie dans le regard quand il évoquait cette scène.
Le tournage a duré deux ans, avec quelques extérieurs tournés hors de Billancourt. Pendant ces deux années les studios s’appelaient, "Abel Gance".

" LA PASSION DE JEANNE " de Karl Dreyer
dreyerAprès "Napoléon", Jeanne d’Arc, "La Passion de Jeanne", film interprété par Falconetti et réalisé par la Danois, Carl Théodor Dreyer, un authentique génie du cinéma.
Ce tournage fut également une aventure assez pénible. Une anecdote est rapportée dans un livre de souvenirs, "Les Regards de la Mémoire", par Jean Hugo, mort il y a peu. Arrière petit-fils de Victor HUGO, peintre de grand talent, il a fait partie de la jeunesse des années vingt, du "Bœuf sur le toit". Il fréquentait le groupe des Six, Jean Cocteau, tout ce milieu-là. 
Jean Hugo avait été choisi, grâce à son talent de peintre et de dessinateur, pour dessiner les costumes du film. Quand Jean Hugo évoque le tournage de la "Jeanne d’Arc" de Dreyer, il raconte les problèmes que Dreyer a rencontrés avec l’actrice principale, Falconetti, qui n’avait pas les caractéristiques du rôle et arrivait tous les matins au studio après des nuits généralement agitées avec le teint blême, les yeux au milieu de la figure et l’air un peu endormi. 
Dreyer, en la voyant descendre de sa grande voiture blanche, prenait l’air sévère, et lui disait :
"Madame, vous êtes une mauvaise femme". 
Après quoi il lui adressait des critiques, elle sanglotait, avait les yeux rouges et ça durait une bonne partie de la journée.
Les machinistes étaient bouleversés par la dureté de Dreyer. A la fin de la journée, elle était redevenue sereine, et Dreyer commençait à tourner. On pouvait alors retrouver Jeanne d’Arc, celle que vous voyez à l’écran et l’illusion est presque toujours parfaite. 
Cependant, Falconetti avait déjà 38 ans à l’époque et, malgré le maquillage, ça se voit un peu. Le tournage a été très dur pour elle. Elle a été tondue, elle qui avait de magnifiques cheveux. Il paraît que, ce jour-là, tous les figurants avaient les larmes aux yeux en voyant tomber les cheveux.
Il y avait aussi une scène où, pendant le procès, les juges lui crachaient à la figure. Carl Dreyer, qui était un peu sadique, comme beaucoup de metteurs en scène, tenait absolument à avoir un gros plan du visage de Jeanne avec un crachat bien visible. Comme il voulait aussi paraître humain, il lui avait permis de choisir l’acteur qui la dégoûtait le moins pour lui cracher dessus.

LE CINÉMA PARLANT
Quelque temps après la sortie de "Jeanne d’Arc", film muet, arrive le parlant, en 1929. Nouvelle révolution que le cinéma parlant, connu aux USA depuis 1926, et qui avait traversé l’Atlantique pour arriver en Angleterre vers 1928. Mais il a mis un certain temps à gagner la France où il n’est utilisé qu’en 1930.
Nouvelle étape pour les studios. Diamant-Berger, qui n’y croyait qu’à moitié et qui faisait aussi d’assez mauvaises affaires, revend le studio à une nouvelle équipe Braunberger-Richebé.

braunberger-SmallBraunberger était un jeune producteur actif et ambitieux qui avait fait fortune en tournant des films de Jean Renoir d’une façon très simple. 
Renoir était marié à Catherine Hessling, qui rêvait de faire du cinéma et, quand il décidait de faire un film, il vendait une des toiles de son père Auguste Renoir. Il en a vendu un certain nombre pour les beaux yeux de Catherine.
Braunberger était associé à Richebé, connu sous un sobriquet dont l’avait affublé cette très méchante langue d’Henri Jeanson, qui n’appréciait pas beaucoup son intelligence. 
Il l’avait surnommé, " Pauvre C… "et, cependant, Pauvre C… Richebé était très riche. Il possédait plusieurs salles de cinéma à Marseille, à un moment où le cinéma marchait bien. L’association Braunberger-Richebé rachète les studios du Point du Jour et s’attaque au parlant.
Le démarrage est rapide avec une bonne production,  "Fanny", la suite de  "Marius", film tourné à Joinville par la Paramount Française.

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 Marcel Pagnol et Marc Allégret, qui était un ami de Braunberger, tournent "Fanny" à Billancourt.

Après "Fanny", on retrouve Jean Renoir, autre ami de Braunberger, qui tourne, "La chienne", son premier grand film parlant et plusieurs autres. 

Deux ou trois ans après, Braunberger-Richebé est en faillite. La crise économique se fait sentir en Europe. Ils vendent à un monsieur qui était déjà leur associé, un pur homme d’affaires qui va jouer un rôle déterminant, Marc Lauer. Il relance l’entreprise en 1933, la baptise Paris Studios Cinéma, et donne une impulsion qui durera douze ans, jusqu’en 1944. Étiquette que le studio portera jusqu’à sa fin. 
Ces années-là sont la plus glorieuse époque du cinéma avec des films comme "Madame Bovary", un film plutôt raté de Jean Renoir. Le rôle était dévolu à Valentine Tessier, une actrice de grand talent qui pouvait être tout ce qu’on voudra à l’exception de Madame Bovary. Mais Valentine Tessier voulait ce rôle, et le film était produit par Gaston Gallimard, qui était son protecteur. 

guitry-smallSacha Guitry, peu de temps après, fait ses débuts avec "Bonne chance", une petite merveille redécouverte il y a deux ou trois ans grâce à Bertrand Tavernier. C’est le premier film avec Jacqueline Delubac, film d’une modernité extraordinaire qui a frappé tous les spectateurs. Suivra "Faisons un rêve", toujours avec Jacqueline Delubac et Raimu.
L’année suivante, c'est "La grande illusion", de Jean Renoir avec Fresnay, Gabin, Dalio, Eric Von Stroheim et beaucoup d’autres; l’un des films français des plus célèbres.
Citons aussi "La bête humaine" d’après Zola, avec Jean Gabin et Simone Simon, autre Renoir, et "La Marseillaise", un film qui a toute une histoire. 
Puis en 1938, voici un autre sommet du cinéma français, un tour de force, "Hôtel du Nord", de Marcel Carné, avec tout le quartier du canal Saint Martin, dont le canal lui-même, reconstitué en studio ou sur le terrain environnant. Si parfaitement reconstitué que l’endroit est devenu légendaire, et que la Ville de Paris a cru bon de classer la façade du véritable Hôtel du Nord, au bord du canal, dans lequel il ne s’est rien passé, les prises de vues ayant été tournées entièrement en studio. 

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Louis Jouvet et Alexandre Trauner pour "Hôtel du Nord " et Von Stroheim pour "La Grande Illusion"

Le décor était d’Alexandre Trauner, le plus grand décorateur de cinéma de l’époque. Il était d’origine hongroise, les meilleurs décorateurs de cinéma étant souvent des Hongrois, des Russes ou des Allemands. "Hôtel du Nord" marque l’apogée des studios de Paris Cinéma, avec un point d’orgue en 1939, "Le jour se lève", autre grand film de Carné et grand décor de Trauner, qui a failli ruiner son producteur. 

En effet, si vous vous souvenez de la dernière scène, Jean Gabin est isolé, traqué par la police. Il se trouve au dernier étage d’un immeuble reconstitué en studio, et chaque semaine on ajoutait un étage au décor pour que Gabin se sente tout à fait isolé. Pour arriver à cet effet, il devait nécessairement se trouver très haut. 
On a réussi à arrêter le décor au cinquième étage mais le producteur avait eu chaud. Cependant, Trauner avait eu raison de poursuivre cette réalisation car, cinq ou six ans plus tard, les Américains ont tourné un remake du "Jour se lève", version qui fut complètement ratée et n’est jamais sortie en France, bien que ce soit Henry Fonda qui ait repris le rôle de Jean Gabin. Trauner prétendait qu’une des raisons de cet insuccès venait de ce que le héros se suicidait au rez-de-chaussée.

LES ANNÉES DE GUERRE
La guerre éclate en 1939, et, comme en 1914, la production cinématographique s’arrête. Un ou deux films en cours de tournage sont difficilement achevés au début de l’année 1940, comme
"Remorques" par Jean Grémillon, avant l’exil de Jean Gabin en Amérique. Puis les studios ferment pour presque une année.
En juin 1940, on entre dans une période dramatique, avec l’occupation allemande.
Les Allemands, vainqueurs pour un millénaire, décident de prendre en main le cinéma français. Ils n’y parviendront pas totalement, mais, pour ce faire, ils créent une société Franco-Allemande, à financement allemand bien qu’à but artistique français, le personnel, les acteurs, les scénaristes, les techniciens et metteurs en scène restant français. La production est destinée au marché français, avec l’espoir de réaliser de gros bénéfices qui seront rapatriés en Allemagne. 
L’artisan de ce montage industriel est le Docteur Greven. Celui-ci prend contact avec le propriétaire des studios de Billancourt, Marc Lauer, et loue les studios pour deux ans, en exclusivité. De toute façon Lauer n’avait pas le choix car, en cas de refus, les installations auraient été réquisitionnées.
Le bail est signé et les choses se passent à la satisfaction de chacun si bien qu’à l’échéance du contrat, en 1942, la location est reconduite pour cinq ans.
La Continental, c’est le nom de la nouvelle société du Docteur Greven, relance l’industrie du cinéma en France occupée avec toute une série de films qui, il faut bien le reconnaître, sont excellents. Parmi ceux-ci, citons "L’assassinat du Père Nöel", "Le dernier des six", "L’assassin habite au 21", "Les inconnus dans la maison", "La symphonie fantastique", "Premier rendez-vous".

Une trentaine de films est tournée à la fin de 1943. Le dernier sera mis en chantier non à Billancourt, mais à Neuilly, rue du Château, parce que le succès de La Continental est tel que Greven est amené à louer les studios de Neuilly.
Le tournage de ces premiers films a été suivi de conséquences dramatiques. 
" L’assassinat du Père Nöel " est interprété par Harry Baur.

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Harry Baur est excellent dans ce rôle, à tel point que les producteurs allemands lui signent un contrat pour aller en Allemagne tourner dans des films allemands. 
Harry Baur sera en fait le seul acteur français de quelque notoriété à travailler en Allemagne pendant quatre ans. L’histoire se termine mal pour lui, car à son retour, il est accusé d’être juif et de l’avoir dissimulé. Le scandale est énorme, éclaboussant même le docteur Goebbels, le grand patron du cinéma Allemand. 
Harry Baur est arrêté, emprisonné, maltraité par la Gestapo, et c’est un homme d’un certain âge qui, au bout de quelques semaines, ressortira de prison pour mourir chez lui. Il aura des funérailles, non pas à la sauvette, mais entouré du Tout Paris du Cinéma, à Saint Philippe du Roule, avec un service religieux prouvant qu’il n’était pas juif.

Un deuxième drame a lieu à propos de "Premier rendez-vous", dont la vedette est Danielle Darrieux. Film réussi, agréable comédie avec une chanson nouvelle que la France entière va fredonner. Le Docteur Greven est si content du résultat qu’il décide d’organiser une grande première à Berlin avec présentation de la jeune vedette. 
L’ambassade d’Allemagne à Paris en profite pour faire de cet événement une opération de propagande et organise un grand voyage du cinéma français à Berlin, avec visite de Berlin et de Munich. La délégation française est éclatante avec Danielle Darrieux, Viviane Romance, Albert Préjean et une demi-douzaine d’autres célébrités. Ce voyage a un grand retentissement, mais, à la Libération, il sera durement reproché à tous les participants. 
Il faut bien dire pourtant que la plupart d’entre eux étaient inconscients de la portée politique de ce geste; Danielle Darrieux n’avait que vingt- deux ans. Elle n’était qu’une toute jeune première saisissant là l’occasion de faire parler d’elle et d’avoir sa photo dans les journaux. Même remarque pour Viviane Romance.
Presque tous les participants du voyage se retrouvèrent en prison et connurent un sort plus ou moins pénible, mais rien de grave en définitive pour aucun.
Albert Préjean et Viviane Romance seront les plus maltraités. Danielle Darrieux, elle, entre temps avait épousé un diplomate, le fameux Porfirio Rubirosa, conseiller à l’ambassade de la République Dominicaine à Paris, play-boy parisien dont on a beaucoup parlé après la guerre, qui, avec son épouse, était couvert par l’immunité diplomatique. Danielle Darrieux fut la seule à échapper à la prison alors que, comme le prétendait Arletty, qui était son amie, et s’était retrouvée en prison pour d’autres raisons, Danielle Darrieux aurait du être emprisonnée bien avant elle, et pourtant elle tournait ! Arletty, au contraire, n’a plus tourné pendant plusieurs années.

Billancourt était aux mains de l’occupant Allemand, même si l’on n’y tournait que des films en principe français, "Le corbeau", "Au bonheur des dames", "Pierre et Jean", les premiers films d’André Cayatte, d’Henri-Georges Clouzot et de jeunes cinéastes qui débutèrent avec La Continental. Mais ce n’étaient que des productions allemandes du point de vue économique et financier. Les industriels Français n’en tirèrent nul bénéfice.

Les Studios de Boulogne s’ouvrent en 1941. Ils s’installent dans le triangle formé par la rue de Silly, l’avenue Jean-Baptiste Clément et la rue de Paris. Ils sont aujourd’hui la propriété de la SFPet travaillent pour la télévision.
Créés par l’association des frères Richard et du producteur Léo Joannon, réalisateur très connu à l’époque, ce nouveau studio qui porte le nom de "Le Petit Monde Illustré", prend le relais et devient rapidement très actif. Des films marquants y sont tournés.
Par exemple, "Lettres d’amour", de Claude Autant-Lara et "Mermoz", un film raté dont on a beaucoup parlé l’an dernier quand on a redécouvert l’histoire du malheureux acteur qui avait joué, Mermoz, Robert Hugues Lambert, lequel fut incarcéré avant la fin du tournage et dont l’absence a nécessité de faire des raccords avec Henri Vidal. Le malheureux Lambert avait été pris dans une rafle d’homosexuels et déporté en Allemagne où il est mort.

"Premier de cordée",d’après Frison-Roche, connût également un énorme succès en 1944, tourné pour moitié en montagne, avec un accident grave dont est victime le jeune premier, Roger Pigaut avec une jambe cassée. L’héroïne s’appelait Irène Corday, aujourd’hui bien oubliée. Citons également, "Le ciel est à vous", de Jean Grémillon, un grand classique, tourné en 1943.

APRÈS LA GUERRE
Au lendemain de la Libération, on note deux ou trois très grands films, dont "Le diable au corps" de Claude Autant-Lara, qui lance Gérard Philipe et confirme Micheline Presle, film qui fait scandale en son temps mais reste un grand classique.

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En 1948, le studio de Boulogne, que l’on ne désigne plus que sous cette appellation, s’étend. Il enjambe la rue de Silly et un immense complexe est construit avec des plateaux beaucoup plus grands qui triplent la capacité de production.

Voici quelques-uns des films qui y seront tournés dans ces années-là :

"Un homme marche dans la ville", film social de Pagliero, dont le parti communiste obtiendra l’interdiction de projection dans les salles en 1949.

"Juliette ou la clé des songes", en 1950, film de Marcel Carné, avec un grand décor de Trauner, et un grand rôle de Gérard Philipe, Une forêt entière reconstituée en studio dont le coût ruine le producteur.

"Les belles de nuit", de René Clair, toujours avec Gérard Philipe.

"Madame de…" de Max Ophuls, en 1953, d’après le roman de Louise de Vilmorin, avec Danielle Darrieux.

"La belle de Cadix", de Francis Lopez, avec Luis Mariano.

"Le Blé en herbe", d’après Colette, avec Edwige Feuillère.

"Les grandes manoeuvres", de René Clair, avec Michèle Morgan et Gérard Philipe.

"Marie Antoinette", de Jean Delannoy, avec Michèle Morgan, etc…

En 1958, nouvel agrandissement des studios avec trois nouveaux plateaux rue de Bellevue, et quatre rue de Silly, avec des tournages de productions américaines importants, avec des réalisateurs comme Billy Wilder, Fred Zinnemann, William Wyler, et plusieurs films avec Audrey Hepburn qui tournait volontiers à Paris. 
Mais 1958 marque aussi le début de la désaffection pour les tournages en studio. Il y a plusieurs raisons à cela, dont la plus la plus forte est la mode. L’ère du studio touche à sa fin car on sent qu’on ne pourra jamais faire mieux, et l’on redécouvre les joies du plein air.

LA NOUVELLE VAGUE
Une nouvelle génération de cinéastes désargentés se présente alors.
Ils veulent jouer un rôle dans le Septième Art et se montrent très ambitieux, pleins de courage et de talent. La plupart viennent de la critique.

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Claude Chabrol, François Truffaut, Jean-Luc Godard

François Truffaut, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Eric Rohmer, Louis Malle et quelques autres proclament que le studio c’est terminé, qu’il faut tourner à l’extérieur et en décors réels, comme l’ont fait les cinéastes Italiens du néo-réalisme. Ils avaient tous été émerveillés par le style italien d’après guerre, de Rossellini et de Visconti, qui ont donné des films réalistes en décors véritables. Ils avaient la prétention de faire de même en France et de tordre le cou à ce vieux cinéma Français de studio où s'étaient illustrés des décorateurs tels que Trauner, Wakhévitch,et Max Douy, l’un des plus grands et français d’origine.

Le tournage en studio connaît alors une crise terrible ; les studios ferment les uns après les autres. Dés l’année 1972, Boulogne ferme le groupe Silly, la partie principale édifiée peu d’années auparavant, terrain occupé aujourd’hui par un groupe d’immeubles résidentiels.

Les studios de Billancourt dureront un peu plus longtemps.

Billancourt avait un tel passé qu’il constituait une valeur symbolique, un Hollywood français, avec ses grandes heures. Après la Libération, Lauer, son propriétaire, avait été condamné à cinq ans de prison pour collaboration. Années pendant lesquelles les studios avaient été gérés par l’administration des domaines qui d’ailleurs ne se débrouilla pas mal, puisque on tourna dans ces studios quelques grands films. Puis Lauer fut rétabli dans ses droits, reprit les studios dés 1951, et l’activité se poursuivit avec toute une série de films :
"Caroline chérie", avec Martine Carol, qui devient une véritable star, "Lucrèce Borgia" qui fait un succès , "Le salaire de la peur", de Clouzot, "Touchez pas au grisbi", de Becker avecJean Gabin, "Les carnets du Major Thompson", "En effeuillant la marguerite", le premier rôle important de Brigitte Bardot où l’on comprend qu’elle va détrôner Martine Carol dans les mois qui viennent, "Pot-bouille" de Julien Duvivier, d’après Zola, "Crésus", réalisé par Jean Giono lui-même, "Le jour le plus long", de Darryl Zannuck, en 1963, une super production américaine avec les plus grands acteurs, John Wayne, Sean Connery, Robert Mitchum, Henry Fonda, Bourvil, etc…
Il y a aussi "La grande vadrouille" et "Playtime" de Jacques Tati, avec son immeuble, décor si énorme qu’il ruinera le malheureux Tati, perte dont il ne se remettra pas. Je l’ai rencontré à la fin de sa vie essayant toujours de réaliser de nouveaux projets et n’y parvenant pas.

En 1979, c’est James Bond qui débarque pour tourner à Billancourt un dixième épisode sur dix-huit des James Bond, mobilisant pour ce faire les studios de Billancourt mais aussi ceux d’Epinay.
Pour finir sont tournés, "Le coup de parapluie", en 1984, puis "Un dimanche à la campagne" de Bertrand Tavernier, avant que ne soit prise la décision de fermeture définitive en 1990.

CONCLUSION
En 1992, c’est la fermeture irrémédiable et, en 1995, la démolition pour mettre en place les immeubles que vous connaissez.
Les studios de Boulogne survivent tant bien que mal après la destruction de 1972 du groupe Silly. 
Le groupe Bellevue sera lui aussi plus ou moins sinistré par un incendie, mais restauré. Les conditions dans lesquelles se déclara l’incendie à Billancourt, ce qui mit fin à son activité, sont restées controversées. 
Je dois vous lire une phrase écrite par Max Douy, le grand décorateur français, ardent défenseur de Billancourt, qui aura bientôt quatre-vingt-dix ans et qui, depuis trente ans, se bat pour la sauvegarde des studios français. Il a écrit, avec son frère, un très beau livre, "Décors de cinéma", véritable histoire des studios français. 

Je cite : 
"Ainsi se conclut cette histoire à Boulogne, par la disparition des meilleurs outils de travail du cinéma français."

Il souligne que ces opérations de sabotage se sont déroulées dans des conditions où l’honnêteté et la clarté étaient particulièrement absentes. Elles illustrent le mépris de ceux qui en furent les auteurs pour les métiers du cinéma et leur appât du gain en cette période faste des opérations immobilières.

Je laisse à Max Douy la responsabilité de cette phrase, mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elle comporte vraisemblablement une part de vérité.

Après la disparition de Billancourt que reste-il aujourd’hui ?

Rue de Silly, les Studios de Boulogne sont la propriété de la SFP, c’est-à-dire de la télévision. Quant à Billancourt, à part les noms de rues, Abel Gance, Les Enfants du paradis et une ou deux autres plaques, que dire ?
Cela fait longtemps que Marey est mort, longtemps que le Studio Éclipse, a disparu, mais il y a beaucoup moins longtemps que l’extinction des sunlights a sonné et que le cinéma a abandonné le terrain, ce que je ne saurais trop déplorer, tout comme mon vieil ami Max Douy.

Alors, me direz vous, la relève est assurée ! Cela est vrai, bien sûr.
Elle est assurée par la télévision. Le petit écran a détrôné le grand, et qu’avons-nous sur le Quai de Point de Jour ? Nous avons, T.F.1, Canal +, ou plutôt toutes ses filiales dont les derniers bâtiments ont été ouverts il y a un an. On peut donc penser que du point de vue économique et industriel, pour Boulogne, cela est une bonne chose. Je m’en félicite.

Mais il n’en reste pas moins que pour un vieux cinéphile, hanté par le souvenir des grands décors de
"Hôtel du Nord", d’Arletty, de ses répliques sur le pont du canal saint Martin, de "La règle du jeu", de "La Grande Illusion", du "Corbeau" et de Pierre Fresnay invoquant l’ombre et la lumière et demandant où est le bien, où est le mal, pour toutes ces heures inoubliables du Cinéma Français que nous devons aux studios de Boulogne et de Billancourt, je pense, quand même, que si le remplacement économique est assuré, le remplacement artistique, lui, ne l’est peut-être pas.

 

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