Forum Universitaire Gérard Raynal Mony Séminaire 5 Année 2016-2017 Le 6 janvier 2017 Kant : Vers une constitution civile juste Les thèses précédentes ont placé les humains devant le devoir éthique de fonder la société dans laquelle ils pourront développer complètement les germes de la nature (25). De cette tâche se déduit la pensée politique de K que la 5e proposition résume ainsi : Il s’agit d’édifier une société où, sous des lois extérieures, la liberté se trouvera liée au plus haut degré possible à un pouvoir irrésistible (10s). Liberté, droit et pouvoir sont les trois composantes essentielles d'une constitution civile parfaitement juste (12), qui accorde les buts de la raison avec le mécanisme de la nature. En tant qu’idée de la raison, la société civile se fonde sur des principes a priori. Elle est nécessaire pour que l'espèce humaine ne se détruise pas elle-même, et elle doit administrer le droit de façon universelle (3) pour que tous puissent l’adopter. Mais la tâche est d’une telle difficulté que la nature n’oblige les humains qu’à s’en approcher (43). Son moyen est l’antagonisme des individus dans la société qui oblige chacun à se discipliner pour que tous puissent développer leurs dispositions naturelles. Les principes Liberté et loi pratique K fonde la société sur le principe de liberté, à laquelle tout être humain a droit ; sans elle, il perdrait son humanité et n'aurait plus aucun droit. C’est du concept de liberté dans les rapports extérieurs des hommes entre eux que provient le concept d'un droit extérieur (TP II (1793) ; GF 64). Tout droit part de l'autonomie du vouloir d’un être raisonnable. Mais l'homme n'est pas qu'un être de raison, c’est aussi une créature sensible, sujette à des impulsions subjectives et soumise à des influences contingentes. Dans sa dualité de créature naturelle douée de raison, il ne connaît l'idée de liberté que comme devoir : le devoir de ne déterminer sa volonté que par des principes rationnels. Est libre, la volonté qui peut instaurer pour elle-même une loi rationnelle à laquelle chacun peut consentir. C'est par l'efficacité de la raison pratique sur l’arbitre [5], en dépit des penchants rebelles et des obstacles extérieurs, que nous prenons conscience de la liberté. L'idée de liberté nous est révélée par la loi. A l'inverse, la liberté est la condition de possibilité de la loi morale : liberté et loi pratique renvoient l'une à l'autre [1]. Une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont une seule et même chose (FMM III (1785) ; GF 132). K l’a exprimé sous forme d'un impératif catégorique. Est libre celui qui agit par devoir, donc par pur respect de la loi. L’autorité du droit En politique cela requiert une constitution civile administrant le droit de façon universelle (3). Une constitution est de fait toujours contingente, mais a priori nécessaire en tant que devoir. Un ordre juridique est exigé par la raison pour garantir à chacun sa liberté par des lois. K reconnaît toute limitation de la liberté procédant d’un principe du droit. Le droit limite la liberté de chacun pour qu’elle soit compatible avec la liberté des autres (6s). Ce droit de limiter la liberté ne vient ni d’une finalité extérieure, ni de la nature contradictoire de l'homme. L'expérience ne peut enseigner ce qu'est le droit (TP II ; GF 84). Pour déterminer ce qu’est le droit, K doit faire abstraction des désirs subjectifs de chacun et des conditions empiriques des hommes entre eux. L’ordre juridique doit être réglé par la raison. Seule la raison pure dans son usage pratique est source du droit. Elle indique a priori le chemin qui conduit d’une liberté brutale à la liberté légale. Ce passage de l’état naturel à un ordre juridique constitue le processus historique de la culture qui fait le lien entre la raison spéculative et la raison pratique. K élève la raison sur le trône de la puissance législative suprême (PP (1795) ; PUL 62). Pour être universelles et nécessaires, les lois doivent être fondées a priori en raison. Le droit ne tient sa valeur et son autorité que de la raison, et non pas d’un pouvoir coercitif. Un pouvoir fort Cependant, il faut un Etat fort parce que les hommes ne sont pas que des êtres de raison, même en société ils se comportent encore comme des créatures naturelles. Le droit ne s'impose à eux que sous la contrainte de lois extérieures : dans une constitution civile juste, la liberté doit être liée à un pouvoir irrésistible (11s). Les lois doivent être protégées par un pouvoir fort. De fait, le caractère sauvage de l'homme naturel ne peut être discipliné ou du moins atténué que par la force. Seul un pouvoir fort peut contraindre même des esprits rebelles à respecter la loi. Car l’État ne requiert que l'obéissance extérieure à la loi, que ce soit par crainte de la force publique ou par intérêt bien compris. Tous les citoyens doivent respecter la légalité, quelle que soit leur moralité. Les lois sont coercitives afin que tous obéissent au mécanisme de la constitution civile juste, de même que tous les corps obéissent au mécanisme des lois naturelles (14-23). Il ne s’agit pas pour autant d’exiger une obéissance servile, mais seulement de contraindre les volontés obstinées. Dans tous les cas, les lois doivent être accompagnées, au plus haut degré possible (11), de l'esprit de liberté (TP II ; GF 83). Pour que tout citoyen loyal puisse agir en accord avec sa conscience, chacun doit pouvoir se convaincre que la contrainte exercée par l’État est conforme au droit. L’Idée de République La constitution civile est le rapport d'hommes libres pourtant soumis à des lois contraignantes (TP II ; GF 64), afin que la volonté de chacun se rattache à un principe commun. Est juste, la constitution dans laquelle l’État fort garantit les lois capables de susciter l’adhésion qualifiée de toutes les personnes concernées. Trois choses y participent : la liberté, la loi et le pouvoir qui garantit la loi contre l'abus de liberté. Ces trois concepts procèdent de l’Idée de République qui sert de principe régulateur pour fonder un Etat d’après les exigences de la raison [2]. Le Projet de paix perpétuelle précisera que la constitution civile doit être républicaine (PP (1795) ; GF 84). L’Idée de République est, pour K, l’horizon vers lequel doit tendre tout ordre juridique et politique. Elle présuppose qu’une volonté unifiée du peuple est possible (DD, § 46 (1797) ; GF 128). C’est la condition nécessaire pour que naisse la chose publique (res publica), qui seule mérite le nom de véritable constitution civile (Anthrop. (1798) ; GF 322). Dans la réalité politique, K entend par République la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, ainsi qu’un système représentatif. La République n'est pas une fin en soi, mais l'unique situation dans laquelle toutes les dispositions originaires de l'espèce peuvent être développées (Idée, prop. 8). La nature n’a pas d’autre moyen pour réaliser ses autres desseins, que de résoudre d’abord complètement ce problème (13s). La solution du problème politique conditionne le progrès de la culture. L'idée de la plus grande liberté possible sous des lois contraignantes n'est pas le rêve d'un penseur oisif, mais un fil directeur de l’humanité pour progresser de façon continue dans son effort de culture. K assimile la constitution juridique parfaite à la chose en soi (DD Conclusion (1797) ; GF 205). La chose en soi n’est donc pour lui ni une substance comme chez Spinoza, ni un principe déterminant de l'histoire comme chez Hegel, mais un principe régulateur de la politique, comme pour Platon [3]. Cette Idée s’accorde avec ce que nous appelons les droits de l'homme qui sont, en tant qu’idéal républicain, intemporels et ont une valeur normative. Cet idéal sert à éclairer la politique constitutionnelle, sans jamais pouvoir se réaliser parfaitement en elle. Il est l’horizon politique de l’instauration d’une constitution civile juste. La nature contraint l'homme à instituer un Etat de droit. Nature et droit vont donc ensemble, le droit étant l'issue de la détresse que les hommes s'infligent les uns aux autres (16s). Par ce mécanisme, qui laisse les peuples s’épuiser les uns contre les autres, la nature vient au-devant de la raison pratique, comme si elle voulait irrésistiblement que le droit finisse par l'emporter (PP (1795) ; PUL, 71). La difficulté du problème Le penchant au mal Au fond, la difficulté du problème vient du penchant au mal que K observe même chez le meilleur des hommes [5]. Ce penchant consiste à s'écarter de la loi dont on reconnaît pourtant la nécessité. Il existe un mauvais principe en l'homme qui le porte à abuser de sa liberté à l'égard de ses semblables (30). Par exemple, il est tenté d'utiliser à son profit, par ruse ou par violence, le labeur des autres (Anthr. ; GF 321). Ce penchant au mal est qualifié de naturel, parce qu'il ne peut être extirpé de la nature humaine. Mais K ne suppose pas en l’homme une malignité foncière, car une volonté qui voudrait le mal pour le mal ferait de l'homme un être diabolique. K observe au contraire que le penchant au mal ne détruit pas en nous le respect de la loi. L'homme souhaite, en tant que créature raisonnable, une loi qui limite la liberté de tous, même si son inclination animale et égoïste l’incite à s'en excepter dès qu'il le peut (31s). Il reconnaît la valeur objective de la loi et ne la respecte pas pour des causes subjectives. Il sait pourtant que la maxime de son action ne peut devenir une règle universelle, sans se détruire elle-même. Car il a admis dans sa maxime d’action la prépondérance des impulsions sensibles sur le motif de la loi (Rel. I § 4, 42). Le mal ne prend pas son origine dans les sens, mais dans un renversement des motifs que l’homme accueille en ses maximes. Le mal est radical parce qu’il corrompt le fondement des maximes et fait passer l’amour de soi avant la loi morale. Si les lois procèdent de la volonté raisonnable, les maximes procèdent de l’arbitre de chacun (MM, Intr. IV (1797) ; GF 178). Le mal peut être imputé à l’individu, puisque c'est de son propre arbitre [5] qu'il ne respecte pas la loi dont il ne conteste pas le caractère obligatoire. La nécessité d'un maître De là vient la nécessité du maître, ce qui fait dire à K : l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, a besoin d'un maître (29s). Il a besoin d'un maître pour briser cette volonté particulière qui cherche à s'imposer aux autres. Il ne s'agit pas de briser la volonté elle-même, mais uniquement l'obstination égoïste de l'individu qui s’oppose à une volonté universellement valable (33s). Il s'agit encore moins de soumettre le citoyen à une autre volonté particulière ; ce serait le despotisme que K condamne absolument. La dignité de la personne requiert une constitution dans laquelle chacun puisse être libre (34). Le but recherché par des lois contraignantes est un Etat dans lequel ce ne sont pas les hommes, mais les lois qui règnent. Comment amener les hommes à transformer leur liberté sauvage en liberté légale ? Cela ne peut se faire sans contrainte ; les humains ont un penchant si fort pour une liberté sans entrave qu'ils ne se rangent à la raison qu’après s’être heurtés à une volonté unifiée plus forte qu’eux. Ils commencent par refuser obéissance à toute loi qui n'est pas accompagnée de la force. Il faut des lois contraignantes, car la contrainte est nécessaire (Education (1803) ; Vrin 118), mais des lois auxquelles les personnes loyales puissent obéir d’elles-mêmes. Ici le maître n’est pas celui de la dialectique hégélienne du maître et du serviteur, mais plutôt le pédagogue qui châtie bien parce qu’il aime bien. Les cours sur l’éducation ramènent le problème à la difficulté suivante : Comment cultiver la liberté dans la contrainte ? (ibid.) La question se concentre d'abord sur la figure du souverain, car le maintien de la constitution nécessite un artisan et un gardien. Mais où trouver un maître qui respecte spontanément le droit (34-41) ? Comme chef d’État, il faudrait un pur être de raison. Mais comme homme, il aura lui aussi besoin d'un maître : L'homme est fait d'un bois si courbe qu'on ne peut rien y tailler de tout à fait droit (42). Or le souverain a pour tâche d'administrer les droits de l'homme, le bien le plus sacré au monde [4]. Le roi doit-il, comme le pensait Platon, être lui-même philosophe ? K n'a pas repris la conception du philosophe roi. Par contre, il demande aux chefs d’État de consulter les maximes des philosophes. Car ce ne sont pas les philosophes, mais la philosophie qui doit régner. Et cela ne se produit que si ses maximes sont partagées par les peuples. Ce ne sont ni des demi-dieux, ni des législateurs isolés qui donnent forme au monde juridique et politique, mais un long et difficile processus auquel participe l’ensemble de la société. Le mal radical La constitution civile doit pouvoir amener même un peuple de démons à un comportement légal. Sa solution parfaite est impossible (42), à cause du mal radical (Religion, I (1793) ; Vrin 83). Là se situe la limite des institutions politiques. Elles sont toujours menacées par les penchants égoïstes des individus, en sorte que l'espèce risque constamment de retomber dans la brutalité primitive (Conjectures (1786) ; GF 156 note). Le mal est pour K une grandeur négative, et non une simple absence de bien (Leibniz). Ce jugement marque la rupture entre K et l'optimisme des Lumières. Herder le premier s'est insurgé contre ce méchant principe qui fait de l'homme un animal ayant besoin d'un maître. Goethe n'a jamais pu se familiariser avec cette idée. Même Schiller, le plus kantien d'entre eux, s'est dit révolté. Tous ont pris l’apparent pessimisme anthropologique de K pour une concession à la religion. Or K n’a jamais pensé le mal comme une atteinte à l'autorité d'un législateur divin. Il tient la doctrine du péché originel pour la plus inadéquate façon de se représenter la propagation du mal moral (ibid.). Malgré la métaphore végétale du bois courbe, K a rejeté tout déterminisme biologique dans le domaine du droit et de la moralité. Le mal moral n’est pas un héritage biologique de nos premiers parents, il a pour origine la personnalité de chacun. Par son aptitude à exister comme un être moral, l'individu est lui-même responsable du mal. Le mal peut donc lui être imputé [5]. Mais le mal n’est, pour K, qu’un penchant greffé sur la nature humaine ; il est contingent, et non essentiel, ce qui laisse toujours espérer une conversion possible. Aussi mauvais qu’ait été un homme, son devoir est toujours de se rendre meilleur (Rel. I § 4, 41). Non seulement, chez K, l’espérance demeure, mais il la situe dans l’histoire, et non pas dans l’au-delà. Si l’homme n’est pas, comme le pensait Rousseau, bon par nature, il a du moins une disposition au bien (Rel. I, 43). Notre tâche est donc de restaurer en nous notre disposition primitive au bien (Rel. I, 46). K n'a jamais affiché un pessimisme anthropologique. Il voit une raison d'espérer dans le respect du droit auquel les hommes ne renoncent pas. K se demande, entre autres, pourquoi un souverain n'a encore jamais osé déclarer ouvertement qu'il ne reconnaissait aucun droit du peuple à son égard ? La raison en est, dit-il, qu'une telle déclaration publique dresserait tous les sujets contre lui (CF (1798), II,6 ; GF, 213). Or l'indignation contre l'injustice trahit en nous une disposition morale (Anthropologie ; GF 324), elle prouve que l'espèce humaine n'est pas foncièrement vouée au mal et qu'en elle le principe moral ne meurt jamais. C’est pourquoi la dignité humaine requiert un mode de gouvernement tel que chacun puisse être libre (34). Une constitution civile juste donne toute sa force aux lois, et non à quelques privilégiés. Morale et politique Mais une telle constitution est difficile à instaurer et à maintenir, car ce n’est pas qu’un problème politique. Ses racines plongent plus profondément dans la nature humaine. Sa réalisation exige à la fois des concepts juridiques exacts, une expérience longue et diverse du monde politique et surtout une volonté bonne de la part des citoyens (44-49). Le triomphe sur le mal radical ne peut être obtenu sans une révolution de l’intention (Rel. I, 47), rétablissant dans sa pureté une volonté bonne, la seule chose que K tienne sans restriction pour bonne (MM I (1785) ; GF 59), car il l’assimile à la raison pratique (FMM III ; GF 134). La difficulté du problème tient à l'entrecroisement inévitable du politique et de la morale. Cette liaison nécessaire à la culture se réalise par l’inscription lente et fragile du droit dans l’histoire. |