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Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 3

Année 2017-2018                                                                                                                                               17 novembre 2017

Lessing : L’Education du genre humain

Exergue : Tout ceci est vrai à certains égards pour les mêmes raisons que c’est faux à d’autres égards.

Préface : Pourquoi ne pas considérer toutes les religions positives comme la forme que la pensée humaine, dans chaque contrée, devait nécessairement prendre et qu’elle continuera à prendre, plutôt que de faire d’une de ces religions l’objet de nos risées ou de nos colères ? 

§ 1 – La révélation est au genre humain ce que l’éducation est à l’individu.

§ 2 – L’éducation est la forme de révélation qui est donnée à l’individu ; la révélation est la forme d’éducation qui a été donnée au genre humain et qui continue à l’être.

§ 3 – Que cette façon de considérer l’éducation puisse rendre service au pédagogue, c’est une question que je n’examinerai pas ici. Mais en théologie, il sera certainement très utile de considérer la révélation comme une éducation du genre humain ; on résoudra ainsi bien des difficultés.

§ 4 - A l’individu l’éducation ne donne rien qu’il n’aurait pu tirer de lui-même, mais ce qu’il aurait pu tirer de son propre fonds elle le lui donne plus vite et sans d’aussi grands efforts. De même, la révélation n’enseigne rien au genre humain que la raison humaine n’aurait pu trouver elle-même, mais par ce moyen l’humanité a reçu et reçoit encore l’enseignement des vérités essentielles plus tôt qu’elle n’aurait pu l’avoir par elle-même.

§ 5 – A l’éducateur il importe de déterminer dans quel ordre il met en œuvre les facultés humaines, car il ne peut pas apprendre à un homme tout à la fois ; de même Dieu dans ses révélations a dû procéder selon un certain ordre et suivre un certain rythme. […]

§ 8 – Mais comme il ne pouvait ni ne voulait plus se révéler à chaque homme en particulier, il choisit un peuple particulier, le plus grossier, le plus farouche, pour pouvoir ainsi reprendre à la base son œuvre d’éducation. […]

§ 18 – Mais pourquoi entreprendre l’éducation d’un peuple si grossier […] ? Je réponds : pour que, dans la suite des temps, des hommes issus de ce peuple puissent plus sûrement être choisis comme éducateurs de toutes les autres nations. Avec le peuple juif, il éduqua les futurs éducateurs de l’humanité. […]

§ 26 – Je m’explique en éclairant la révélation par l’exemple de son pendant. Dans un livre élémentaire à l’usage des enfants, le pédagogue peut passer sous silence telle ou telle vérité scientifique ou artistique qu’il tient pour inaccessible aux forces de l’enfant qui doit utiliser le livre. Mais il n’a pas le droit de mettre dans ce livre quoi que ce soit qui puisse barrer la route à l’enfant, l’empêcher d’acquérir un jour la connaissance de ces grandes vérités. Au contraire, il faut que toutes les voies d’accès lui soient soigneusement tenues ouvertes […].

§ 36 – La révélation avait guidé la raison, voici maintenant [pendant la captivité de Babylone] que la raison éclairait la révélation juive.

§ 37 – C’était le premier exemple de ces services mutuels qu’elles se rendent entre elles. Et leur père commun ne saurait en être choqué puisque sans cela l’une des deux serait superflue. […]

§ 51 – Mais un livre élémentaire ne convient qu’à un âge déterminé. C’est nuire à un enfant que vouloir lui imposer ce livre après qu’il a dépassé cet âge, donc plus longtemps que l’auteur n’avait prévu. En effet, pour le rendre tant soit peu utile on est obligé d’y introduire plus de choses qu’il y en a, d’y introduire plus qu’il peut contenir. On est alors obligé de solliciter trop finement les allusions et les indications, d’interpréter les exemples de façon trop circonstanciée, de trop pressurer les mots pour en extraire plus de sens. Par ces moyens, on rendra l’esprit de l’enfant mesquin, oblique et vétilleux ; il deviendra dissimulé et superstitieux, plein de mépris pour tout ce qui est simple et clair.

§ 52 – C’est ainsi justement que les rabbins ont traité leurs livres saints ! […]

§ 53 – Il faut que vienne un meilleur pédagogue qui arrache des mains de l’enfant le livre élémentaire dont le contenu est épuisé. Ce fut le Christ ! […]

§ 58 – Le Christ fut le 1er à enseigner l’immortalité de l’âme de façon pratique et à mériter la confiance.

§ 60 – En effet, autre chose est de présumer ou de souhaiter l’immortalité de l’âme, d’y croire comme on croit une vérité philosophique, autre chose est de modeler toute sa conduite et toutes ses pensées d’après cette conviction. 

§ 61 – Et, au moins pour ce dernier point, le Christ fut le premier. En effet, dans bien des nations, déjà avant le Christ, la croyance s’était établie que les mauvaises actions seront punies aussi dans l’autre vie, mais il ne s’agissait jamais que d’actions nuisibles à la société civile et que par conséquent la même société civile avait déjà sanctionnées par des châtiments. Celui qui devait prêcher la pureté intérieure, la pureté du cœur dans l’espoir d’une autre vie, ce fut le Christ.

§ 62 – Fidèlement, ses disciples ont propagé cette doctrine. […]

§ 64 – L’expérience montre […] avec évidence que les livres du Nouveau Testament, où ces enseignements quelque temps plus tard se trouvèrent consignés, ont constitué et constituent toujours le second des grands livres élémentaires du genre humain.

§ 67 – Il était nécessaire aussi que, pendant un certain temps, chaque peuple tînt ce livre pour le nec plus ultra de ses connaissances. C’est ainsi en effet que l’enfant doit d’abord considérer son livre élémentaire, de crainte que l’impatience d’en finir ne l’entraîne à aborder des questions auxquelles il n’a pas encore été préparé. […]

§ 72 – Mais nous n’avons plus besoin de l’Ancien Testament pour saisir la doctrine de l’unité de Dieu ; de même nous nous habituons progressivement à nous passer du Nouveau Testament pour saisir la doctrine de l’immortalité de l’âme […].

§ 76 – […] La transformation de vérités révélées en vérités de raison est en fin de compte nécessaire si elle doit servir les intérêts du genre humain. Quand elles ont été révélées, elles n’étaient certes pas des vérités de raison, mais elles ont été révélées pour qu’elles le deviennent. Elles constituaient en quelque sorte le résultat que le maître de calcul donne à ses élèves en même temps que le problème, pour que dans leurs calculs il puisse, dans une certaine mesure, leur servir d’indication. […]

§ 78 – Il n’est pas exact que des spéculations sur ces sujets aient jamais été une source de mal et qu’elles aient nuit aux intérêts de la société et de l’Etat. […]

§ 80 – Etant donné le caractère d’égoïsme du cœur humain, si on voulait appliquer le travail de l’esprit humain uniquement à des sujets qui concernent nos besoins matériels, on risquerait de le rendre plus obtus au lieu de l’aiguiser. Il demande absolument à travailler sur des sujets de nature spirituelle s’il veut arriver à connaître la parfaite lumière et cette pureté du cœur qui nous rend capables d’aimer la vertu pour elle-même.

§ 81 – Ou bien est-ce que le genre humain ne doit jamais parvenir à ces suprêmes degrés de lumière et de pureté ? Ne jamais y parvenir !

§ 82 – Jamais ? – Dieu de bonté, garde-moi de ce blasphème ! Toute éducation a un but, pour le genre humain aussi bien que pour un individu ! Quand on éduque quelqu’un, c’est pour en faire quelque chose.

§ 85 – Oh non ! Il viendra certainement cet âge de la perfection où l’homme, à mesure que son esprit se convaincra davantage de l’approche d’un avenir toujours meilleur, n’aura cependant plus besoin de demander à cet avenir les mobiles de ses actes ; car alors, il fera le bien parce que c’est le bien […]

§ 86 – Il viendra certainement le temps du nouvel Evangile, de l’Evangile éternel, qui, même dans les livres de la Nouvelle Alliance, est promis aux hommes ! […]

§ 87 – Peut-être que certains rêveurs enthousiastes, au XIII° et au XIV° siècle, avaient été illuminés par quelques rayons de ce nouvel Evangile éternel ; leur seule erreur fut de croire que son temps était tout proche.

§ 88 – Leur division du monde en trois âges n’était peut-être pas une vaine chimère ; ils ne cachaient certainement pas de mauvaises intentions quand ils disaient que la Nouvelle Alliance devait être considérée comme désuète, comme on le faisait déjà pour l’Ancienne. Eux aussi ne voyaient partout qu’un seul développement et un seul Dieu. Disons, pour remplacer leurs expressions par les miennes, qu’ils ne connaissaient qu’un seul plan d’éducation universelle du genre humain.

LESSING, L’Education du genre humain, Berlin, 1777-1780 ; trad. P. Grappin, Aubier, 1946

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Moses Mendelssohn (1729-1786) : « Le dessein de la nature n’est pas la perfection du genre humain, mais la perfection de l’homme, de l’individu. Chacun doit se perfectionner en développant ses facultés, et c’est précisément parce que chaque individu doit le faire que le genre humain tout entier doit répéter toujours le même cycle, ce dont nous nous plaignons tant. » (Lettre du 25 juin 1782 à Hennings)

Lessing : La parabole des trois anneaux

Nathan : Il y a des siècles de cela, vivait en Orient un homme qui possédait un anneau d’une valeur inestimable, don d’une main chère. La pierre était une opale, où se jouaient mille belles couleurs, et elle avait la vertu secrète de rendre agréable à Dieu et aux hommes quiconque la portait animé de cette conviction. Quoi d’étonnant si l’Oriental la gardait constamment au doigt, et prit la décision de la conserver éternellement à sa famille ? Voici ce qu’il fit. Il légua l’anneau au plus aimé de ses fils, et il statua que celui-ci, à son tour, léguerait l’anneau à celui de ses fils qui lui serait le plus cher, et que perpétuellement le plus cher, sans considération de naissance, par la seule vertu de l’anneau, deviendrait le chef, le premier de sa maison. – Entends-moi bien, Sultan.

Saladin : Je t’entends, Poursuis !

Nathan : Ainsi donc, de père en fils, cet anneau vint finalement aux mains d’un père de trois fils qui tous trois lui obéissaient également, qu’il ne pouvait par conséquent s’empêcher d’aimer tous trois d’un même amour. A certains moments seulement, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, tantôt le troisième – lorsque chacun se trouvait seul avec lui et que les deux autres ne partageaient pas les épanchements de son cœur, lui semblait plus digne de l’anneau, qu’il eut alors la pieuse faiblesse de promettre à chacun d’eux. Les choses allèrent ainsi, tant qu’elles allèrent. – Mais la mort était proche, et le bon père tombe dans l’embarras. Il a peine à contrister ainsi deux de ses fils, qui se fient à sa parole. – Que faire ? Il envoie secrètement chez un artisan, auquel il commande deux autres anneaux sur le modèle du sien, avec l’ordre de ne ménager ni peine ni argent pour les faire de tous points semblables à celui-ci. L’artiste y réussit. Lorsqu’il apporte les anneaux au père, ce dernier est incapable de distinguer son anneau qui a servi de modèle. Joyeux et allègre, il convoque ses fils, chacun à part, donne à chacun sa bénédiction, - et son anneau, - et meurt. […]

A peine le père mort, chacun arrive avec son anneau, et chacun veut être le chef de la maison. On enquête, on se querelle, on s’accuse. Peine perdue ; impossible de prouver quel anneau était le vrai. […] Presque aussi impossible à prouver qu’aujourd’hui pour nous – la vraie croyance. […]

[…] les fils se citèrent en justice et chacun jura au juge qu’il tenait directement l’anneau de la main du père – ce qui était vrai ! – après avoir obtenu de lui, depuis longtemps déjà, la promesse de jouir un jour du privilège de l’anneau – ce qui était non moins vrai ! – Le père, affirmait chacun, ne pouvait pas lui avoir menti ; et, avant de laisser planer ce soupçon sur lui, ce père si bon, il préférerait nécessaire­ment accuser de dol ses frères, si enclin fût-il par ailleurs à ne leur prêter que les meilleures intentions. Il saurait bien, ajoutait-il, découvrir les traîtres, et se venger.

Saladin : Et alors, le juge ? – J’ai grand désir d’entendre le verdict que tu prêtes au juge.

Nathan : Le juge dit : « Si vous ne me faites pas, sans tarder, venir céans votre père, je vous renvoie dos à dos. Pensez-vous que je sois là pour résoudre des énigmes ? Ou bien attendez-vous que le vrai anneau se mette à parler ? – Mais, halte ! J’entends dire que le vrai anneau possède la vertu magique d’attirer l’amour : de rendre agréable à Dieu et aux hommes. Voilà qui décidera ! Car les faux anneaux, eux n’auront pas ce pouvoir ! - Eh bien : quel est celui d’entre vous que les deux autres aiment le plus ? – Allons, dites-le ! Vous vous taisez ? Les anneaux n’ont d’effet que pour le passé ? Ils ne rayonnent pas au-dehors ? Chacun n’aime que lui-même ? – Oh, alors vous êtes tous les trois des trompeurs trompés ! Vos anneaux sont faux tous les trois. Il faut admettre que le véritable anneau s’est perdu. Pour cacher, pour compenser la perte, le père en a fait faire trois pour un.

Saladin : Superbe ! Superbe !

Nathan : En conséquence, poursuivit le juge, si vous ne voulez pas suivre le conseil que je vous donne en place de verdict, partez ! – Mon conseil est le suivant : prenez la situation absolu­ment comme elle est. Si chacun de vous tient son anneau de son père, alors que chacun, en toute certitude, considère son anneau comme le vrai. – Peut-être votre père n’a-t-il pas voulu tolérer plus longtemps dans sa maison la tyrannie d’un seul anneau ? – Et il est sûr qu’il vous a tous trois aimés, et également aimés, puisqu’il s’est refusé à en opprimer deux pour ne favoriser qu’un seul. – Allons ! Que chacun, de tout son zèle, imite son amour incorruptible et libre de tout préjugé ! Que chacun de vous s’efforce à l’envi de manifester dans son anneau le pouvoir de la pierre ! Qu’il seconde ce pouvoir par sa douceur, sa tolérance cordiale [mit herzlicher Verträglichkeit], ses bienfaits, et s’en remette à Dieu ! Et quand ensuite les vertus des pierres se manifesteront chez les enfants de vos enfants ; alors, je vous convoque, dans mille fois mille ans, derechef devant ce tribunal. Alors, un plus sage que moi siégera ici, et prononcera. Allez ! » – Ainsi parla le juge modeste.

Lessing Nathan le Sage III, 7, 1911-2054 (Leipzig 1779) ; trad. R. Pitrou, GF, 1997