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Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 2

Année 2017-2018                                                                                                                                               20 octobre 2017

Vico : La Science nouvelle

[345]  Le lecteur éprouvera un plaisir divin, dans son corps mortel, à contempler dans les idées divines ce monde des nations dans toute l'étendue de leurs lieux, de leurs temps et de leurs variétés ; et il se trouvera avoir démontré par les faits aux épicuriens que leur hasard ne peut divaguer follement et trouver quelque part une issue, et aux stoïciens que leur chaîne éternelle des causes, avec laquelle ils veulent que le monde soit enchaîné, dépend de la volonté toute-puissante, sage et bienveillante du Dieu très bon et très grand.

[347] Cette science procède par une analyse rigoureuse des pensées humaines relatives aux nécessités ou utilités de la vie sociale, qui sont les deux sources pérennes du droit naturel des gentes. C’est pourquoi cette science est une histoire des idées humaines, d’après laquelle semble devoir procéder la métaphysique de l’esprit humain. Cette reine des sciences commença au moment où les premiers hommes commencèrent à penser humainement, et non pas au moment où les philosophes commencèrent à réfléchir sur les idées humaines.

[348] Afin de déterminer les temps et les lieux pour une histoire de cette sorte, […] cette science use d’un art critique, […] la critique philologique. Et le critère dont elle se sert est celui qu’enseigne la providence divine et qui est commun à toutes les nations, à savoir le sens commun du genre humain, déterminé par la nécessaire convenance de ces mêmes choses humaines, qui fait toute la beauté du monde civil. En conséquence le genre de preuve qui règne dans cette science est le suivant : étant donné les ordres établis par la providence divine, les choses des nations ont dû, doivent et devront aller de la façon exposée dans cette science […]

[349] Par conséquent, notre science en vient dans le même temps à décrire une histoire idéale éternelle que parcourent dans le temps les histoires de toutes les nations dans leur naissance, leur progrès, leur maturité, leur décadence et leur fin. Bien plus, nous allons jusqu’à affirmer que, le monde des nations ayant certainement été fait par les hommes, et la manière dont il s’est formé devant par conséquent se retrouver dans les modifications de notre propre esprit [mente] humain, celui qui médite cette science se raconte à lui-même cette histoire idéale éternelle, dans la mesure où il la fait pour lui-même en prouvant qu’elle « a dû, doit, devra » [être ce qu’elle est] ; car, lorsqu’il arrive que celui qui fait les choses les raconte lui-même, l’histoire ne peut être davantage certaine. Ainsi, cette science procède tout comme la géométrie qui, lorsqu’à partir de ses éléments, construit ou contemple le monde des grandeurs, fait ce monde pour elle-même ; mais notre science le fait avec une réalité qui dépasse celle de la géométrie dans la même mesure où les ordres [les institutions] qui concernent les affaires humaines ont une réalité qui dépasse celle des points, lignes, surfaces et figures.

[350] Les hommes furent longtemps incapables de vérité et de raison, donc de ce qui est la source de la justice intérieure qui satisfait l’intellect. Cette justice fut pratiquée par les Hébreux, qui, éclairés par le vrai Dieu, se voyaient interdire par sa loi divine jusqu’aux pensées injustes, chose dont aucun législateur mortel ne s’est jamais embarrassé [...] elle fut ensuite raisonnée par les philosophes, qui n’apparurent que deux mille ans après que leurs nations eurent été fondées. Pendant tout ce temps, les hommes se gouvernèrent par le certain qui vient de l’autorité, c’est-à-dire par le même critère qu’emploie notre critique métaphysique, à savoir le sens commun du genre humain sur lequel repose la conscience de toutes les nations. Vue sous cet autre aspect principal, notre science devient une philosophie de l’autorité, qui est la source de la « justice extérieure » dont parle la théologie morale. C’est de cette autorité qu’auraient dû tenir compte les trois princes de la doctrine du droit naturel des gentes [Hugo Grotius, John Selden et Samuel Pufendorf] […] Mais les jurisconsultes établirent leurs principes de justice sur le certain de l'autorité du genre humain, et non sur l'autorité des gens instruits.

[360]  En conclusion de tout ce qui a été avancé de façon générale, relativement à l’établissement des principes de cette science, nous dirons que, puisque ses principes sont la providence divine, la modération des passions avec le mariage, l’immortalité des âmes humaines avec les sépultures, et puisque le critère qu’elle emploie est que ce qui est senti juste par tous les hommes ou la majorité d’entre eux doit être la règle de la vie sociale, ces principes et ce critère, sur lesquels il y a accord entre la sagesse vulgaire de tous les législateurs et la sagesse absconse [réfléchie] des philosophes les plus réputés, doivent constituer les limites de la raison humaine. Et quiconque voudrait en sortir doit prendre garde à ne pas sortir de l’humanité tout entière.

Giambattista VICO, La Science nouvelle (1744) ; trad. A. Pons, Paris, Fayard, 2001