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Pour que la terre reste humaine : l’écologie a-t-elle un lien avec la métaphysique

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Gilles PIPIEN
- Bonsoir à tous. 
Avant de vous présenter les personnes qui sont autour de la table ronde, je souhaite saluer mon maître, le professeur Hubert REEVES, qui est venu écouter avant d’être à son tour à la table demain. 
Je voulais remercier le Forum Universitaire qui a eu la bonté et l’immense professionnalisme de permettre de vous offrir ce moment d’échanges, bien inscrit dans son esprit de rencontre, de partage et de tolérance. 
J’ai eu d’ailleurs la chance de découvrir la personnalité de Jean-Claude CUSSET, votre président, un grand humaniste qui m’a beaucoup apporté. 
Puisque j’en suis aux remerciements d’entrée, je me dois d’avoir une mention spéciale pour Sylvie PETIN, qui anime ce forum avec enthousiasme, une grande philosophe au dynamisme communicatif.
Ce colloque, voilà deux ans que j’y pense, et je crois qu’il est fondamental que nous ayons des temps pour débattre, quelles que soient notre culture, notre philosophie ou notre religion. 
Nous sommes à un moment charnière. D’autres le diront mieux que moi. Yves COPPENS, l’an dernier, disait, lui qui a en tête sept millions d’années d’évolution de l’Homme : 

" C’est la première fois, et nous sommes à un virage important, c’est la première fois que l’homme est capable de détruire la terre, mais de manière involontaire, par les petits gestes quotidiens ". 


Oui, nous savons déjà depuis Hiroshima que nous pouvons la détruire volontairement. Pour la première fois, nous sommes dans une démarche irréversible que nous avons engagée par nos gestes quotidiens. Cette terre qui nous nourrit, qui parfois est si brutale, comme nous venons de le vivre durement.

Après un discours mémorable du président de la République à Johannesburg en 2002 ( où il reprenait du reste une image utilisée par Jean DORST, dans les années 60, avec cette maison qui brûle pendant que nous regardons ailleurs), après l’adoption par le gouvernement en 2003 d’une stratégie nationale pour le développement durable, au printemps 2004, nos deux Assemblées, à une très large majorité et au-delà des clivages politiques, ont voté dans les mêmes termes une charte de l’environnement que le président de la République va présenter cette année au congrès, pour l’intégrer à notre Constitution. 
(Note : Le vote a eu lieu au Congrès au printemps 2005 : la Charte de l’Environnement fait désormais partie de notre Constitution).

Le droit de l’environnement, qui s’est construit par petits bouts depuis le dix-neuvième siècle, va donc enfin avoir un cadre général. 
En 1789, avec la Déclaration des Droits de l’Homme, ce sont les droits civiques de l’Homme qui ont été reconnus. En 1946, ce sont les droits économiques et sociaux, qui sont dans notre préambule, mais qui se trouvent aussi dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. 
Au-delà de ces droits économiques et sociaux, au-delà de ces droits civiques, nous souhaitons intégrer à la constitution en 2005, le droit à l’Environnement. Pourquoi ? Quelle est la philosophie, la morale qui sous-tend ce droit que nous voulons faire, ces règles que nous voulons intégrer ? Quels sont les faits scientifiques qui nous ont conduits à cette prise de conscience ? Où en est-on dans notre relation à la nature ?

Jean-Marie PELT récemment, dans un entretien publié dans " Terre Sauvage ", rappelait combien cette relation à la nature est implicite dans nos réflexions, combien trop souvent notre vision de la nature est inconsciente et combien, par conséquent, nous nous y heurtons au moment de passer à l’action.

Robert LENOBLE, dans " L’histoire de l’idée de nature ", ce livre remarquable sorti juste après guerre, mais publié dans les années 70, et que l’on peut encore trouver tant il a marqué, indique que toute idée de nature suppose une complexe alliance de divers élements. Scientifiques : que sont les choses ? Moraux : quelle attitude l’homme doit-il prendre ? Religieux : la nature est-elle le Tout ou l’œuvre de Dieu ?
Côté science, l’écologie est née à la fin du dix-neuvième siècle. C’est une science globale qui s’intéresse aux relations des êtres vivants avec leur milieu. Le milieu de l’homme c’est la terre. Un soubresaut de cette planète et, nous le voyons, l’humanité est en deuil.
Quels sont donc les liens entre l’écologie et la philosophie ?

Je suis très heureux de la présence de mon ami Michel JUFFÉ, philosophe en terre de mission, puisque c’est un philosophe dans le monde des ingénieurs. Il est conseiller du vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, notre grande instance de sages au Ministère de l’Équipement. Il est aussi professeur de sociologie à l’École Nationale des Ponts et Chaussées, école qui fabrique les ingénieurs qui bâtissent le pays. Il s’intéresse à la philosophie des passions, il est en train de rédiger un livre sur ce sujet, il s’intéresse aux politiques publiques de protection contre les risques majeurs. Il est en train de mener une mission sur les valeurs de la puissance publique, nos valeurs. Michel JUFFÉ est donc un habitué du dialogue entre la philosophie, la science, la technique. 
Cher Michel, je te remercie d’avoir accepté de faciliter ce débat pour cette table ronde d’ouverture.

Michel JUFFÉ :
Je me sens quelque peu écrasé par cette responsabilité car le sujet est difficile et les membres de cette table ronde viennent de disciplines et d’horizons très variés.

Je présente mes voisins par ordre de leur intervention. 
Nous commencerons par M. Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, qui est depuis trois ans président du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris.
Ensuite Ghaleb BENCHEIK, physicien et théologien.
Ensuite un sociologue, Michel MAFFESOLI, professeur à la Sorbonne
Nous finirons avec Robert MISRAHI qui a été l’un de mes professeurs à la Sorbonne, et m’a initié à la philosophie morale et politique.

Je vais essayer pour ma part de vous dire ce que je pense du problème qui nous est proposé ce soir : " L’Écologie a-t-elle un lien avec la métaphysique ? "
Je ne suis pas l’auteur de cette phrase, et quand je l’ai lue, je n’ai pas bien compris ce qu’elle voulait dire.

Pour moi, il y a " des " métaphysiques et pas " une " métaphysique. Si on s’en tient au sens le plus commun qui vient d’Aristote, c’est ce qui vient après la physique, donc ça n’a rien de particulier. Mais si c’est pris au sens moderne, de Kant par exemple, c’est celui d’un monde intelligible, opposé au monde sensible, c’est le domaine des valeurs de référence, hors nature si je puis dire.
En ce cas, l’écologie n’a pas de lien avec la métaphysique, comprise en ce sens.

Si on veut prendre la question au sérieux, voyons plutôt s’il existe différentes manières de définir l’écologie, en tant que science, en tant qu’art, en tant que pratique. On peut douter que ce soit une science. Il est clair que c’est devenu une activité qui se pratique, qui nous concerne.

J’ai vu trois manières d’aborder cette question qui nous amènent directement à la philosophie. 
La première, traditionnelle, remonte à Platon, au monde des idées, qui n’est pas complètement détaché du monde sensible. Il y a quelque chose qui est un autre monde, que Nietzsche beaucoup plus tard appellera l’arrière-monde.
Chez Kant, ce sont le monde sensible et le monde intelligible, chez Descartes, ce sont l’étendue et la pensée.

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Descartes, Nietzsche, Kant

Donc, il y a deux mondes, quelle que soit la manière de composer leurs relations. Dans ce monde-
là, la nature c’est le monde sensible, la nature au sens habituel du terme. Il y a l’homme face à la nature. L’homme qui peut éventuellement s’associer à la nature ou ne pas le faire.

En ce cas, l’écologie est une science mixte. D’un côté, c’est une science naturelle, avec des processus physico-chimiques, biologiques, du domaine de l’observable, de l’expérimentable. De l’autre côté, c’est une science sociale, une science de la culture ou une science humaine, qui s’occupe des inter-relations de l’homme avec la nature. Dans ce cas-là, quel est le rapport avec la métaphysique ? Je dirais qu’il s’agit d’un rapport d’imperfection, puisqu’une partie de l’écologie est une science sociale, alors que les sciences sociales renvoient à la métaphysique, à la morale, à la politique.

Cette première position ne me satisfait pas. Elle pose aussi, de façon avouée ou inavouée, que l’homme est maître de la nature. C’est plutôt Descartes qui l’affirme. Il y a un sujet libre, qui a vocation à la liberté, qui, à défaut de posséder, doit s’efforcer de comprendre. 
Comprendre, c’est prendre, saisir, attraper. Même si c’est avec délicatesse, n’empêche que c’est nous qui saisissons quelque chose qui est objet de cette préhension, compréhension, saisie. Donc il y a maîtrise, sinon possession, au sens fort du terme. 
Or, nous l’avons appris très récemment avec beaucoup de douleur (le tsunami), nous l’apprenons constamment, cette maîtrise est hors de portée. On peut toujours dire, un jour. J’ai quelques doutes !
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Spinoza

Il existe une autre position illustrée principalement par Spinoza. Celui-ci affirme : " Dieu, non pas Dieu ou la Nature, mais Dieu, autrement dit la Nature ". Si Dieu n’est ni plus ni moins que la Nature, il en résulte qu’il n’existe qu’un monde. S’il n’y a qu’un monde, nous, hommes, sommes une partie de ce monde. Une partie puissante là ou l’homme a une emprise, mais extrêmement faible là ou il n’en a pas. 
Il est fréquemment dit que l’homme est capable de détruire la Terre. Nous pouvons peut-être détruire la petite pellicule qui assure notre survie. Je ne vois pas comment l’homme serait, aujourd’hui, et peut-être même jamais, en état de détruire la Terre. Cette expression, même négative, de la toute puissance de l’homme est plutôt absurde.

Nous pouvons détruire des choses relatives à nous-mêmes, à notre niveau. Nous pouvons irradier la terre, détruire certaines espèces. Cela ne signifie en rien que nous pourrions détruire la nature, car l’homme en est une partie et rien de plus ou d’autre.
En ce cas, le terme " écologie " prend un sens différent. C’est une science de la complexité, c'est-à-dire où il y a des inter-relations entre des éléments physiques,(macros, micros, mésos), des éléments vivants, toutes sortes de choses qui existent sous différentes modalités. 
Vous voyez qu’à ce moment-là, nous ne sommes plus dans la position centrale de comprendre le reste, d’éclairer la nature. Nous avons beaucoup à gagner en restant à l’écoute de ces autres choses qui constituent la Nature. Parce que nous ne sommes pas tout puissants. Bien que nous ayons une certaine puissance, puissance que nous pouvons vérifier tous les jours, dans l’ensemble nous restons une partie ; une partie qui doit composer avec d’autres parties, c'est-à-dire apprendre à mieux les connaître. Il existe, ou devrait exister, une science de la complexité, qu’on peut nommer " écologie " qui prenne en compte toute cette variété, cette diversité des éléments de la nature dont nous faisons partie.

Il y a une troisième position, que je dois quand même mentionner, celle de l’écologie profonde qui ressort, à mes yeux, d’une ignorance grave des relations entre les diverses parties de la nature. Pour elle, l’homme devrait abandonner ses propres capacités pour n’être qu’un vivant parmi d’autres.

Je passe la parole à Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, qui est beaucoup plus compétent que moi pour parler des complexités, des variétés et autres questions.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS

- Heidegger a dit : la Science ne pense pas !

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Heidegger

C’est peut-être pour cela que l’on me passe la parole en premier parce que, étant le scientifique, je serai sans doute bref. 
Seul un philosophe peut déclarer d’emblée que la question " L’écologie a-t-elle un lien avec la métaphysique " est stupide et ne se pose pas dans ces termes. Moi-même n’étant pas philosophe, j’ai essayé, scolairement, d’y répondre, mais comme on vient de vous le dire, ce n’est pas une bonne question. 
D’une certaine manière, mon effet tombe donc à plat. Néanmoins, ma réponse est : Oui, certainement et tant mieux ! 
Ce que je veux dire par là, c’est que cette question paraît suspicieuse pour un scientifique. En gros ça veut dire, est-ce que votre science est une vraie science ? Est-ce que comme d’autres sciences qui, dès le dix-huitième siècle, ont rompu avec les influences métaphysiques, avec Copernic, Galilée, et d’autres qui ont fait que l’astronomie est devenue une vraie science,l’écologie ne serait-elle pas contaminée par des conceptions métaphysiques ?

Ma réponse est en trois temps.

Le premier, c’est que cette décontamination des sciences n’est pas si évidente ni si ancienne que ça. 
On dit souvent: c’est lorsque la science a des " principes " externes pour se justifier ou se réfuter qu’elle perd de sa pertinence et de sa " scientificité ".. Mais je remarquerai que, parfois, ce sont les scientifiques eux-mêmes qui se réfèrent à des principes, que je considère comme métaphysiques, qu’ils introduisent dans le débat scientifique. 
Quand Leibniz a dit, en introduisant le calcul infinitésimal, " natura non fecit saltus " (la nature ne fait pas de saut), on peut dire qu’il imposait une théorie mathématique et un développement avec un aphorisme qui sentait bon la métaphysique. 
Plus récemment, quand face au développement de la mécanique quantique, Einstein, que l’on ne peut pas considérer comme n’étant pas un savant, a dit : " Dieu ne joue pas aux dés ", on peut dire qu’il introduisait dans le débat scientifique un aphorisme d’autorité, qui n’était pas purement scientifique.

Deuxième point de vue : oui, à mon avis, l’écologie, d‘une certaine manière, dans ses concepts, va emprunter à la métaphysique, au sens très large du terme, c'est-à-dire à toute une série de conceptions sur ce qu’est le cosmos, l’homme, la nature.

Citons rapidement quelques exemples. La notion d’équilibre, qui a été une notion très centrale des écosystèmes dans les débuts de l’écologie, et non seulement d’équilibre mais d’équilibre stable, c'est-à-dire, quand on les perturbait par des interventions humaines et que l’on cessait de les perturber, ils revenaient au point de départ. Je pense qu’elle était influencée par une société qui se sentait dans un concept où, globalement, " le système du monde " se trouvait équilibré. Au moment où est apparue une vision d’une société plus chaotique, avec les évènements de la seconde guerre mondiale, comme par hasard cette remise en cause de la théorie des équilibres et des visions beaucoup plus dynamiques des écosystèmes sont apparues en écologie.

Un autre exemple : le fait que la théorie de l’évolution par sélection des individus soit apparue dans un monde dans lequel, effectivement, les aspects de lutte pour la vie et de compétition entre les individus était une donnée forte des sociétés du dix-neuvième, a bien annoncé en quoi Darwin avait été sans doute influencé. 
Dire qu’il y a des interférences que je qualifierai de métaphysiques ? Oui !

Deuxième élément de réponse : ces interférences métaphysiques ne semblent pas forcément graves. 
Et pourquoi n’est-ce pas grave ? 
Pour ceux qui pratiquent la science, vous savez que le premier facteur limitant de toute démarche scientifique, c’est d’abord d’émettre une idée. Autrement dit, ce qui freine la science c’est d’avoir des idées originales, ensuite, quand on en a une que l’on pense bonne, tout le système scientifique se met en branle pour dire qu’elle n’était pas bonne et pour la critiquer. Mais encore faut-il qu’il y en ait eu une.

Et je prétends que peu importe le vase pourvu qu’on ait l’ivresse.

Que Newton ait compris que les lois qui régissaient la gravité sur terre étaient les mêmes que celles qui régissaient la gravité extra-terrestre, en recevant une pomme sur la tête comme le dit la légende, ou qu’Einstein ait pensé la relativité en regardant passer des rameurs sous un pont, ou que Newton ait commencé à calculer l’âge de la terre en additionnant dans la Bible l’âge des patriarches…

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Newton

Ce qui est important c’est qu’à partir de là soit émise une hypothèse, et que la loi qu’elle énonce ne soit pas considérée comme une révélation, mais comme une " provocation ", c'est-à-dire quelque chose autour duquel l’ensemble du système scientifique va se mettre en route pour analyser, critiquer et éventuellement faire avancer et voir en quoi cette proposition était intéressante. Ce qui est important, c’est que le " système critique " de la science fonctionne, et que ceux qui proposent des hypothèses, quelle que soit leur origine, se prêtent à cette démarche.

Les sciences fonctionnent comme cela, et l’écologie n’y manque pas. Je ne retiendrai qu’un exemple, la théorie de l’altruisme. Les gens ont dit, c’est une partie de la sociobiologie, que des individus d’une espèce donnée vont avoir un comportement négatif vis-à-vis de leur survie pour favoriser la survie d’autres individus. On devrait montrer que le degré d’apparentement entre eux et ceux qu’ils soutiennent sera d’autant plus fort qu’ils développeront un comportement altruiste. On a dénoncé un certain nombre de choses sur les influences sociologiques de cette théorie. Il n’empêche qu’on a pu la tester avec des marqueurs génétiques et autres, et voir en quoi effectivement cette vision de l’altruisme était ou non une hypothèse qui permettait d’avancer dans la compréhension du phénomène.

Mon dernier point, pour être bref. 
Ce qui se passe actuellement, et qui me semble sain, c’est une sorte d’inversion dans laquelle l’écologie va alimenter notre métaphysique. S’il est vrai que la science ne pense pas, les scientifiques pensent ou peuvent aider à penser. Cette réflexion va alimenter la métaphysique et nous obliger à concevoir notre cosmologie. Gilles PIPIEN l’a dit en introduction en déclarant que l’idée de nature est un construit qui sans cesse se modifie dans l’interaction entre la science la société et son évolution. 
Je ne prendrai que quelques exemples montrant en quoi cette évolution est souhaitable. 
Aujourd’hui, on découvre qu’il n’y a pas d’individus isolés, c'est-à-dire qu’un individu dans un écosystème est en interaction forte avec quantité d’espèces, qu’il coopère à court et à long terme avec, aussi bien pour sa vie individuelle que pour son évolution. Ainsi, un arbre dans la nature n’est pas un individu, mais un ensemble complexe avec, en particulier, toute une série de relations avec des arbres voisins et de microorganismes qui vont entourer cet arbre et lui permettre de fonctionner et d’interagir avec son environnement.
Cette idée que l’écologie pousse à rompre avec une conception individualiste stricte est quelque chose qui a des conséquences fortes dans notre vision du cosmos.

Des gens ont considéré qu’il y a dix mille ans, un des phénomènes majeurs de la révolution du néolithique a été une verticalisation progressive du monde ; c'est-à-dire que l’homme était entouré de minéraux, de végétaux, d’animaux, éventuellement d’esprits, mais qu’il les concevait dans un monde plat. Les interactions étant perçues comme d’égal à égal. 
Peu à peu, on a verticalisé ce monde. On s’est mis en tête des pyramides, qui sont des pyramides dans lesquelles il y a les minéraux, puis les végétaux inférieurs, puis les végétaux supérieurs, puis, dans les animaux, les invertébrés qui ont donc " étymologiquement " quelque chose en moins, les vertébrés inférieurs et supérieurs et, en haut, il y a l’homme.
Donc on a verticalisé notre représentation de la nature.

Auguste Comte, pour sa part, a verticalisé tout autant les sciences en disant qu’il y en avait en bas et d’autres en haut. Nous-mêmes, dans la représentation de la société, quand les premiers ethnologues ont travaillé, ils ont établi des classifications de populations comportant des sauvages, des sauvages inférieurs, des sauvages supérieurs, des barbares, etc.

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Auguste Comte

Ce que nous apprend l’écologie, c’est bien la nécessité de " déverticaliser " cette représentation du monde. Non pas de repenser un monde à plat, mais de nous dire : de quel droit avons-nous construit cette représentation ? De quel droit avons-nous édifié cette pyramide dont nous sommes le sommet ? Et dès lors, nous essayons de penser, au moins en rêve, comment la grenouille voit-elle les choses ? Parce que si elle avait été l’auteur de la représentation, elle serait peut-être au sommet, car c’est elle qui a le plus grand génome (vous savez que certains se sont beaucoup attristés de la relative petitesse du génome humain). Cette idée que l’écologie peut être une manière de désacraliser le monde sera ma conclusion. Ce en quoi l’écologie peut construire une métaphysique.

Je vous remercie.

Michel MAFFESOLI

- J’avais été frappé par la curiosité du titre, mais en même temps je suis néanmoins frappé par le fait que tout un chacun a dit des choses très intéressantes, à cause ou malgré le titre. Donc, finalement, c’est là un vrai prétexte et, puisque Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS citait tout à l’heure Heidegger, on a là, quelle que soit la formulation, un vrai souci, une préoccupation fondamentale à laquelle nous sommes confrontés, et très modestement j’y apporterai aussi quelques éléments. 
En effet, nous traversons une période de mutation, un vrai changement de peau. Tout un chacun s’accorde pour reconnaître qu’il y a une crise, non pas dans le sens habituel du terme, pas simplement une crise économique, culturelle, religieuse, mais bien quand à un certain moment, on n’a plus conscience de ce que l’on est, et que dès lors on n’a plus confiance en ce que l’on est. Pour ma part, c’est là un des fondements de mon travail : réfléchir sur ce qu’est l’imaginaire social, ce qui fait que ça tient ensemble, qu’il y ait de la société, et donc la crise d’un certain imaginaire social.

Premièrement, il me paraît important pour bien saisir cette mutation, cette crise, de repérer quel est notre cerveau reptilien, quel est cet imaginaire qui a constitué à bien des égards le monde occidental. Peut-être l’expression judéo-chrétienne n’est-elle pas tout à fait convenable, en tout cas ce qui a été cette grande tradition qui a abouti à l’organisation des sociétés modernes.
Pour ma part, je donnerai deux grandes caractéristiques. 
D’une part, bien sûr, cette grande idée de domination ; ce jardin qui est donné.
L’économie du salut, qui en est subséquente, et je pense que l’économie, après le dix-neuvième siècle, vient en droite ligne de l’économie du salut. Dominer !

Deuxièmement, là encore autre mot très simple. Séparer !
Dieu sépara la lumière des ténèbres, et on va voir comment, sur la longue durée, il y a cette idée de séparation, concept essentiel chez Hegel, chez Freud également. Dès lors, toute notre tradition culturelle, notre imaginaire, que nous avons sucé avec le lait maternel sans bien y faire attention, repose sur une série d’antinomies, de dichotomies, la nature, la culture ; le corps, l’esprit ; le matérialisme, le spiritualisme, et tout à l’avenant. Vous voyez quelque chose qui dans le fond, pour moi, ces deux termes sont à la base de notre imaginaire, séparer, diviser, analyser. 
Descartes dit : " l’homme est maître et possesseur de la nature. " 
Analyse. Machiavel fait reposer toute sa conception du politique sur cette idée de diviser. Dès lors ,toute l’organisation de l’entreprise repose là-dessus. Séparer pour dominer ! Voilà deux mots que l’on va retrouver dans l’imaginaire moderne.
C’est ce qui va constituer la conception économique du monde. Apprendre à s’économiser, apprendre à économiser le monde. Là encore, revenons à l’étymologie. 
L’économie, c’est une loi qui nous est donnée de l’extérieur. Une loi imposée dans les deux perspectives que je viens d’indiquer. Et c’est le grand mythe du progrès, le mythe prométhéen, qui en est la cause et l’effet, une bonne figure qui caractérise tout ce que je viens d’indiquer.
Le mot qui caractérise cet ensemble, c’est cette idée d’expliquer le monde. Là encore l’étymologie " explicare ", tout est sous le regard de Dieu, tout est en quelque sorte mis à plat.

Voilà dit brièvement ce qui me paraît être le grand imaginaire occidental, on pourrait dire moderne. Dominer, séparer et expliquer.
Le mot a été employé par Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS, cette idée d’inversion, une inversion de polarité qui est en train de s’opérer actuellement, une compensation.

Il y a un terme que j’aime bien, et que j’emprunte à un sociologue américain, Pitirim Sorokin, une " saturation ". L’idée de la saturation, c'est-à-dire que pour ma part je ne suis pas catastrophiste, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait plus rien. La saturation veut dire que la manière dont on a représenté et organisé le monde ne marche plus. Mais en même temps, il y a une nouvelle composition qui est en train de se faire. Évoquons brièvement quelques grandes pistes. Ce sont les pratiques juvéniles contemporaines qui, elles, vivent, sans forcément se le dire, cette saturation, et ne sont plus en accord avec l’idée de dominer et de séparer. Il y aurait dès lors une sensibilité écologique, une science écologique. Je préfère dire une sensibilité écologique, et je donnerai, ainsi que je le proposais tout à l’heure pour le premier imaginaire, ce qui me paraît être les grandes caractéristiques de cette sensibilité.
Reprenons un mot qu’Edgar Morin s’est approprié, et que l’on retrouve chez certains sociologues, l’idée de reliance, néologisme qui, tout à la fois renvoie à relire, relier, mais qui, dans les langues anglo-saxonnes, renvoie aussi à l’idée de confiance. Donc, à la fois, être relié au monde et confiant aux autres et dans le monde.

Cette éthique de la reliance est peut-être la caractéristique de la sensibilité écologique.

On peut trouver des termes qui en rendent compte, la correspondance, dans le sens Baudelairien du terme, les divers éléments, en quelque sorte du donné mondain, du macrocosme et du microcosme, en passant par le mezzocosme ( ce qui est au milieu), tout cela rentre en correspondance. 
Une vieille idée que l’on retrouve chez Nicolas de Cuze, ce que l’on appelle la coincidentia oppositorum, ces choses opposées qui arrivent à se conjoindre. Là encore, c’est ce qui caractérise l’époque.

En termes de logique, nous appelons cela une logique contradictionelle. 
La logique contradictionelle est un contraire qui ne se dépasse pas en synthèse. C’est-à-dire, une harmonie conflictuelle. L’harmonie sur la tension des éléments hétérogènes; non pas le " ou, ou " habituel de la logique du tiers exclu ( " a ", ne peut pas être " non a "). 
Mais dans la logique du " et, et ", on retrouve ceci et cela. Ce qui est dans le titre du propos, le lien. Là où il y avait une opposition entre le corps, l’esprit, la nature, la culture ; on pourra observer des pratiques qui sont de l’ordre du corporisme mystique, du matérialisme spirituel. Des pratiques qui peuvent être à la fois très hédonistes, par exemple, jouissives et très caritatives.

Voilà un exemple de cette coincidentia oppositorum. Un mot caractériserait, de mon point de vue, cette sensibilité écologique, l’oxymore, l’oxymoron, c'est-à-dire, la conjonction de choses qui peuvent être opposées, culturalisation de la nature, naturalisation de la culture, là où il y avait une grande séparation.

Voilà un peu ce qui me paraît être cette grande sensibilité et c’est là le point essentiel. Quand je disais inversion de polarité, ce qui a été, en effet, à la base de notre tradition, c’est bien l’action d’un sujet sur l’objet. C’est cet individualisme méthodologique qui faisait le sujet, comme étant maître et possesseur de la nature. Je me souviens de la formule poétique pour ne pas dire philosophique, telle que Corneille l’écrit : " Je suis maître de moi comme de l’Univers, je le suis, je veux l’être et le serai encore " On a là cette conception économique du monde.

Un grand anthropologue contemporain, anthropologue de l’imaginaire, Gilbert Durand, a proposé depuis environ une trentaine d’années, une autre idée qu’il appelle, " l’idée du trajetanthropologique ". Le trajet anthropologique, c’est le fait que la subjectivité a à faire avec des intimations objectives. Dans le fond, il y a là, quelque chose avec laquelle je dois compter, et c’est là où, au-delà d’une grande idée de l’explication du monde, la mise à plat prendrait en compte quelque chose qui serait de l’ordre de la compréhension. 
Le comprendre ne serait pas uniquement l’action que l’on aurait sur le monde mais, conprehendere, prendre avec ; c'est-à-dire, " j’ai à faire avec ". 
Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la réversibilité. Ce trajet anthropologique qui, n’étant pas conscientisé en tant que tel, n’étant pas verbalisé, est manifestement à l’œuvre chez les jeunes générations.

Prenons une formule que je trouve chez Merleau-Ponty : " Les philosophies de l’Inde et de la Chine ont cherché, plutôt qu’à dominer l’existence, à être l’écho ou le résonateur de notre rapport avec l’être. La philosophie occidentale peut apprendre d’elles à retrouver ce rapport à l’être ".
Non plus cette domination de l’existence mais écho, résonance, ce que j’appelais ce trajet. Il faut compter avec quelque chose dans lequel nous sommes. Voilà pour ma part, les deux grandes oppositions qui ont marqué les grands imaginaires.

Un imaginaire de la séparation - en terme savant on dit un imaginaire diarétique -le glaive qui tranche, qui sépare le mal du bien. Gilbert Durand, marque bien que ce sont des objets contondants qui coupent, tranchent, fouillent, analysent, alors qu’il y a d’autres imaginaires. 
Peut-être faut-il être attentifs à un imaginaire de tendance orientalisante, qui est un imaginaire non plus de l’objet contondant, mais de la coupe, objet qui recueille. En gros, métaphore de ce donné mondain, dans lequel nous sommes. Non plus un sens qui se projette dans l’avenir, le lointain, mais peut être une véritable invagination du sens, ce qui me paraît être le propre de l’écologie.

Michel JUFFÉ
- Nous allons finir par mon voisin philosophe, Robert MISRAHI.

Robert MISRAHI

- Je voudrais dire, d’abord, que je me réjouis d’être dans une société démocratique et philosophique. La société, c’est nous tous ici. Ce qui veut dire que tous les propos qui sont échangés participent de leur point de vue à l’enrichissement des connaissances. 
D’autre part, tous les propos sont soutenus également par une intention de respect. Chacun de nous respecte profondément tout ce que les autres peuvent dire. Aussi vous ne verrez aucune intention polémique dans l’exposé que je vais vous faire.

Nous allons parler d’écologie. 
D’abord, nous devons remarquer que la situation est grave, qu’elle est inquiétante, que les réponses actuelles sont sur le bon chemin, sont nommées. Tout ce qui a été dit ici participe à l’élaboration des réponses à une situation inquiétante, bref, tout ce qui se dit actuellement est juste.
Mais je m’inquiète de savoir si la prise de conscience de l’ensemble des humains, de la population, va être aussi rapide qu’il est nécessaire.

Si l’on entend bien toutes les alertes que l’on nous dessine à bon droit, le problème est celui de la prise de conscience. Et ce problème me fait poser la vraie question qui n’est jamais posée, ni ce soir, ni hier, ni nulle part.

Voici la question : Si l’humanité continue ses pratiques, elle met en danger et une partie de la terre et sa propre survie. Donc nous devons prendre des mesures. Et la question que je pose et qui n’est jamais posée est celle-ci : Mais pourquoi ?
Pourquoi faut-il prendre des mesures contre la destruction de la terre ?
Pardi, dira le bon sens, nous sommes en danger ! 
Oui, mais alors pourquoi faut-il sauvegarder l’existence humaine ?
Nul ne pose la question, nul n’y répond. Si l’on constate la pauvreté des mouvements écologistes politiques, les Verts, la pauvreté politique de ces Verts est due à leur pauvreté philosophique. Jamais la question que je viens de poser n’est posée par quiconque. 
Tout ça pour aller vite à ma conclusion. Il n’est pas possible de réfléchir sur l’écologie si on ne le fait pas dans le cadre d’une philosophie intégrale. Mais cette philosophie devant répondre à la question de savoir ce que nous devons faire est forcément une éthique.
La question écologique ne peut être résolue, traitée, que si elle se situe dans une perspective philosophico éthique. Oui ! Mais pourquoi ?
Pour faire le Bien ?
Il est trop tard ! La mort menace.
La vérité, c’est qu’il faut savoir pourquoi nous voulons vivre. Nous disons clairement, comme s’il n’y avait pas de problème, " Ah ! s’il y avait encore quelques raz-de-marée comme cela nous disparaîtrions. "
Oui ! Et alors ?
Il y a bien des espèces qui disparaissent! Pourquoi pas nous?
Nous voulons vivre parce que nous sommes des consciences. Que nous avons des désirs, et que nous voulons être heureux. On ne peut pas réfléchir sur l’écologie si on n’a pas de philosophie du bonheur. C’est tout simple, élémentaire, mais personne n’y songe. Et on nous raconte des histoires qui n’ont rien à voir.
Maintenant que la perspective est là, pourquoi vivre ?

Nous allons considérer les éléments du problème écologique d’un peu plus près, car jusqu’ici, on s’est borné à dire : si on continue comme cela, ça va aller mal ! Mais l’on n’en définit pas les termes. Aussi va-t-on essayer de définir deux termes essentiels, pas des termes logiques, philosophiques, mais les termes de notre réalité, de notre problème, la nature, l’homme.
Je ne vais pas prendre le mot nature au sens Spinoziste, bien qu’il soit le plus riche, nature voulant dire le tout de la réalité, humanité comprise.

Pour le moment, pour faire simple, je vais prendre " nature " au sens moderne populaire.

La nature, c’est ce qui est en dehors de nous. Et c’est ce qui est inerte. J’insiste, la nature, c’est des pierres, ou des éléments chimiques, des atomes, rien de plus. 
Une certaine écologie est en train de se laisser tenter par la théologie. La terre n’est pas sacrée. La terre n’est pas magique.

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La terre ne nous parle pas, la terre ne nous reçoit pas, une pierre est une pierre. Comme nous ne pouvons pas manger des pierres, nous cultivons du blé. Des graines de blé sont des graines de blé. La poésie du froment que l’on trouve chez René Char, c’est l’humanité.

Alors il y a la nature qui est ça, l’inertie, l’inertie en mouvement, bien sûr.
Il y a le devenir. Nous venons des étoiles ? Oui, bien sûr. 
Nous sommes matière ? Oui, bien sûr. 

Mais, au moment de l’évolution de l’inertie qui est devenue vie inerte, au moment où nous sommes arrivés, il y a l’humanité, et l’humanité, c’est de la conscience, et la conscience pose la question principale : Je veux vivre pourquoi ? Pour me réjouir, pour être heureux.
Donc l’homme, ce n’est pas la peine de dire que c’est un animal parmi d’autres parce que ça n’avance pas. Nous savons bien que nous avons des poumons, des reins, un estomac, etc.

Nous ne sommes pas cela. Nous sommes corps, sujet. Mais sujet, ça ne veut pas dire le sujet de la maîtrise, le sujet rationnel comme le croyait Descartes, Kant et tous nos contemporains.

Sujet veut dire : un individu humain conscient de lui-même et désirant jouir de l’existence.
Un individu humain a une conscience, donc une réflexivité capable de devenir plus tard réflexion, et un désir, d’abord désordonné et informe, puis capable de se former, de se maîtriser grâce à sa propre réflexion.

Il y a la Terre inerte et il y a l’Humain. Que veut l’Humain ? Vivre heureux, se réjouir. Mais l’humain qui, en même temps, est ce corps sujet que nous connaissons, tellement faible, tellement ouvert sur les nécessités, que bien sûr, il est normal que je me mette à cultiver la terre pour qu’elle donne du blé, car je dois me nourrir.
La Terre n’a rien à dire, c’est nous qui décidons. Et l’humanité a le droit de maîtriser ce qu’elle peut de la nature de façon à la faire servir au développement humain.
L’homme ne lèse personne, la Terre ce n’est qu’une pierre.

À l’égard des animaux, nous aurons des comportements de plus en plus éclairés, qui sont les comportements contemporains. Ils sont capables de souffrir, et il est inutile de faire souffrir. Nous ne voulons pas faire souffrir. Nous le savons bien.
Mais laissons de côté la magie, laissons de côté le sacré, laissons de côté les Dieux, sachant que nous sommes une humanité qui cherche le bonheur, et qui donc a le droit de se donner le droit d’utiliser la Nature comme elle l’entend. Mais également de le faire avec intelligence.

L’humanité doit utiliser la nature pour son utilité propre dans le cadre de la cohérence, pas dans le cadre du respect de je ne sais quelle personnalité de la nature, mais dans le cadre de la cohérence.

Cultiver du café peut être utile, cultiver du cannabis moins. À la limite, cela peut être suicidaire. Ne cultivons pas de cannabis, cultivons du café. Le rapport à la nature doit être un rapport rationnel, complètement rationnel, c'est-à-dire, utilitaire et cohérent. 
Cohérent car il ne faut pas sous prétexte d’utiliser la nature, la détruire. 
Pourquoi ne faut-il pas la détruire ? Parce que nous devons pouvoir nous en servir le plus longtemps possible, tout simplement.

On ne peut pas, si on veut faire avancer les choses, traiter du rapport entre l’homme et la nature comme s’il s’agissait d’un rapport entre une conscience et une autre conscience. C’est une aberration, c’est du paganisme. La Terre n’est pas une idole, la Terre c’est une pierre.
Nous voulons donc l’utiliser pour l’agriculture et l’industrie et notre utilité, mais l’être humain, qui est un être de désir, est aussi un être d’imagination désirante, C'est-à-dire que l’être humain veut se réjouir et non pas seulement satisfaire ses besoins mais combler ses désirs, se réjouir, accéder à une joie. À une joie qui va être habitée par l’imaginaire, qui va devenir une joie esthétique. C’est l’homme qui invente la beauté.

Alors l’homme va découvrir que la nature, non seulement peut lui donner du blé mais qu’elle peut aussi (non pas lui donner, elle ne donne rien la nature), être l’occasion de se réjouir de ses spectacles. 
Car la nature est belle. Tous le disent. Tous, humains, savants, astronomes, nous sommes en admiration devant la beauté des photographies du monde. Même tout à l’heure, un théologien a parlé à très bon droit de la splendeur du monde. On n'a pas besoin de Dieu pour que la nature soit splendide, elle l’est par elle-même et par notre regard.

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Voici donc un nouveau besoin de l’homme, à savoir, la jouissance du monde.
Mais pour que l’homme se réjouisse du monde, encore faut-il que le monde soit beau. Voilà pourquoi des déserts, il faut faire des jardins. Il faut transformer les déserts en jardins. Le désert c’est du sable, un point c’est tout. Mais c’est l’humanité qui a à transformer les déserts en jardins de façon à ce qu’il y pousse et du blé et de la beauté, et de la société amicale.

À ce moment, on s’aperçoit qu’on a besoin de ce plasma. La Terre est une pierre, mais cette pierre est un plasma, un lieu d’où nous allons tirer notre nourriture. Faisons le intelligemment. C’est également un lieu dont nous allons tirer les futures mille occasions d’enchantement, car la nature est belle. Et que serait le bonheur si le bonheur ne pouvait pas se réjouir de la beauté du monde ? Et la beauté du monde ? Peu à peu, on découvre maintenant son vrai sens, c'est-à-dire la terre et les hommes.

La beauté du monde, c’est la beauté de la terre que nous transformons par l’agriculture, l’horticulture, l’architecture. Nous devons aussi la transformer en même temps que nous faisons l’éducation esthétique de l’humanité. Et ainsi l’humanité voit dans la nature, et la source des biens nourriciers et la source des enchantements poétiques, mais tout cela toujours grâce à l’activité des individus humains. Des individus organisés en société, bien entendu ;

Maintenant je vais conclure sur la responsabilité. 
J’avais commencé par la prise de conscience difficile. Cette prise de conscience sera rendue plus facile si l’on fait comprendre à tous, aux usagers, comme aux lecteurs, qu’il n’est pas seulement question de la conservation de la nature, d’un parc naturel, mais tout simplement de la vie heureuse de l’humanité. 
L’humanité ne peut pas vivre heureuse dans n’importe quelle nature. Dans une forêt vierge, non. L’humanité vit heureuse dans une forêt humanisée, dans un paysage humanisé. La responsabilité que nous avons n’est pas à l’égard de la nature, tout le travail de transformation de la nature. Ce n’est pas que nous devions quoique ce soit à la nature, qui n’est qu’une pierre. Notre responsabilité est à l’égard des autres et de nos enfants. C'est-à-dire de l’humanité.
Pour que l’humanité vive heureuse, il faut sauvegarder la nature.
Mais ne formulons pas de telles hypothèses qui consisteraient à dire : nous devrions sauvegarder la nature parce qu’elle est sacrée, parce qu’elle nous parle, elle souffre. Nous ne sommes pas dans une religion païenne. Nous ne devons être dans aucune religion, mais défendre la démocratie et la laïcité. Toutes les religions ont le droit de s’exprimer, même l’athéisme. Et nous ne résoudrons pas sérieusement la question écologique si nous ne sommes pas clairement athées et soucieux du bonheur des hommes.

Michel JUFFÉ :
- Vous avez assisté à un feu d’artifice, à une grande dispersité, de fortes expressions qui suscitent de nombreuses questions auxquelles je vais laisser directement la place, sans autre commentaire.

Gilles PIPIEN :
- Je voudrais remercier le professeur MISRAHI pour son exposé très intéressant, mais qui me laisse sur une question.
D’accord sur votre analyse très froide : Pourquoi l’écologie ? Pourquoi tout ceci ? Finalement c’est pour l’Homme. On exploite la Terre en tout bien, tout honneur, c'est-à-dire qu’on l’aménage. 
Un chimpanzé par exemple, ce n’est pas l’homme, alors on ne le fera pas souffrir inutilement, mais nous l’utilisons pour le bonheur de l’humanité. Bien, mais cela m’amène à la question suivante : tous les gens qui sont autour, finalement, ce n’est pas moi, alors quelle est la différence entre moi et l’humanité ? Pourquoi ne rechercherais-je pas mon bonheur égoïste, et pour quelle raison m’intéresserais-je au bonheur des autres ? Et à ce moment-là, si je m’intéresse au bonheur des autres humains, pourquoi pas à celui des chimpanzés ?

Robert MISRAHI :
- La question que vous posez déborde largement la question écologique. C’est une question importante, celle de la relation à autrui. Pourquoi se soucier des autres et non pas de nous seulement ? Tout à l’heure, je n’ai pas voulu faire une description complète de l’être humain, mais vous m’y incitez. 
Il y a donc une autre dimension que je n’ai pas évoquée, mais qui est aussi importante que toutes les autres, ce que j’appellerais la structure spéculaire de l’individu humain, la conscience humaine. Puisque déjà la conscience de soi est un peu séparée d’elle-même, elle est, en même temps, capable de poser la conscience d’autrui, en même temps qu’elle prend conscience de sa propre précarité et du besoin qu’elle a d’autrui.
Le besoin d’autrui, c’est le besoin de la reconnaissance. 
L’être humain n’est pas un individu isolé, un atome, qui serait à côté des uns des autres et qui devrait faire un effort pour rejoindre les autres et faire une société artificielle. Non. C’est par nature, dès la naissance, que l’être humain est ouvert sur les autres. D’abord avec angoisse et violence et ensuite avec confiance, amour et amitié. Mais il faut une évolution. 
C'est-à-dire qu’il n’y a pas de problème. Tout ce que je dis là pour l’être humain qui a à être heureux doit, bien sûr, être étendu aux autres. 
Bien entendu, il y a dans cette philosophie du bonheur une première conséquence qui est la conséquence écologique qui nous occupait ce soir, mais il y a une autre conséquence qui est la conséquence politique, qui est la démocratie.
Rien de ce que je dis ne peut recevoir un commencement de réalisation si on n’est pas en démocratie. C'est-à-dire si l’on n’est pas en présence d’autres qui nous donnent le même droit d’exister que je leur reconnais à eux-mêmes. C’est ça la démocratie. 
Bonheur va avec démocratie, bonheur va avec écologie.
Mais naturellement les écologistes et les politiques ne le savent pas. Ils ne comprennent pas pourquoi, ils foncent, comme des bœufs qui labourent un champ. Il s’agit tout simplement du bonheur des individus humains maintenant et plus tard.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS :
- Pour animer un peu le débat, je dirais ceci. 
D’aucuns disent que, au cours du siècle qui se termine, on a traité deux des trois grandes discriminations. La première était le racisme. Avec elle, il était considéré que l’exercice de la démocratie devait être limité à des gens choisis au sein de l’humanité. La seconde était le sexisme, qui considérait que seul l’un des sexes pouvait l’exercer, et ça c’est terminé assez tardivement en France après la guerre. La troisième discrimination c’est le spécisme, qui consiste à dire qu’au sein de la diversité des espèces, seule une d’entre elles aurait droit à la démocratie.
De quel droit ? Il est vrai qu’au Museum nous sommes amenés à fréquenter d’autres espèces que l’espèce humaine, et à voir parfois chez les orangs-outans, chimpanzés et autres, quelque chose qui ressemble à la joie de vivre, au plaisir, à la tristesse, à la solitude. Que sais-je ?
De quel droit définissons-nous que ça s’arrête au Sapiens, à l’homo sapiens-sapiens ?
Vous savez qu’il y a trente mille ans au moins, deux espèces humaines cohabitaient, et que cela s’est produit à plusieurs reprises dans des endroits du monde. 
Si nous étions il y a trente mille ans, comment aurions-nous posé la question de la démocratie ?

Robert MISRAHI :
- S’il s’agit vraiment de démocratie, il s’agit d’autogouvernement interne au groupe qui va se constituer, d’un état démocratique. On ne va pas imposer par la guerre la démocratie à l’extérieur ? Donc laissons faire les orangs-outans. Ils sont démocrates, me dites-vous ? Qu’ils continuent. 
Qui a dit qu’il fallait tout limiter à l’humanité ? Sûrement pas moi ce soir. 
J’ai simplement parlé de l’humanité. Voulez-vous que l’on parle aussi des espèces animales ?
On ne peut pas parler en leur nom. On peut avoir à l’égard des pierres un rapport utilitaire, à l’égard des animaux un rapport de compassion, bien entendu, mais pas un regard d’identification. Ne faisons pas de totémisme ! 
Les animaux parlent !
Laissons les parler, et faire leur littérature.
Les animaux sont des démocrates ! 
Mais qu’ils nous montrent et qu’ils nous disent leurs lois et qu’ils les respectent. 
En réalité, il faut être sérieux. L’espèce humaine est une espèce distincte, et les autres espèces sont des espèces distinctes. Vous voulez qu’on interdise la chasse ? Oui ! Je suis d’accord avec vous. Ne massacrons, ne tuons aucun animal. Mais pour justifier cela n’inventons pas des raisonnements magiques, à savoir que les animaux seraient aussi évolués que nous, qu’ils auraient un langage, une culture, des traditions, et des habitudes de table. Pourquoi pas ?
Laissons-les développer leur culture, ou aidons-les en comprenant qu’un langage humain n’est pas un langage animal. Il ne s’agit pas de mépriser. Abandonnons toutes ces accusations erronées. Je vais vous dire quelque chose de plus cynique, sans les mépriser. Il faut les sauvegarder parce qu’ils sont beaux. Un tigre, un cheval de course, un lévrier, un aigle.

Un intervenant :
- Et ceux qui sont laids ?

Robert MISRAHI :
- Laissons les vivre !

Sylvie PETIN :
- Accordez qu’ils font partie du plasma dont vous parliez tout à l’heure ?

Robert MISRAHI :
- En plus ils font partie du plasma, c’est pourquoi il y a un élevage intelligent. On n’abat pas tous les bœufs d’un coup. On fait de l’élevage.
Si vous n’êtes pas d’accord avec cela, alors en effet, vous êtes dans la magie.
Vous êtes dans la magie et vous avez la société indienne avec les vaches au milieu des rues. Elles sont sacrées, Vishnu est sacré et beaucoup de monde crève de faim. On respecte la nature mais pas l’homme, ça devient intéressant. 
Soyons sérieux : aidons les espèces animales à se réjouir de leur existence

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS :
- J’ai gagné un petit point, seules les espèces qui ont une culture et celles qui sont belles sont à la limite. On a avancé un peu.

Robert MISRAHI :
- Non, non, j’ai dit qu’on gardait aussi les autres.

Gilles PIPIEN :
- Je voudrais m’adresser à MISRAHI que nous connaissons bien ici. 
Avez-vous évolué un peu à la suite de la catastrophe de l'océan Indien depuis Spinoza ?
Je regrette qu’il n’y ait pas une femme parmi vous.

Robert MISRAHI :
- Je constate qu’il n’y a pas une femme à la table, mais que c’est une femme qui nous dirige. 
Alors, pour Spinoza, vous me demandez si la pensée philosophique a fait des progrès depuis Spinoza ? 
Vous avez raison. Oui, bien sûr. Je retiens de Spinoza sa philosophie de la nature, sa philosophie du désir et du bonheur, mais non pas son déterminisme absolu. 
Mais, au XVII° siècle, le déterminisme est un instrument de libération. C’est la condamnation de la magie et l’appel à la pensée scientifique. C’est pourquoi il n’y a pas à critiquer Spinoza sur son déterminisme. C’est l’entrée dans la connaissance moderne, dans la modernité de la connaissance. Cela dit, il est vrai que les philosophies contemporaines, depuis le XIX siècle, sont un peu plus pertinentes sur la question de la liberté. 
Alors ce qu’il y a de plus chez nous tous que chez Spinoza, c’est la pleine conscience du fait qu’un individu humain est un individu libre. Libre, ça ne veut pas dire tout de suite, raisonnable, maître de lui, généreux et démocrate. Cela veut dire source de toutes ses décisions, la plupart de ses premières décisions étant erronées, maladroites ou angoissées. Mais c’est ça la liberté. C’est aller plus loin que le passé immédiat et le présent actuel. Tous les individus humains sont capables d’aller très loin, d’anticiper et d’inventer des symboles. D’inventer par l’imaginaire. On va beaucoup plus loin déjà que le XVII° siècle. 
Mais il y a à réorganiser cette liberté première. C’est ici qu’interviennent la réflexion et le sujet réflexif.

Sylvie PETIN :
- Justement, c’est une question que j’aurais aimé poser à tous les intervenants. 
J’avais l’impression en vous écoutant les uns les autres que vous n’étiez pas très loin de la même réflexion, et je me demandais si ce n’était pas une réflexion postmoderne. J’ai eu l’impression que les définitions mêmes de l’individu et du sujet étaient totalement différentes de ce qu’elles étaient auparavant, au XVII° siècle et même au début du XX° siècle. 
Je vous ai tous entendu parler en des termes un peu différents, mais peu importe, de reliance, de mise en écho. Vous avez même parlé de plasma, comme si les définitions du sujet ou de l’individu étaient totalement différentes dans notre société par rapport à ce quelles étaient auparavant. On vous vous a posé la question de savoir si l’écologie avait un lien avec la métaphysique. Personnellement, je me demande si ce n’est pas cette nouvelle réflexion sur le sujet et l’individu qui est la nouvelle métaphysique ?

Robert MISRAHI : 
- Je peux essayer de répondre brièvement.
Naturellement, c’est une philosophie du sujet qui est à la base de toutes les réflexions que j’ai proposé ce soir, une philosophie du sujet qui doit être à la base de toute future philosophie. Et cette philosophie du sujet n’est pas la même que celle d’un Descartes ou d’un Kant, selon lesquels le sujet c’est la raison. Non, le sujet c’est le désir conscient de lui-même. Ce désir conscient de lui-même, donc le sujet comme désir, l’homme comme désir. Désir, ça veut dire désir de joie, il n’y a pas d’autre définition du désir. 
Le désir n’est pas la souffrance du manque, comme on veut nous le faire croire, aujourd’hui. Le désir est le dynamisme du manque qui va vers la joie de l’accomplissement, ne serait-ce que lorsqu’on boit un verre d’eau. Et c’est cela le moteur de l’humanité. 
C’est cela qui est nouveau dans notre culture car, de Platon à Hegel, à Schopenhauer, et même à Sartre, le désir est condamné. Il est source de malheur. Ils en sont au stade du Bouddhisme. Le désir est source de toutes nos souffrances. 
Alors que c’est le contraire qui est vrai. Le désir est source de vie et de joie. C’est pourquoi l’humanité crée un droit, une législation, une sociologie, une philosophie, une éthique, parce que ce n’est pas sain de laisser le désir n’importe comment. 

Michel MAFFESOLI : 
- Vous avez raison, le problème essentiel est bien celui de la conscience et du sujet agissant sur lui. 
J’ai été assez effaré par l’exposé de Robert MISRAHI, parce que j’ai vu là l’expression sereine et péremptoire de ce qui, actuellement, me paraît saturé totalement, cette confiance prétentieuse qui a marqué toute notre tradition occidentale d’un sujet agissant sur une nature inerte. 
Avec, encore une fois, l’espèce, avec les espèces animales qui sont multiples, l’espèce humaine étendant sa domination sur les autres espèces animales, puis sur le monde entier. Je ne dis pas que cela ne fut pas quelque chose qui a donné nos sociétés contemporaines, mais, en même temps, c’est ce qui se trouve au fondement même du saccage de ces sociétés. 

Dans le fond, c’est ce que j’ai essayé trop rapidement d’introduire, ce grand schéma d’un sujet agissant sur un objectum, un objet qui est là, devant soi, inerte, et que je peux manipuler à loisir. C’est ce schéma-là qui me paraît mis en cause par un processus de réversibilité dont la sensibilité écologique est bien l’expression. Là, il y a une vraie différence, à mon sens, par rapport à ce qui a été dit. 
Soit on reste sur cette grande conception d’un subjectivisme absolu, d’un substantialisme, à mon avis, assez désuet, soit, au contraire on essaie d’être attentif au fait qu’il y a des processus de réversibilité. Que l’on a à faire avec cet environnement. Que cet environnement soit de la pierre. Pour moi la pierre, c’est aussi quelque chose dont je suis pétri. Ce n’est pas uniquement les autres espèces animales. Il y a donc là un vrai problème.
Je ne veux pas aller plus avant mais, dans le fond, continue-t-on à rester sur un schéma, sur un sujet à distance remodelé, ou sur ce que j’ai appelé, le trajet, trajectum, trajectif ? Quelque chose qui fait qu’en effet, on est un peu de cette terre. Vous avez peur ? Du paganisme, du polythéisme, du totémisme ? Eh bien oui, on en est aussi de cette terre. 
Et moi je n’ai pas peur, de ce point de vue, d’être un païen. Il y a un " amor mundi " qui me fait participer de la Terre de la pierre et aussi des autres animaux. Il y a un vrai problème. Je ne crois plus à la conscience " maître de moi comme de l’univers ", mais il y a un processus de réversibilité envers lequel lieu d’être attentif. Je pense que c’est cela qui est en jeu dans le souci écologique.

Ghaleb BENCHEIK :
- Monsieur le président, j’ai cru comprendre que la question était posée aux cinq, simplement, mais je voudrais bien écouter Madame.

Sylvie PETIN : 
- Répondez, Monsieur BENCHEIK.

Ghaleb BENCHEIK :
- Ce n’est pas parce que je suis ici que je dois avoir nécessairement raison. J’aurais peut-être des réponses à la fois à votre question, et à ce qu’a dit le professeur MISRAHI. Mais ce sera après la question de Madame. Permettez-moi d’être au moins un homme chevaleresque et galant.

Une spectatrice :
- Monsieur, je suis économiste de formation et de profession. Et j’étais très intéressée et amusée par l’exposé de Monsieur MISRAHI parce que j’avais l’impression de réentendre la philosophie de Bentham, l’utilitarisme du XIX° siècle, qui est le fondement de la pensée économique moderne. 
Ce bonheur que vous recherchez, que vous essayez de définir, pour un économiste classique, tel que ça avait été introduit par l’utilitarisme, c’est l’utilité des individus et le bonheur d’une société, c’est une sorte de synthèse, d’addition des utilités des différents individus. Et le comportement de l’homme vis-à-vis de la nature, une nature avare, il faut la travailler pour pouvoir vivre. Et l’économie, c’est la lutte contre la rareté, finalement. Le comportement de l’homme vis-à-vis de cette nature, c’est d’en tirer le maximum d’utilités d’une façon qui soit rationnelle. C’est au fond ce que vous avez dit.
Alors c’est un peu un cours de philosophie économique. Mais la question qui se pose à ce moment-là à l’économiste lorsqu’il essaie de penser un peu au-delà de la stricte réalité et de la limite de l’environnement, c’est de dire : " Comment définir les objectifs de l’homme qui cherche à tirer de la richesse et à lutter contre la rareté ? Comment définir ces objectifs par rapport à des comportements qui sont les comportements purs de marché et de compétition qui peuvent déboucher sur une société qui nous pose question ? ". C’est la crise écologique. 
Il y a une tension. L’économiste totalement neutre dira : " Si ce que me dit le marché est la traduction des demandes et des désirs de chacun, c’est une société complètement bétonnée, par exemple, avec des pollutions etc., je n’ai aucun jugement de valeur à donner là-dessus…..qui peuvent être prises en compte et qui peuvent être les valeurs de ce que l’on appelle un capital naturel de transmission de ce capital. Le problème est : comment définit-on ces objectifs ? Il y a une tension très forte, on pourrait en parler longuement, c’est une question aussi de démocratie. Entre des choix tutélaires, nous disons qu’il faut préserver telle ou telle ressource et que, donc, l’activité des hommes doit s’orienter dans ce sens. Cette tension entre des choix tutélaires qui peuvent s’imposer et les choix individuels des individus. 
Je ne donne pas de réponse définitive, mais c’est la question fondamentale qui se pose actuellement aux économistes.

Ghaleb BENCHEIK :
- Je vous demande pardon d’avoir pris la parole sans la demander au président de séance.
Comme le professeur MISRAHI a commencé par quelques préliminaires, permettez- moi de faire de même, d’autant plus que, durant l’exposé, j’étais celui qui avait parlé le moins. 
Voici les deux préliminaires que je voudrais faire ou dire. Certes, je suis un homme de foi, mais je suis doublement laïc, laïc du substantif et laïc de l’adjectif. Du substantif, au sens ou je ne suis pas un clerc, je ne fais pas partie d’une cléricature, je n’ai pas reçu la tonsure. Je suis laïc de l’adjectif au sens où je suis un partisan de la laïcité comme un principe qui n’a pas d’épaisseur idéologique, et qui nous permet de débattre sans aucune référence religieuse. Je suis pour la loi positive, qui est une émanation de l’intelligence des hommes pour régler leurs affaires dans la cité.
Je suis un homme de foi parce que les consciences se répartissent, en gros, en trois catégories. Il y a ceux qui disent de nier, rien de rien, rien de procède de rien, il n’y a pas de création, ex nihilo nihil. C’est respectable. 
Il y a ceux qui disent, dans le sillage de Juvénal, " Vita tendere vero ", c’est-à-dire, " Ma vie durant je chercherai la vérité ". Je ne tranche pas. Existe-t-il une origine non mécanique à tous les mécanismes, ou y a t-il un créateur, intelligence suprême de ce monde ?
Il y a ceux qui disent : " Peut-être y a-t-il une force créatrice ? " Je fais partie de ceux-là. 
Maintenant que je vous ai dit d’où je parle, j’ajoute que je suis heureux d’entendre poser comme préalable la démocratie, qui permet un échange. Je pense la thèse du professeur MISRAHI est tout à fait recevable et respectable. 
Mais je voudrais poser une question. Quand le professeur JUFFÉ parle du monisme existentiel, au sens où il n’y a qu’un seul être, qui se décline à la fois comme étant nature, humanité, communauté vivante, peut-être règne animal, l’ensemble de la galaxie, je crois que, s’il devait y avoir une description de tout cela, elle devrait être scientifique pour colmater les brèches contre le charlatanisme, pour fermer les portes à des Elisabeth Tessier et autres.
Mais il reste ce qui relève du mystère, ce qui relève des sempiternelles questions auxquelles l’homme est confronté, la question des origines, les questions théologiques, les questions eschatologiques. 
Lors de son passage ici-bas, l’homme ne pourra pas répondre à ces questions. Il s’y efforce avec des différents systèmes de pensées, et celui de Robert MISRAHI est une approche hédoniste qui voit dans le rapport à la nature utilitariste, tout en préservant le beau, dont j’ai cru comprendre qu’il ne le découvre pas mais qu’il le produit. 
Cependant, d’un autre côté, je vois que le tigre peut paraître beau, et que la nature peut avoir des splendeurs. Est-ce une projection de la conscience de l’homme qui va fabriquer cette beauté, adhérente ou libre selon les distinctions, ou est-elle intrinsèquement belle ? 
Dans ce cas, il y a une jouissance de s’émerveiller de cette esthétique.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS :
- Je voudrais revenir à la question initiale sur l’évolution dans notre conception de l’individu. 
Lorsqu’on a évolué dans notre conception de l’individu pour intégrer davantage la dimension sociale, on a découvert deux conceptions de l’intelligence. Ce que j’appelle intelligence, c’est la capacité à trouver des solutions adaptées à une situation nouvelle. Effectivement nous étions dans un modèle de l’intelligence selon Descartes, l’individu solitaire capable, à lui tout seul au coin d’un poêle, de trouver des solutions à l’ensemble du système. 
Ce que l’écologie a apporté, c’est justement la notion d’intelligence répartie d’un collectif d’individus, dont chacun possède un certain nombre de règles de comportements limités, mais dont l’importance des interactions, et non pas l’intelligence individuelle, crée la capacité de trouver une solution. 
Vous connaissez cette expérience selon laquelle une colonie de fourmis trouvera rapidement par des échanges d’informations et des va et vient où est la source sucrée par rapport à celle qui ne l’est pas. 
Et vous savez aussi que les cybernéticiens ont rapidement compris l’intérêt de l’intelligence répartie, et développent aujourd’hui des systèmes de robots multiples parce qu’ils se sont rendu compte que le robot unique, basé sur le modèle de l’individu intelligent, ne savait pas résoudre les situations à lui tout seul. 
Il est donc vrai que nous sommes en train de passer à cette notion d’intelligence collective, c'est-à-dire d’une intelligence plus fondée sur les interactions que sur la capacité individuelle. Alors, limite-t-on l’interaction à notre espèce ou à d’autres ? 
Nous n’allons pas tomber dans ce débat maintenant quitte à y revenir tout à l’heure. Je crois que c’est une évolution importante du concept de l’individu.
Prenons maintenant la question : " Faut-il être athée pour penser bien ? "
J’appellerais de " l’anthropocentrisme généralisé " la conception que nous propose le professeur MISRAHI : on prend en compte l’individu, ses proches, l’humanité présente et à venir. Si elle est effectivement développée dans sa complétude, cette prise en compte de l’intérêt des générations humaines futures conduit, à mon avis, à des conséquences importantes pour les autres espèces. D’une certaine manière, qu’on adhère à ce paradigme, à cet " anthropocentrisme généralisé ", ou à ce que vous avez appelé du paganisme, qui donnerait une valeur intrinsèque à toute espèce, on arrive, quelle que soit la vision que l’on a, à des décisions concrètes assez similaires. 
Autrement dit, c’est lorsque l’anthropocentrisme ne voit pas assez loin son propre intérêt et celui des générations qui viennent, qu’il est amené à dire, par exemple, qu’il suffit de conserver les espèces belles et pas les laides, ou celles qui ont une culture et pas les autres.
Si on se pose aussi la question du long terme, on arrive à dire que l’on a besoin de l’ensemble de l’écosystème.
J’ai tendance à dire que, dans ces débats théoriques auxquels on prend plaisir ce soir, peu importent les positions philosophiques. Si on les développe jusqu'au bout, il se dégage une sorte de " syncrétisme opératoire ". Je ne suis donc pas persuadé qu’il faille être athée pour bien raisonner, ni d’ailleurs de l’inverse. 
Je reste très pragmatique dans les conclusions que l’on peut en tirer.

Michel JUFFÉ :
- Je voudrais revenir sur l’idée d’utilité. Je crois qu’il y a des malentendus là-dessus, et Robert MISRAHI y a un peu contribué en poussant un peu loin le bouchon.
On peut concevoir l’utilité de manière " utilitaire " avec une vision immédiate de son utilité : j’atteins ceci, j’obtiens cela, etc. ..
Au contraire, on peut concevoir l’utilité comme une recherche de connaître plus, d’aimer plus, d’être plus au contact avec d’autres choses. C’est cela l’utilité, au sens de Spinoza. 
À ce moment-là, on est dans une subjectivité élargie, parce que l’on voit que l’homme est lié à toutes les autres formes d’existences. 
Même une pierre est à la fois inerte et à la fois animée, car elle fait partie du milieu humain. Ainsi, l’utile est ce qui me lie avec tout le reste de la nature, et non mon petit intérêt personnel.
Je crois qu’il y a là une nouvelle subjectivité que l’on peut l’appeler écologique au sens de : " Il y a une conscience qui n’est pas que la nôtre, et, même si on reste persuadé qu’elle n’est que la nôtre, alors cette conscience dans sa plus grande ouverture va s’ouvrir aux autres formes d’existence. " 
Je suis persuadé que c’est la seule voie possible. En disant, il faut respecter toutes les espèces, c’est une façon de le dire. 
Je ne veux pas jouer au syncrétisme et à l’œcuménisme, mais si l’on pousse au bout chacune de nos logiques avec toute la consistance qu’elles ont, on voit qu’il y a un respect complet pour tous les modes d’existence. Je crois que c’est ça notre point commun.

Question : 
- J’avais une question à laquelle vous venez de répondre en partie. Cependant, je la repose : pensons, par exemple, à la conception orientale du monde où il est dit que le monde va émaner à partir d’un germe, peu importent les termes, les Indiens parlent de l’œuf de Brahmâ ou d’un soleil selon les textes. 
Ce monde va apparaître d’une façon non pas chaotique, mais selon un cosmos, comme le disait Platon. 
C'est-à-dire avec un ordre, un équilibre, une harmonie. On pourrait aussi employer le mot avec une écologie métaphysique. Dans ce monde, qui a une conscience,on peut l’appeler aussi " l’anima mundi " ou la conscience universelle, l’homme s’intègre dans tout cela. Et n’est-ce pas lui, justement, qui va détruire cette écologie par son désir de jouir, de profiter pour lui seul du monde, de la nature, et finalement oublier cette reliance, dont on a parlé tout à l’heure, ce lien avec la nature et cette confiance dans l’unité et l’harmonie de la nature, et devenir, comme Platon évoquait ces prisonniers, avec une vue complètement erronée du monde, qui ne voit que l’ombre et non plus la réalité et qui oublie finalement les valeurs profondes, donc l’écologie, et la détruit.

Robert MISRAHI : 
- Jouir, ça ne peut pas être détruire. Jouir, c’est augmenter, c’est partager. 
On a évoqué Spinoza, je voudrais en dire un mot de plus. On pense toujours qu’il est substantialiste, qu’il est athée, or personne comme lui, à part Nietzsche, n’a développé l’idée d’augmentation de la puissance, de la puissance de nous-mêmes, du règne animal, de tous les types d’existences, de l’univers. 
Nous sommes dans un phénomène de création continue et d’augmentation. Il peut y avoir des défauts, des bavures, des diminutions parfois, mais jouir de ça me paraît complètement contradictoire avec l’idée de diminuer, ou l’idée d’amenuiser, de détruire. 
Ou alors on ne sait plus de quoi l’on parle. L’idée de jouir de la nature, ce n’est pas s’emparer d’elle. Regardez dans les relations entre personnes, si vous jouissez de quelqu’un en le possédant, vous le détruisez. Si vous appelez ça jouir, moi pas.

Sylvie PETIN : 
- Si vous permettez, j’ajouterais tout de même un mot, en parlant de Spinoza. Augmentation de la puissance, Oui ! Mais ce n’est pas une augmentation de la puissance qui s’exerce en annihilant ou en détruisant l’autre. Donc c’est effectivement une augmentation de la puissance qui a besoin de la puissance de l’autre pour exister. C’est cela qui se passe en écologie, justement. 
Ce n’est pas la déesse mère que l’on met sur un piédestal, et que l’on vénère, et à ce moment-là, l’homme est réduit à un état de priant. Non, on met en valeur la Terre, mais c’est aussi une mise en valeur de l’humanité.

Michel JUFFÉ : 
- Il faut faire attention à l’idéologie Gaia. Nous restons des éternels mineurs devant une Terre mère qui est majeure, cela qui me paraît dangereux, aussi. C’est ce qu’au début j’ai appelé la " troisième conception ", celle de l’écologie profonde.

Question :
- J’ai l’impression qu’il y a un affrontement entre anthropocentrisme et anthropomorphisme.
L’anthropomorphisme de la nature, c’est prêter à la nature des projets, une finalité, des désirs. 
C’est un petit peu Gaia, à ce moment-là, l’anthropocentrisme, qui est reproché à Robert MISRAHI éventuellement. Peut-on prêter des projets à la nature ? L’anthropocentrisme a le respect de l’autre, de l’autre humain d’abord,. Je crois que c’est assez justifié. 
Je regarde cela car j’ai travaillé dans des laboratoires et je me souviens qu’il y avait des gens qui venaient nous détruire nos animaleries où nous faisions des expériences sur des petites souris parce qu’il ne fallait pas heurter la sensibilité des petites souris. On préférait peut-être qu’on fasse des expérimentations directes sur l’homme? 
Je ne sais pas s’il existe une hiérarchie dans la nature? Mais je crois que l’anthropomorphisme est tout de même assez justifié. Voilà ce que je voulais dire.

Sylvie PETIN : 
- Voilà une question intéressante sur la hiérarchie dans la nature.

Une auditrice : 
- J’ai été un peu étonnée en lisant le topo de présentation, de voir que dans le cadre de la notion de métaphysique ne figure pas le terme de la création biblique. 
Michel MAFFESOLI en a parlé, mais avec des précautions oratoires, s’excusant presque comme d’un gros mot, de se placer dans la tradition judéo-chrétienne ; finalement c’est dans les paroles du théologien musulman que j’ai le plus retrouvé cette notion métaphysique de la création.

Une nouvelle auditrice :
- Bonsoir, messieurs. Je suis très heureuse ce soir d’avoir à faire à d’éminents philosophes, sociologues, théologiens, et généticiens, et j’ai une question à poser. Vous parlez d’écologie, mais j’aimerais des solutions. 
Nous sommes ici ce soir très nombreux à vous écouter, avec beaucoup de plaisir, mais je pense que ça nous force à réfléchir. À réfléchir à notre avenir comme chacun d’entre vous dans son domaine spécifique nous l’a dit. Je voudrais vous demander une solution. Vous faites partie de ces hommes de bonne volonté qui veulent faire avancer le progrès, mais le progrès dans le sens du bonheur de l’humain, sans la destruction de la Terre. Alors je demande à chacun d’entre vous quelles sont vos solutions pratiques pour essayer d’expliquer au gouvernement qu’il s’agirait de bouger un peu dans le XXI° siècle.

Sylvie PETIN : 
- Je ne sais pas si c’est le moment, parce qu’effectivement il y a trois conférences, trois tables rondes donc, et je crois que, grâce à vous nous avons posé les problèmes, et petit à petit nous allons tenter d’y répondre.

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS : 
- C’est juste une réponse très rapide qui figure en tête d’un rapport récent du comité du développement durable : " Les solutions à un problème ne peuvent venir qu’en changeant l’état d’esprit qui a donné naissance au problème ". Je crois que cette première table ronde, c’est déjà ça : se dire s’il ne faut pas d’abord regarder les choses autrement pour ensuite analyser et dégager des solutions.
Sur la Bible en deux mots, et je crois que ça a été dit dans l’analyse sociologique, il y a aussi une chose qui montre très fortement l’influence biblique, c’est la notion même des lois. 
Le fait que la science occidentale essaie de trouver des lois. Beaucoup ont dit que Dieu aurait écrit des lois ailleurs que dans les tables de la Loi et qu’il conviendrait de les décrypter. Descartesl’a dit en d’autres termes. Les décrypter sur d’autres supports a été le fondement, que l’on peut considérer comme radicalement métaphysique, de la science occidentale. Donc on peut dire que cette prégnance de cette civilisation se trouve au cœur de notre science. C’est un point qu’il faut souligner.

Sylvie PETIN : 
- C’est une question importante qui mériterait d’être débattue.

Jean-Claude CUSSET :
- Je voudrais poser une question à Michel MAFFESOLI. J’ai trouvé fort intéressante et nouvelle pour moi votre théorie de l’inversion par rapport à la thèse présentée par Robert MISRAHI.Il y a une question que s’est posé Monsieur MISRAHI et à laquelle il a répondu que je ne vous ai pas entendu vous poser pour votre propre théorie. En un mot : pourquoi ?

Michel MAFFESOLI :
- Pourquoi quoi ?

Jean-Claude CUSSET :
- Pourquoi la nécessité de cette inversion, le sens de l’abandon de la hiérarchie avec l’homme au sommet dont a parlé Robert MISRAHI. Pourquoi ?

Michel MAFFESOLI :
- Je dois vous avouer que la question du pourquoi ne m’intéresse pas du tout. Je vais même plus loin. Je trouve que c’est une question enfantine. Dans le sens où ce sont les enfants qui disent pourquoi ? Je m’intéresse plus, ainsi que je parlais du système de saturation, et voila ma réponse. Comment ? 
Il se trouve que, dans le grand balancement des histoires humaines, on voit plutôt une attitude active sur le monde. Et, à bien des égards, ce que j’appelais le monde occidental, l’anthropocentrisme, a cette conception active . Cela a donné, jusqu’à la fin du XIX° siècle, les types de sociétés qui sont les nôtres, puis une occidentalisation du monde. Quand je dis saturation, c'est-à-dire que, par un processus de balancier, on voit revenir un autre type d’attitude qui n’est plus une attitude active sur le monde, mais, et ce serait là une sorte de solution, quelque chose qui est plutôt de l’ordre de l’accompagnement. 
Non pas une pensée sur le tout, ça c’est la paranoïa, dans le sens étymologique du terme, une pensée surplombante qui agit sur le monde inerte, mais quelque chose qui est plutôt de l’ordre de l’accompagnement.
J’oserais dire, sans donner à ce terme un sens très précis géographiquement, qu’à l’occidentalisation du monde est en train de succéder, et que j’ai induit, en citant Merleau-Ponty, une forme d’orientalisation du monde. C'est-à-dire, non pas cette action sur quelque chose qui est inerte mais un processus de réversibilité. Il faut faire avec. C'est-à-dire qu’à bien des égards, et là encore, puisque nous avions commencé par Heidegger, dans l’acte créatif, décrivant Michel-Ange faisant une statue, il dit, dans cette statue il y a du marbre aussi. Non pas, encore une fois, que mon geste soit un geste simplement souverain mais, suivant ce sur quoi j’agis, il y a un processus de retour. Si c’est du bois, si c’est du marbre, alors je suis attentif au marbre aussi.

Robert MISRAHI :
- Je voudrais d’abord féliciter Monsieur Ghaleb BENCHEIK pour ses paroles avec lesquelles je suis complètement d’accord, et je voudrais qu’on lui rende hommage en disant l’ensemble de ses titres. Monsieur Bencheik est vice-président de la confédération morale des religions pour la Paix. Nous avons à travailler à la paix, et je crois que vous nous avez réconciliés, grâce à votre position, à la laïcité, à votre référence sincère et personnelle à la foi. 
Je voudrais aussi dire mon accord profond avec l’éloge de la science que vous venez de prononcer sur des exemples concrets, en précisant seulement que je vous prie de ne pas me faire dire ce que je n’ai pas dit. Je n’ai pas dit qu’il fallait sauvegarder les beaux animaux, sacrifier les autres. 
Comme je n’ai pas dit, Madame, qu’il fallait que l’humanité, que l’homme, que l’individu tout seul, vive en utilisant la nature à son propre bonheur. Je n’ai simplement pas eu le temps de parler de l’Amour. Mais j’avais parlé, plus modestement et de façon plus codée, de la spécularité. Il ne s’agit jamais de l’individu seul dans tout ce que je dis.
Vous voyez donc combien je suis d’accord avec tout ce qui se dit, profondément. 
Je reprends un petit peu l’idée de Madame Sylvie PETIN. Et ce n’est pas une formule, cet accord, notamment avec l’intervention de Monsieur qui est économiste. 
Vous avez bien voulu dire qu’en fait, je donne un cours d’économie. L’origine de cela c’est Bentham, dans l’esprit des économistes. Mais, la véritable origine du XVIII° siècle, c’est Spinoza. " La vertu consiste à rechercher son utile propre ", dit-il.
L’utile a un autre sens que celui que vous lui accordez, et que nous lui donnons tous ordinairement. 
De là découle un grand nombre de malentendus ce soir. L’utile, ce n’est pas simplement ce qui rapporte de l’argent, ou ce qui permet de cultiver des céréales. Le mot utile dans cette philosophie depuis Spinoza, et dans tout l’eudémonisme (et non pas l’hédonisme) signifie tout ce qui participe à la croissance intérieure de l’individu. 
L’audition d’un opéra est utile, tout comme le sont l’admiration esthétique, la joie mathématique de la découverte, le travail scientifique. Utile à l’existence humaine. Utile au sens large. Vous voyez donc que ça ne peut pas être les individus isolés qui sont concernés.
Pour revenir à l’économie, vous avez raison de noter que, pour le moment, la description par l’économiste des activités sociales est la description d’une recherche de l’intérêt dont le résultat est destructeur pour la nature. 
Et, en même temps, vous vous interrogez. Vous avez raison. Et tout à l’heure quelqu’un ici disait à bon droit : " Mais, qu’est ce qu’on fait ? "
Qu’est-ce qu’on fait pour que les gouvernements entendent ? 
Moi, je ne me fais aucune illusion. Les gouvernements ne parleront jamais de ce qui est essentiel, parce que la vie politique est telle que les gens sont absorbés et ne peuvent plus avoir les moyens, si jamais ils les ont eus, d’aborder une réflexion philosophique. Ils n’ont ni les moyens ni le temps. 
Tout ce qu’on peut dire, qu’on peut émettre, ce sont des vœux. 
Des vœux que les gouvernants se mettent à philosopher. 
Mais on peut aussi émettre des vœux plus précis. On peut se rendre compte que les activités destructrices de l’humanité, qui sont dénoncées, à bon droit, par la science contemporaine et l’écologie, viennent pour la plus grande part d’un capitalisme débridé. 
Lorsque j’ai dit, démocratie, j’ai pensé démocratie heureuse. C'est-à-dire démocratie juste, démocratie sociale. Il faut changer les politiques économiques. Il ne faut pas laisser croire, ou ne pas se laisser soi-même convaincre, de cette hypothèse, à savoir : " Les lois du marché sont des lois qui nous dépassent ". C’est cela qu’il faut combattre. Les lois du marché ne sont pas des lois qui nous dépassent.
Les lois du marché sont le résultat de nos activités, et donc de nos croyances. 
Vous savez très bien qu’une organisation de consommateurs, qui serait bien organisée, forte, sûre de ses moyens, ayant accumulé d’abord des moyens, et ayant décidé le boycott d’un produit, peut amener la ruine d’une entreprise. 
Mais les gens ne connaissent pas leur force. Ils ignorent qu’il n’y a pas que deux solutions, le Bolchevisme, qui fut un massacreur, et le Capitalisme sauvage, qui est un autre massacreur.
Les gens n’imaginent pas qu’il y a des solutions à inventer, des solutions intermédiaires. 
Démocratie appuyée sur une économie de marché, mais une économie qui serait totalement maîtrisée par une pensée démocratique, des gouvernants responsables, bien éclairés.
Naturellement, cela est un long travail, mais il est à notre portée si nous prenons conscience des enjeux, si nous nous mobilisons, si nous avons confiance en nous et non pas dans les pierres. 
D’autre part, et je terminerai là-dessus, il y a quelque chose de juste dans ce que dit Monsieur MAFFESOLI, lorsqu’il a évoqué le rapport entre l’individu et la nature comme un rapport de réversibilité. 
Il a dit, sauf erreur, que la pierre n’était pas que pierre si elle entrait dans notre monde. Il a tout à fait raison. La pierre, par exemple le marbre, s’il rentre dans notre monde va devenir une statue, va devenir un objet signifiant. C'est-à-dire que le marbre va s’animer. 
Que la phrase soit une métaphore, ou qu’elle soit prise à la lettre, comme je crois chez Monsieur MAFFESOLI, le résultat est le même. C’est ce que vous avez bien mis en évidence. 
Qu’on y croit ou qu’on n’y croit pas, de toute façon on fera les mêmes choses, on sera conscient des mêmes problèmes et l’on agira. 
Je conclurais mon intervention en disant : comprenons d’abord que, ce qui est en jeu, c’est une philosophie de l’humanité heureuse. Comprenons aussi que l’humanité heureuse est une humanité libre qui fait elle-même et son malheur et son bonheur.
Si nous comprenons cela, nous comprenons notre force et nous avons un but. Un but qui correspond à notre être, le désir de nous épanouir. 
Alors il ne faut pas avoir peur du mot jouir. Jouir, ça veut dire se réjouir de la Nature, de la Vie, se réjouir en Amour mais pas posséder. 
C’est le vocabulaire ordinaire qui ne veut rien dire. Autrement dit, nous devons avoir une approche plus ouverte sur l’humanité si nous voulons prendre conscience de son pouvoir de changer son rapport aux objets de la nature, aux êtres vivants de la Nature. 
Les pierres parlent à ceux qui savent les entendre.

CONCLUSION

Bernard CHEVASSUS-AU-LOUIS :
- Ma conclusion sera brève.
Si effectivement, peu à peu, les gens ne parviennent pas à se réjouir pleinement en sachant que des espèces, qui d’une manière ou d’une autre ont contribué à ce qu’ils puissent avoir conscience de leur bonheur, disparaissent, si effectivement ce sentiment, dont on ne peut pas se réjouir dans un tel contexte, est partagé par tous, je crois que nous nous rejoignons totalement. C’est bien là mon combat.

Michel MAFFESOLI:
- On va assister à une inversion de polarité, un changement de sensibilité qui est particulièrement présent chez les jeunes générations. Ce à quoi nous sommes attentifs, nous devons y être attentifs car ce sont elles qui vont constituer non plus nos générations, mais les sociétés futures. Or, chez ces générations, je maintiens, qu’il n’y a plus cette espèce d’enfermement sur un sujet qui est maître de lui. 
Il y a bien quelque chose, et c’est ce que j’appelais une sensibilité écologique, qui n’a pas les mots pour le dire, qui n’a pas peut être une conscience, mais qui a de ce point de vue des expériences. 
Non plus un simple savoir appris, mais un savoir incorporé dans le vrai sens du terme. Quelque chose qui met l’accent sur l’expérience, et qui s’éprouve d’une manière très forte. C’est pour cela que je ne suis pas catastrophiste, qu’il y a quelque chose à faire dans cette expérience de réversibilité, d’action réaction, par rapport à la Nature. 
Il me semble que cette sensibilité écologique est en train de faire un vrai chambardement. Et un chambardement d’un point de vue philosophique, en reprenant des termes de Georges Steiner.C'est-à-dire notre grande tradition, c’est pourquoi je n’ai pas osé dire judéo-chrétienne. Cette tradition-là a reposé sur le fait que l’être est devenu nominal. 
C'est-à-dire, l’être est devenu quelque chose, un Dieu, un sujet, une institution, et qu’à l’opposé, ce fut notre grande conception, un être nominal, alors que d’autres traditions culturelles existent. 
Je pense que ces jeunes générations sont en train inconsciemment de rentrer dans un être qui est infinitif. Quelque chose qui est véritablement englobant. Et je dirais que c’est ce passage d’un être nominal, un Dieu, un individu, un état, une substance, à un être beaucoup plus infinitif, (mais peut- être faudrait-il dire indéfini), qui me paraît être le vrai changement. 
Le glissement de l’économie est peut-être là. Le passage du nominal à l’indéfini. 
Merci.

 

Tigre-blanc-small

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