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Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 1

Année 2017-2018                                                                                                                                               6 octobre 2017

Herder : Une autre philosophie de l’histoire

Personne au monde ne sent plus que moi la faiblesse des caractéristiques générales. On peint un peuple entier, une époque, une contrée entière – qui a-t-on peint ? On groupe des peuples et des périodes qui se succèdent en alternant éternellement comme les vagues de la mer – qui a-t-on peint ? à qui s’applique la peinture des mots ? En fin de compte, on ne les groupe qu’en un mot général qui ne signifie rien et sous lequel chacun pense et sent ce qu’il veut ! […] Qui a remarqué combien c’est une chose impossible à rendre que la particularité d’un certain être humain, et l’impossibilité de dire distinctement ce qui le distingue ? sa façon de sentir et de vivre ? ce que toutes choses deviennent de différent et de particulier, une fois que son œil les voit, que son âme les mesure, que son cœur les ressent – quelle profondeur il y a dans le caractère d’une seule nation qui pourtant, bien qu’on l’ait assez souvent observée et regardée avec étonnement, échappe tellement au mot qui voudrait la saisir et, du moins sous ce mot, est si rarement assez reconnaissable pour être comprise et ressentie par chacun – s’il en est ainsi, que sera-ce lorsqu’il s’agit de dominer l’océan de peuples, de temps et de pays entiers, de le faire tenir dans un seul regard, un seul sentiment, un seul mot ! Il faudrait que s’y ajoute ou que l’ait précédée tout le vivant tableau du mode de vie, des habitudes, des besoins, des particularités du pays et du ciel ; il faudrait commencer par sympathiser avec cette nation pour sentir un seul de ses penchants, une seule de ses actions et tout leur ensemble - sinon on ne lit - qu’un mot.

Nous croyons tous avoir maintenant encore les instincts paternels, domestiques et humains tels que les possédait l’Oriental – le loyalisme et l’application aux arts tels que les possédait l’Egyptien ; la vivacité phénicienne, l’amour grec de la liberté, la force d’âme romaine – voilà lecteur où nous en sommes. […] La nature totale de l’âme qui règne dans tout, qui modèle d’après soi tous les autres penchants et toutes les autres facultés de l’âme et colore jusqu’aux actions les plus indifférentes – pour les ressentir n’emprunte pas ta réponse à un mot, mais pénètre dans ce siècle, cette région, cette histoire entière, plonge-toi dans cela et ressens-le toi-même. […] Caractère des nations ! Ce sont uniquement des données de leur constitution et de leur histoire qui doivent décider – pourquoi Léonidas, César et Abraham ne sauraient-ils pas être un galant homme de notre siècle ? mais ils ne le furent pas : c’est là-dessus qu’il te faut interroger l’histoire ; c’est de cela qu’il s’agit. […] Toute chose, comme tout art et toute science, a eu sa période de croissance, de floraison et de déclin ; chacune de ces modifications n’a duré que le minimum de temps qui pouvait lui être donné sur la roue de la destinée humaine, finalement il n’y a pas deux instants au monde qui soient identiques. […] Le Créateur est le seul qui puisse penser toute l’unité d’une nation et de toutes les nations dans toute leur diversité sans que cela fasse disparaître à ses yeux l’unité. [501-505] - -

L’humanité demeure toujours l’humanité sans plus, et pourtant se révèle le plan d’une progression continue – mon grand thème ! Celui qui a entrepris de décrire la progression des siècles est générale­ment accompa­gné de cette idée favorite : progression continue aboutissant à une plus grande vertu et félicité indivi­duelle. Dans ce but, on a grossi ou inventé des faits, minimisé ou passé sous silence les faits con­traires, pris des mots pour des actes, la diffusion des lumières pour du bonheur, des idées raffinées pour de la vertu – et ainsi on a écrit sur l’amélioration générale et progressive du monde des romans auxquels personne ne croyait, du moins pas le disciple de l’histoire et du cœur humain. [511]

D’autres qui virent ce que cette rêverie a de déplaisant sans rien trouver de mieux – virent les vices et les vertus alterner comme les climats, les perfections surgir et disparaître comme feuilles printanières, les mœurs et les penchants humains voler et se retourner comme les feuilles du destin – pas de plan ! pas de progression continue ! une éternelle révolution ! – toujours le même tissu qui se tisse puis se déchire ! – travail de Pénélope ! Ils sont en proie au vertige, au scepticisme envers toute vertu, tout bonheur et toute destination de l’homme et l’introduisent dans l’histoire, la religion et la morale, - le ton à la dernière mode chez les philosophes récents, en particulier ceux de France, c’est le doute. [511-512]

Ne doit-il pas y avoir une progression continue et un développement qui soient manifestes, mais dans un sens plus élevé que celui que l’on a cru ? Vois-tu ce fleuve s’écouler : jailli d’une petite source, il croît, détache ici de la terre ce qu’il dépose là, serpente toujours et creuse plus profond – mais demeure toujours de l’eau ! une goutte d’eau jusqu’à ce qu’il se jette dans la mer – n’en serait-il pas de même du genre humain ? Ou bien vois-tu cet arbre qui croît ! cet homme en train de grandir ! il lui faut traverser différents âges au cours de sa vie ! tous manifestement en progression continue ! effort prolongé de façon continue ! et cependant chacun d’eux porte en lui-même son centre de félicité ! […] Quel encouragement à espérer, à agir, à croire, même là où on ne voit rien ou pas tout ! [512-513]

Herder, Une autre philosophie de l’histoire, (1774) ; trad. M. Rouché ; GF, 2000, [501-513]