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Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 4

Année 2017-2018                                                                                                                                               1er décembre 2017

Schiller : De l’Histoire universelle

Depuis l’instant présent jusqu’au commencement du genre humain se déroule un long fil d’événements qui s’enchaînent comme par des liens de causes à effets. Seul l’entendement infini saurait les aperce­voir de manière exhaustive, l’entendement humain est beaucoup plus limité. […]

C’est à se demander si notre histoire universelle sera jamais capable de faire autre chose qu’agréger des fragments, et si elle méritera un jour le nom de science. Mais l’entendement philosophique lui vient en aide : en apportant à ces fragments des articulations artificielles, il élève leur agrégat au rang de système, c’est-à-dire qu’il en fait un tout rationnellement cohérent. Et s’il se trouve fondé dans sa démarche par l’identité formelle et par l’unité invariable de toutes les lois de la nature et de l’esprit humain. C’est du fait de cette unité que les événements de la plus haute antiquité se reproduisent, à l’époque moderne, toutes les fois que les circonstances extérieures s’y trouvent réunies de manière similaire, et qu’il est possible, rétrospectivement, d’apporter quelque lumière aux phénomènes qui se perdent dans la nuit des temps, et d’en tirer quelque conclusion à l’aune de ceux qui, bien plus récents, se situent encore dans le champ de nos observations. La méthode qui vise à raisonner par analogie est d’un très grand secours, en histoire comme en toutes matières, mais on ne doit y recourir qu’en vue des fins les plus hautes. Elle ne doit donc jamais être mise en œuvre qu’avec la plus grande précaution et le plus grand discernement.

L’esprit philosophique ne saurait s’attarder trop longtemps sur la matière de l’histoire mondiale. Aussi verra-t-on rapidement se mettre en branle, en son sein, une puissante aspiration à la concordance systématique, qui le pousse irrésistiblement à assimiler tout ce qui l’entoure à sa propre nature ration­nelle et à conférer, dans cette mesure, la portée la plus haute qu’il reconnaisse à tout phénomène qu’il perçoit, celle de la pensée. Plus il tente d’établir – et parvient effectivement à établir – une relation entre le passé et le présent, plus il est amené à considérer la succession des causes et des effets comme un enchaînement des moyens et des fins. L’un après l’autre, les phénomènes commencent à se soustraire à la contingence, à la liberté sans loi, et à prendre place comme des membres constitutifs au sein d’un tout concordant – lequel n’existe, à vrai dire, que dans sa représentation. Et bientôt c’est à grand-peine qu’il lui faut admettre, que cette succession de phénomènes, à laquelle sa représentation a conféré tant de régularité et d’intentionnalité, est en fait dépourvue de ces qualités dans la réalité. C’est à grand-peine qu’il restitue à l’aveugle empire de la nécessité ce qui commençait tout juste, sous la lumière d’emprunt de l’entendement, à prendre une forme si plaisante. C’est donc à partir de lui-même qu’il tire cette harmonie et la transplante en dehors de lui-même, dans l’ordre même des choses. En d’autres termes, il introduit un dessein rationnel dans la marche du monde, et un principe téléologique dans son histoire universelle. […]

Pour autant qu’elle accoutume l’être humain à considérer l’ensemble du passé et à prendre, d’après les conclusions qu’il en tire, les devants sur l’avenir le plus lointain, l’histoire dissimule aux regards la naissance et la mort qui cloisonnent la vie humaine dans des limites si exiguës, si oppressantes. Et par un effet d’optique où elle fait, insensiblement, basculer l’individu dans le domaine de l’espèce, elle ouvre à cette vie humaine des perspectives illimitées. L’être humain se transforme et quitte la scène. Ses opinions se transforment et s’évanouissent avec lui. Seule l’histoire, cette impérissable citoyenne de tous les temps et de toutes les nations, reste campée au beau milieu du théâtre, sans jamais s’en laisser évincer. […] Et si désordonnée que soit la manière dont la liberté humaine semble disposer du cours du monde, c’est en toute sérénité qu’elle en observe le jeu confus. Car son regard pénétrant découvre déjà de très loin, là où cette liberté sans règles, à la dérive, est finalement rattachée à la chaîne de la nécessité. Ce qu’elle dissimule à la conscience punitive d’un Cromwell ou d’un Grégoire, elle se hâte de le révéler à l’humanité : « que l’homme égoïste, tout en fomentant les projets les plus vils, fait toutefois s’en accomplir d’excellents à son insu ». […]

Elle nous guérit de l’adulation outrancière de l’antiquité et de la puérile nostalgie des temps révolus. Et en attirant notre attention sur nos biens propres, elle nous épargne de souhaiter le retour des époques magnifiées des Alexandre et des Auguste. Toutes les époques antérieures ont concouru, sans le savoir et sans le vouloir, à l’avènement de notre siècle humain. C’est à nous qu’appartiennent désormais les trésors que l’application, le génie, la raison et l’expérience, tout au long des âges, ont convoqués jusqu’à nous. L’histoire vous apprendra à estimer la valeur des biens que l’habitude et l’assurance de la propriété se plaisent à dérober à notre reconnaissance : des biens précieux et de valeur […] que le dur labeur de nombreuses générations a seul permis de conquérir !

Schiller, Que signifie l’histoire universelle et à quelle fin l’étudier ?

(Discours inaugural du 26 mai 1789, Université d’Iéna) trad. M. Methling, Editions de l’Epervier, 2010


Forum Universitaire                                                            Jacqueline Maroy                         Année  2017-2018

Textes de la séance du 29 novembre 2017

1 .Marcel Proust  À l’ombre des jeunes filles en fleurs  Pléiade  page 88

Une après-midi de grande chaleur j’étais dans la salle à manger de l’hôtel qu’on avait laissée à demi dans l’obscurité pour la protéger du soleil en tirant des rideaux qu’il jaunissait et qui par leurs interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand, dans la travée centrale qui allait de la plage à la route, je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. Vêtu d’une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter, et dont la minceur n’évoquait pas moins que le frais de la salle à manger la chaleur et le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l’un desquels tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer. Chacun le regarda curieusement passer, on savait que ce jeune marquis de Saint-Loup-en-Bray était célèbre pour son élégance. Tous les journaux avaient décrit le costume dans lequel il avait récemment servi de témoin au jeune duc d’Uzès, dans un duel. Il semblait que la qualité si particulière de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau, de sa tournure, qui l’eussent distingué au milieu d’une foule comme un filon précieux d’opale azurée et lumineuse, engainé dans une matière grossière, devait correspondre à une vie différente de celle des autres hommes. Et en conséquence, quand avant la liaison dont Mme de Villeparisis se plaignait, les plus jolies femmes du grand monde se l’étaient disputé, sa présence, dans une plage par exemple, à côté de la beauté en renom à laquelle il faisait la cour ne la mettait pas seulement tout à fait en vedette, mais attirait les regards autant sur lui que sur elle. À cause de son « chic », de son impertinence de jeune « lion », à cause de son extraordinaire beauté surtout, certains lui trouvaient même un air efféminé, mais sans le lui reprocher, car on savait combien il était viril et qu’il aimait passionnément les femmes. C’était ce neveu de Mme de Villeparisis duquel elle nous avait parlé. Je fus ravi de penser que j’allais le connaître pendant quelques semaines et sûr qu’il me donnerait toute son affection. Il traversa rapidement l’hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon. Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu’à mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme dans certains portraits où des peintres prétendent sans tricher en rien sur l’observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au premier plan d’un paysage. Une voiture à deux chevaux l’attendait devant la porte ; et tandis que son monocle reprenait ses ébats sur la route ensoleillée, avec l’élégance et la maîtrise qu’un grand pianiste trouve le moyen de montrer dans le trait le plus simple, où il ne semblait pas possible qu’il sût se montrer supérieur à un exécutant de deuxième ordre, le neveu de Mme de Villeparisis, prenant les guides que lui passa le cocher, s’assit à côté de lui et tout en décachetant une lettre que le directeur de l’hôtel lui remit, fit partir les bêtes.

2  Marcel Proust  Du côté de Guermantes  Pléiade  page 705

 « Dès qu'il entra dans la grande salle, Robert de Saint-Loup monta légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou quatre jeunes gens du Jockey. Entre les tables, des fils électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s'y embarrasser Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle; confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et quand Saint-Loup, ayant à passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne, qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes épaules. »

3--Émile Zola  l’Argent  Pocket page 68

Ce fut justement à l’occasion de l’Œuvre du Travail que Saccard fit la connaissance de la princesse d’Orviedo. Il était un des propriétaires du terrain qu’elle acheta pour cette œuvre, un ancien jardin planté de beaux arbres, qui touchait au parc de Neuilly et qui se trouvait en bordure, le long du boulevard Bineau. Il l’avait séduite par la façon vive dont il traitait les affaires, elle voulut le revoir, à la suite de certaines difficultés avec ses entrepreneurs. Lui-même s’était intéressé aux travaux, l’imagination prise, charmé du plan grandiose qu’elle imposait à l’architecte : deux ailes monumentales, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles, reliées entre elles par un corps de logis, contenant la chapelle, la communauté, l’administration, tous les services ; et chaque aile avait son préau immense, ses ateliers, ses dépendances de toutes sortes. Mais surtout ce qui le passionnait, dans son propre goût du grand et du fastueux, c’était le luxe déployé, la construction énorme et faite de matériaux à défier les siècles, les marbres prodigués, une cuisine revêtue de faïence où l’on aurait fait cuire un bœuf, des réfectoires gigantesques aux riches lambris de chêne, des dortoirs inondés de lumière, égayés de claires peintures, une lingerie, une salle de bains, une infirmerie installées avec des raffinements excessifs ; et, partout, des dégagements vastes, des escaliers, des corridors, aérés l’été, chauffés l’hiver ; et la maison entière baignant dans le soleil, une gaieté de jeunesse, un bien-être de grosse fortune. Quand l’architecte, inquiet, trouvant toute cette magnificence inutile, parlait de la dépense, la princesse l’arrêtait d’un mot : elle avait eu le luxe, elle voulait le donner aux pauvres, pour qu’ils en jouissent à leur tour, eux qui font le luxe des riches. Son idée fixe était faite de ce rêve : combler les misérables, les coucher dans les lits, les asseoir à la table des heureux de ce monde, non plus l’aumône d’une croûte de pain, d’un grabat de hasard, mais la vie large au travers de palais où ils seraient chez eux, prenant leur revanche, goûtant les jouissances des triomphateurs. Seulement, dans ce gaspillage, au milieu des devis énormes, elle était abominablement volée ; une nuée d’entrepreneurs vivaient d’elle, sans compter les pertes dues à la mauvaise surveillance ; on dilapidait le bien des pauvres. Et ce fut Saccard qui lui ouvrit les yeux, en la priant de le laisser tirer les comptes au clair, absolument désintéressé d’ailleurs, pour l’unique plaisir de régler cette folle danse de millions qui l’enthousiasmait. Jamais il ne s’était montré si scrupuleusement honnête. Il fut, dans cette affaire colossale et compliquée, le plus actif, le plus probe des collaborateurs, donnant son temps, son argent même, simplement récompensé par cette joie des sommes considérables qui lui passaient entre les mains.

4- Balzac Le  cousin Pons

 « Depuis le jour où, par un mot plein d’or, Rémonencq avait fait éclore dans le cœur de cette femme un serpent contenu dans sa coquille pendant vingt-cinq ans, le désir d’être riche, cette créature avait nourri le serpent de tous les mauvais levains qui tapissent le fond des cœurs, et l’on va voir comment elle exécutait les conseils que lui sifflait le serpent. »

5-Stefan Zweig  Le joueur d’échecs  Stock page 62

Au premier abord, la chambre qu’on m’assigna n’avait rien d’inconfortable.. Elle possédait une porte, un lit, une chaise, une cuvette, une fenêtre grillagée. Mais la porte demeurait verrouillée nuit et jour, il m’était interdit d’avoir un livre, un journal, du papier ou un crayon. Et la fenêtre s’ouvrait sur un mur.

Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines ; on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets : la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes.

6- Pascal  Pensées Brunschvicg 139

Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 3

Année 2017-2018                                                                                                                                               17 novembre 2017

Lessing : L’Education du genre humain

Exergue : Tout ceci est vrai à certains égards pour les mêmes raisons que c’est faux à d’autres égards.

Préface : Pourquoi ne pas considérer toutes les religions positives comme la forme que la pensée humaine, dans chaque contrée, devait nécessairement prendre et qu’elle continuera à prendre, plutôt que de faire d’une de ces religions l’objet de nos risées ou de nos colères ? 

§ 1 – La révélation est au genre humain ce que l’éducation est à l’individu.

§ 2 – L’éducation est la forme de révélation qui est donnée à l’individu ; la révélation est la forme d’éducation qui a été donnée au genre humain et qui continue à l’être.

§ 3 – Que cette façon de considérer l’éducation puisse rendre service au pédagogue, c’est une question que je n’examinerai pas ici. Mais en théologie, il sera certainement très utile de considérer la révélation comme une éducation du genre humain ; on résoudra ainsi bien des difficultés.

§ 4 - A l’individu l’éducation ne donne rien qu’il n’aurait pu tirer de lui-même, mais ce qu’il aurait pu tirer de son propre fonds elle le lui donne plus vite et sans d’aussi grands efforts. De même, la révélation n’enseigne rien au genre humain que la raison humaine n’aurait pu trouver elle-même, mais par ce moyen l’humanité a reçu et reçoit encore l’enseignement des vérités essentielles plus tôt qu’elle n’aurait pu l’avoir par elle-même.

§ 5 – A l’éducateur il importe de déterminer dans quel ordre il met en œuvre les facultés humaines, car il ne peut pas apprendre à un homme tout à la fois ; de même Dieu dans ses révélations a dû procéder selon un certain ordre et suivre un certain rythme. […]

§ 8 – Mais comme il ne pouvait ni ne voulait plus se révéler à chaque homme en particulier, il choisit un peuple particulier, le plus grossier, le plus farouche, pour pouvoir ainsi reprendre à la base son œuvre d’éducation. […]

§ 18 – Mais pourquoi entreprendre l’éducation d’un peuple si grossier […] ? Je réponds : pour que, dans la suite des temps, des hommes issus de ce peuple puissent plus sûrement être choisis comme éducateurs de toutes les autres nations. Avec le peuple juif, il éduqua les futurs éducateurs de l’humanité. […]

§ 26 – Je m’explique en éclairant la révélation par l’exemple de son pendant. Dans un livre élémentaire à l’usage des enfants, le pédagogue peut passer sous silence telle ou telle vérité scientifique ou artistique qu’il tient pour inaccessible aux forces de l’enfant qui doit utiliser le livre. Mais il n’a pas le droit de mettre dans ce livre quoi que ce soit qui puisse barrer la route à l’enfant, l’empêcher d’acquérir un jour la connaissance de ces grandes vérités. Au contraire, il faut que toutes les voies d’accès lui soient soigneusement tenues ouvertes […].

§ 36 – La révélation avait guidé la raison, voici maintenant [pendant la captivité de Babylone] que la raison éclairait la révélation juive.

§ 37 – C’était le premier exemple de ces services mutuels qu’elles se rendent entre elles. Et leur père commun ne saurait en être choqué puisque sans cela l’une des deux serait superflue. […]

§ 51 – Mais un livre élémentaire ne convient qu’à un âge déterminé. C’est nuire à un enfant que vouloir lui imposer ce livre après qu’il a dépassé cet âge, donc plus longtemps que l’auteur n’avait prévu. En effet, pour le rendre tant soit peu utile on est obligé d’y introduire plus de choses qu’il y en a, d’y introduire plus qu’il peut contenir. On est alors obligé de solliciter trop finement les allusions et les indications, d’interpréter les exemples de façon trop circonstanciée, de trop pressurer les mots pour en extraire plus de sens. Par ces moyens, on rendra l’esprit de l’enfant mesquin, oblique et vétilleux ; il deviendra dissimulé et superstitieux, plein de mépris pour tout ce qui est simple et clair.

§ 52 – C’est ainsi justement que les rabbins ont traité leurs livres saints ! […]

§ 53 – Il faut que vienne un meilleur pédagogue qui arrache des mains de l’enfant le livre élémentaire dont le contenu est épuisé. Ce fut le Christ ! […]

§ 58 – Le Christ fut le 1er à enseigner l’immortalité de l’âme de façon pratique et à mériter la confiance.

§ 60 – En effet, autre chose est de présumer ou de souhaiter l’immortalité de l’âme, d’y croire comme on croit une vérité philosophique, autre chose est de modeler toute sa conduite et toutes ses pensées d’après cette conviction. 

§ 61 – Et, au moins pour ce dernier point, le Christ fut le premier. En effet, dans bien des nations, déjà avant le Christ, la croyance s’était établie que les mauvaises actions seront punies aussi dans l’autre vie, mais il ne s’agissait jamais que d’actions nuisibles à la société civile et que par conséquent la même société civile avait déjà sanctionnées par des châtiments. Celui qui devait prêcher la pureté intérieure, la pureté du cœur dans l’espoir d’une autre vie, ce fut le Christ.

§ 62 – Fidèlement, ses disciples ont propagé cette doctrine. […]

§ 64 – L’expérience montre […] avec évidence que les livres du Nouveau Testament, où ces enseignements quelque temps plus tard se trouvèrent consignés, ont constitué et constituent toujours le second des grands livres élémentaires du genre humain.

§ 67 – Il était nécessaire aussi que, pendant un certain temps, chaque peuple tînt ce livre pour le nec plus ultra de ses connaissances. C’est ainsi en effet que l’enfant doit d’abord considérer son livre élémentaire, de crainte que l’impatience d’en finir ne l’entraîne à aborder des questions auxquelles il n’a pas encore été préparé. […]

§ 72 – Mais nous n’avons plus besoin de l’Ancien Testament pour saisir la doctrine de l’unité de Dieu ; de même nous nous habituons progressivement à nous passer du Nouveau Testament pour saisir la doctrine de l’immortalité de l’âme […].

§ 76 – […] La transformation de vérités révélées en vérités de raison est en fin de compte nécessaire si elle doit servir les intérêts du genre humain. Quand elles ont été révélées, elles n’étaient certes pas des vérités de raison, mais elles ont été révélées pour qu’elles le deviennent. Elles constituaient en quelque sorte le résultat que le maître de calcul donne à ses élèves en même temps que le problème, pour que dans leurs calculs il puisse, dans une certaine mesure, leur servir d’indication. […]

§ 78 – Il n’est pas exact que des spéculations sur ces sujets aient jamais été une source de mal et qu’elles aient nuit aux intérêts de la société et de l’Etat. […]

§ 80 – Etant donné le caractère d’égoïsme du cœur humain, si on voulait appliquer le travail de l’esprit humain uniquement à des sujets qui concernent nos besoins matériels, on risquerait de le rendre plus obtus au lieu de l’aiguiser. Il demande absolument à travailler sur des sujets de nature spirituelle s’il veut arriver à connaître la parfaite lumière et cette pureté du cœur qui nous rend capables d’aimer la vertu pour elle-même.

§ 81 – Ou bien est-ce que le genre humain ne doit jamais parvenir à ces suprêmes degrés de lumière et de pureté ? Ne jamais y parvenir !

§ 82 – Jamais ? – Dieu de bonté, garde-moi de ce blasphème ! Toute éducation a un but, pour le genre humain aussi bien que pour un individu ! Quand on éduque quelqu’un, c’est pour en faire quelque chose.

§ 85 – Oh non ! Il viendra certainement cet âge de la perfection où l’homme, à mesure que son esprit se convaincra davantage de l’approche d’un avenir toujours meilleur, n’aura cependant plus besoin de demander à cet avenir les mobiles de ses actes ; car alors, il fera le bien parce que c’est le bien […]

§ 86 – Il viendra certainement le temps du nouvel Evangile, de l’Evangile éternel, qui, même dans les livres de la Nouvelle Alliance, est promis aux hommes ! […]

§ 87 – Peut-être que certains rêveurs enthousiastes, au XIII° et au XIV° siècle, avaient été illuminés par quelques rayons de ce nouvel Evangile éternel ; leur seule erreur fut de croire que son temps était tout proche.

§ 88 – Leur division du monde en trois âges n’était peut-être pas une vaine chimère ; ils ne cachaient certainement pas de mauvaises intentions quand ils disaient que la Nouvelle Alliance devait être considérée comme désuète, comme on le faisait déjà pour l’Ancienne. Eux aussi ne voyaient partout qu’un seul développement et un seul Dieu. Disons, pour remplacer leurs expressions par les miennes, qu’ils ne connaissaient qu’un seul plan d’éducation universelle du genre humain.

LESSING, L’Education du genre humain, Berlin, 1777-1780 ; trad. P. Grappin, Aubier, 1946

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Moses Mendelssohn (1729-1786) : « Le dessein de la nature n’est pas la perfection du genre humain, mais la perfection de l’homme, de l’individu. Chacun doit se perfectionner en développant ses facultés, et c’est précisément parce que chaque individu doit le faire que le genre humain tout entier doit répéter toujours le même cycle, ce dont nous nous plaignons tant. » (Lettre du 25 juin 1782 à Hennings)

Lessing : La parabole des trois anneaux

Nathan : Il y a des siècles de cela, vivait en Orient un homme qui possédait un anneau d’une valeur inestimable, don d’une main chère. La pierre était une opale, où se jouaient mille belles couleurs, et elle avait la vertu secrète de rendre agréable à Dieu et aux hommes quiconque la portait animé de cette conviction. Quoi d’étonnant si l’Oriental la gardait constamment au doigt, et prit la décision de la conserver éternellement à sa famille ? Voici ce qu’il fit. Il légua l’anneau au plus aimé de ses fils, et il statua que celui-ci, à son tour, léguerait l’anneau à celui de ses fils qui lui serait le plus cher, et que perpétuellement le plus cher, sans considération de naissance, par la seule vertu de l’anneau, deviendrait le chef, le premier de sa maison. – Entends-moi bien, Sultan.

Saladin : Je t’entends, Poursuis !

Nathan : Ainsi donc, de père en fils, cet anneau vint finalement aux mains d’un père de trois fils qui tous trois lui obéissaient également, qu’il ne pouvait par conséquent s’empêcher d’aimer tous trois d’un même amour. A certains moments seulement, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, tantôt le troisième – lorsque chacun se trouvait seul avec lui et que les deux autres ne partageaient pas les épanchements de son cœur, lui semblait plus digne de l’anneau, qu’il eut alors la pieuse faiblesse de promettre à chacun d’eux. Les choses allèrent ainsi, tant qu’elles allèrent. – Mais la mort était proche, et le bon père tombe dans l’embarras. Il a peine à contrister ainsi deux de ses fils, qui se fient à sa parole. – Que faire ? Il envoie secrètement chez un artisan, auquel il commande deux autres anneaux sur le modèle du sien, avec l’ordre de ne ménager ni peine ni argent pour les faire de tous points semblables à celui-ci. L’artiste y réussit. Lorsqu’il apporte les anneaux au père, ce dernier est incapable de distinguer son anneau qui a servi de modèle. Joyeux et allègre, il convoque ses fils, chacun à part, donne à chacun sa bénédiction, - et son anneau, - et meurt. […]

A peine le père mort, chacun arrive avec son anneau, et chacun veut être le chef de la maison. On enquête, on se querelle, on s’accuse. Peine perdue ; impossible de prouver quel anneau était le vrai. […] Presque aussi impossible à prouver qu’aujourd’hui pour nous – la vraie croyance. […]

[…] les fils se citèrent en justice et chacun jura au juge qu’il tenait directement l’anneau de la main du père – ce qui était vrai ! – après avoir obtenu de lui, depuis longtemps déjà, la promesse de jouir un jour du privilège de l’anneau – ce qui était non moins vrai ! – Le père, affirmait chacun, ne pouvait pas lui avoir menti ; et, avant de laisser planer ce soupçon sur lui, ce père si bon, il préférerait nécessaire­ment accuser de dol ses frères, si enclin fût-il par ailleurs à ne leur prêter que les meilleures intentions. Il saurait bien, ajoutait-il, découvrir les traîtres, et se venger.

Saladin : Et alors, le juge ? – J’ai grand désir d’entendre le verdict que tu prêtes au juge.

Nathan : Le juge dit : « Si vous ne me faites pas, sans tarder, venir céans votre père, je vous renvoie dos à dos. Pensez-vous que je sois là pour résoudre des énigmes ? Ou bien attendez-vous que le vrai anneau se mette à parler ? – Mais, halte ! J’entends dire que le vrai anneau possède la vertu magique d’attirer l’amour : de rendre agréable à Dieu et aux hommes. Voilà qui décidera ! Car les faux anneaux, eux n’auront pas ce pouvoir ! - Eh bien : quel est celui d’entre vous que les deux autres aiment le plus ? – Allons, dites-le ! Vous vous taisez ? Les anneaux n’ont d’effet que pour le passé ? Ils ne rayonnent pas au-dehors ? Chacun n’aime que lui-même ? – Oh, alors vous êtes tous les trois des trompeurs trompés ! Vos anneaux sont faux tous les trois. Il faut admettre que le véritable anneau s’est perdu. Pour cacher, pour compenser la perte, le père en a fait faire trois pour un.

Saladin : Superbe ! Superbe !

Nathan : En conséquence, poursuivit le juge, si vous ne voulez pas suivre le conseil que je vous donne en place de verdict, partez ! – Mon conseil est le suivant : prenez la situation absolu­ment comme elle est. Si chacun de vous tient son anneau de son père, alors que chacun, en toute certitude, considère son anneau comme le vrai. – Peut-être votre père n’a-t-il pas voulu tolérer plus longtemps dans sa maison la tyrannie d’un seul anneau ? – Et il est sûr qu’il vous a tous trois aimés, et également aimés, puisqu’il s’est refusé à en opprimer deux pour ne favoriser qu’un seul. – Allons ! Que chacun, de tout son zèle, imite son amour incorruptible et libre de tout préjugé ! Que chacun de vous s’efforce à l’envi de manifester dans son anneau le pouvoir de la pierre ! Qu’il seconde ce pouvoir par sa douceur, sa tolérance cordiale [mit herzlicher Verträglichkeit], ses bienfaits, et s’en remette à Dieu ! Et quand ensuite les vertus des pierres se manifesteront chez les enfants de vos enfants ; alors, je vous convoque, dans mille fois mille ans, derechef devant ce tribunal. Alors, un plus sage que moi siégera ici, et prononcera. Allez ! » – Ainsi parla le juge modeste.

Lessing Nathan le Sage III, 7, 1911-2054 (Leipzig 1779) ; trad. R. Pitrou, GF, 1997

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 2

Année 2017-2018                                                                                                                                               20 octobre 2017

Vico : La Science nouvelle

[345]  Le lecteur éprouvera un plaisir divin, dans son corps mortel, à contempler dans les idées divines ce monde des nations dans toute l'étendue de leurs lieux, de leurs temps et de leurs variétés ; et il se trouvera avoir démontré par les faits aux épicuriens que leur hasard ne peut divaguer follement et trouver quelque part une issue, et aux stoïciens que leur chaîne éternelle des causes, avec laquelle ils veulent que le monde soit enchaîné, dépend de la volonté toute-puissante, sage et bienveillante du Dieu très bon et très grand.

[347] Cette science procède par une analyse rigoureuse des pensées humaines relatives aux nécessités ou utilités de la vie sociale, qui sont les deux sources pérennes du droit naturel des gentes. C’est pourquoi cette science est une histoire des idées humaines, d’après laquelle semble devoir procéder la métaphysique de l’esprit humain. Cette reine des sciences commença au moment où les premiers hommes commencèrent à penser humainement, et non pas au moment où les philosophes commencèrent à réfléchir sur les idées humaines.

[348] Afin de déterminer les temps et les lieux pour une histoire de cette sorte, […] cette science use d’un art critique, […] la critique philologique. Et le critère dont elle se sert est celui qu’enseigne la providence divine et qui est commun à toutes les nations, à savoir le sens commun du genre humain, déterminé par la nécessaire convenance de ces mêmes choses humaines, qui fait toute la beauté du monde civil. En conséquence le genre de preuve qui règne dans cette science est le suivant : étant donné les ordres établis par la providence divine, les choses des nations ont dû, doivent et devront aller de la façon exposée dans cette science […]

[349] Par conséquent, notre science en vient dans le même temps à décrire une histoire idéale éternelle que parcourent dans le temps les histoires de toutes les nations dans leur naissance, leur progrès, leur maturité, leur décadence et leur fin. Bien plus, nous allons jusqu’à affirmer que, le monde des nations ayant certainement été fait par les hommes, et la manière dont il s’est formé devant par conséquent se retrouver dans les modifications de notre propre esprit [mente] humain, celui qui médite cette science se raconte à lui-même cette histoire idéale éternelle, dans la mesure où il la fait pour lui-même en prouvant qu’elle « a dû, doit, devra » [être ce qu’elle est] ; car, lorsqu’il arrive que celui qui fait les choses les raconte lui-même, l’histoire ne peut être davantage certaine. Ainsi, cette science procède tout comme la géométrie qui, lorsqu’à partir de ses éléments, construit ou contemple le monde des grandeurs, fait ce monde pour elle-même ; mais notre science le fait avec une réalité qui dépasse celle de la géométrie dans la même mesure où les ordres [les institutions] qui concernent les affaires humaines ont une réalité qui dépasse celle des points, lignes, surfaces et figures.

[350] Les hommes furent longtemps incapables de vérité et de raison, donc de ce qui est la source de la justice intérieure qui satisfait l’intellect. Cette justice fut pratiquée par les Hébreux, qui, éclairés par le vrai Dieu, se voyaient interdire par sa loi divine jusqu’aux pensées injustes, chose dont aucun législateur mortel ne s’est jamais embarrassé [...] elle fut ensuite raisonnée par les philosophes, qui n’apparurent que deux mille ans après que leurs nations eurent été fondées. Pendant tout ce temps, les hommes se gouvernèrent par le certain qui vient de l’autorité, c’est-à-dire par le même critère qu’emploie notre critique métaphysique, à savoir le sens commun du genre humain sur lequel repose la conscience de toutes les nations. Vue sous cet autre aspect principal, notre science devient une philosophie de l’autorité, qui est la source de la « justice extérieure » dont parle la théologie morale. C’est de cette autorité qu’auraient dû tenir compte les trois princes de la doctrine du droit naturel des gentes [Hugo Grotius, John Selden et Samuel Pufendorf] […] Mais les jurisconsultes établirent leurs principes de justice sur le certain de l'autorité du genre humain, et non sur l'autorité des gens instruits.

[360]  En conclusion de tout ce qui a été avancé de façon générale, relativement à l’établissement des principes de cette science, nous dirons que, puisque ses principes sont la providence divine, la modération des passions avec le mariage, l’immortalité des âmes humaines avec les sépultures, et puisque le critère qu’elle emploie est que ce qui est senti juste par tous les hommes ou la majorité d’entre eux doit être la règle de la vie sociale, ces principes et ce critère, sur lesquels il y a accord entre la sagesse vulgaire de tous les législateurs et la sagesse absconse [réfléchie] des philosophes les plus réputés, doivent constituer les limites de la raison humaine. Et quiconque voudrait en sortir doit prendre garde à ne pas sortir de l’humanité tout entière.

Giambattista VICO, La Science nouvelle (1744) ; trad. A. Pons, Paris, Fayard, 2001


Forum Universitaire                                                                       Jacqueline Maroy                            Année   2016-2017

Textes du séminaire 13                                                                                                                         Le 31 mai 2017

Texte 1 – Kressmann Taylor: Inconnu à cette adresse .Éditions Autrement Littératures

Lettre 6 page 26

Si seulement je pouvais te montrer – non, t’obliger à constater – la renaissance de l’Allemagne sous l’égide de ton vénéré Chef… un si grand peuple ne pouvait pas rester    

éternellement sous le joug du reste du monde. Après la défaite, nous avons plié l’échine pendant quatorze ans. Pendant quatorze ans, nous avons mangé le pain amer de la honte et bu le brouet clair de la pauvreté. Mais maintenant, nous sommes des hommes libres. Nous nous redressons, conscients de notre pouvoir ; nous redressons la tête face aux autres nations. Nous purgeons notre sang de ses éléments impurs. C’est en chantant que nous parcourons nos vallées, nos muscles durs vibrent, impatients de s’atteler à un nouveau labeur ; et nos montagnes résonnent des voix de Wotan et de Thor, les anciens dieux de la race germanique.

Texte 2     Les fabliaux La houssecouverture partie

Douze années passèrent. Le prud'homme devenait si vieux qu'il lui fallait un bâton pour se soutenir. Comme il était à la charge de ses enfants, on le lui faisait cruellement sentir. La dame, qui était fière et orgueilleuse, le dédaignait  fort. Elle le prit si bien à contrecoeur tant en désamour qu'enfin elle ne cessait de répéter à son mari :
- Sire, je vous prie, pour l'amour de moi, donnez congé àfaites partir, chassez votre père. En vérité, je ne veux plus manger, tant que je le saurai ici.
Le mari était faible et craignait beaucoup sa femme. Il en fît donc bientôt à sa volontécomme elle voulait.
- Père, père, dit-il, allez-vous-en. Nous n'avons que faire de vous : allez vous punir ailleurs ! Voilà plus de douze ans que vous mangez de notre pain. Maintenant, allez donc vous loger où bon vous semblera!
Son père l'entend, et pleure amèrementtrsitement. Il maudit le jour qui l'a vu naître.
- Ah ! beau fils, que me dis-tu ? Pour Dieu, ne me laisse point à ta porte. Il ne me faut guère de place. Pas même de feu, de courtepointecouverture, ni de tapis. Mais ne me jette pas hors du logis de la maison : fais-moi mettre sous cet appentis petit toit quelques bottes de paille. Il me reste si peu de temps à vivre !
- Beau père, à quoi bon tant parler ? Partez et faites vite, car ma femme deviendrait folle !
- Beau fils, où veux-tu que j'aille ? Je n'ai pas un sou vaillant.
- Vous irez de par la ville. Elle est, Dieu merci, assez grande, vous trouverez bien quelque ami, qui vous prêtera son logis.
- Un ami, mon fils ! Mais que puis-je attendre espérer des étrangers, quand mon propre enfant m'a chassé ?
- Père, croyez-moi, je n'y peux rien, ici je n'en fais pas toujours à ma volonté. Le vieillard a le cœur meurtri blessé. Tout chancelant tremblant, faible, il se lève et va vers le seuil la porte.
- Fils, dit-il, je te recommande à Dieu. Puisque tu veux que je m'en aille, de grâce, donne-moi quelque couverture, car je ne puis souffrir supporter le froid.
L'autre, tout en maugréantexprimant sa mauvaise humeur, appelle son enfant.
- Que voulez-vous, sire ? dit le, petit.
- Beau fils, va dans l'écurie, tu y prendras la couverture qui est sur mon cheval noir, et l'apporteras à ton grand-père.

L'enfant cherche la couverture, prend la plus grande et la plus neuve, la lieattache en deux par le milieu, et la partage avec son couteau. Puis il apporte la moitié.
- Enfant, lui dit l'aïeulvieillard, tu agis laidementméchamment. Ton père me l'avait donnée toute.
- Va, dit le père à l'enfant, Dieu te châtierapunira. Donne-la tout entière.
- Je ne le ferai point, dit l'enfant. De quoi plus tard seriez-vous payé ? Je vous en garde la moitié, car vous-même de moi n'obtiendrezn'aurez pas davantage. J'en useraiJe ferai avec vous exactement comme vous l'avez fait avec lui. De même qu'il vous a donné tous ses bienstoutes ses richesses, je veux aussi les avoir à mon tour. Si vous le laissez mourir misérabletrès pauvre, ainsipareil ferai-je de vous, si je vis.

Le père hoche la tête en soupirant. Il méditeréfléchit, il rentre en lui-même.
- Sire, dit-il à son père, rebroussez cheminrevenez. Il faut que le diable m'ait poussé, car j'allais commettrefaire un péché mortel . Grâce à Dieu, je me repens je regrette, je vous demande de me pardonner. Je vous fais à tout jamais seigneur et maître en mon hôtelmon logis, ma maison. Si ma femme ne peut le souffrirl'accepter, ailleurs je vous ferai bien servir. Vous aurez toutes vos aises, courtepointecouverture et doux oreiller. Par saint Martin, je vous le dis, je ne boirai de vin ni ne mangerai de bon morceau, que vous n'en ayez de meilleur. Vous aurez une chambre privée, et un bon feu de cheminée. Vous aurez une robe telle quecomme la mienne. À vous je dois fortune et bonheur, beau doux père, et je ne suis riche que de vos biens.

Seigneurs, la leçon est bonne, croyez-m'en. Telcelui qui jadisautrefois s'est dépouillé poura tout perdu pour tout donner son enfant subitest victime de trop souvent le sortla mauvaise situation de ce bourgeois.

Texte 3 : Dernière Gerbe V.Hugo (posthume) Mon Jardin Hauteville - House

 « Dans le gazon qu’au sud abrite un vert rideau,
On voit, des deux côtés d’une humble flaque d’eau
Où nagent des poissons d’or et de chyroprase,
Deux aloès qui font très bien dans une phrase ;
Le bassin luit dans l’herbe, et semble, à ciel ouvert,
Un miroir de cristal bordé de velours vert ;
Un lierre maigre y rate un effet de broussailles ;
Et, bric à brac venu d’Anet ou de Versailles,
Pris à l’antre galant de quelques nymphe Echo,
Un vase en terre cuite, en style rococo,
Dans l’eau qui tremble avec de confuses cadences,
Mire les deux serpents qui lui tiennent lieu d’anses,
Et qui, jadis, voyaient danser dans leur réduit
Les marquises le jour, les dryades la nuit. »

…….

C’est fini. L’on devient bourgeois de l’Hélicon.           
On loue au bord du gouffre un cottage à balcon.
On consent bien, du haut de sa raison morose,
A faire encor des vers, pourvu qu’ils soient en prose.
De là l’épître. Hélas, le poète à vau-l’eau
Est un Orphée éteint qui finit en Boileau.

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 12

Année 2016-2017                                                                                                                                                  5 mai 2017

Kant : Théorie et pratique en droit politique (contre Hobbes)

Parmi tous les contrats par lesquels des hommes se lient pour former une société, le contrat par le­quel ils instituent une constitution civile est d’un genre si particulier que, même si du point de vue de son exécution il a beaucoup de choses en commun avec les autres, il se distingue pourtant essentiel­lement des autres par le principe qui préside à sa fondation. Dans tous les contrats d’association, on rencontre l’union de plusieurs hommes autour d’une fin commune quel­conque (que tous se fixent) ; mais une union de ces mêmes hommes qui soit elle-même une fin (que chacun doit se fixer), donc qui soit le premier devoir inconditionné dans tous les rapports extérieurs en général des hommes qui ne peuvent s’empêcher de s’influencer réciproquement, voilà un type d’union qui ne se ren­contre que dans une société qui se trouve déjà dans un état civil, c’est-à-dire qui constitue une com­munauté. Or la fin qui est, dans les rapports extérieurs, un devoir en soi et même la condition formelle suprême (conditio sine qua non) de tout autre devoir extérieur, est le droit des hommes sous des lois pu­bliques de contrainte, qui accordent à chacun le sien et le protègent contre toute intervention d’autrui.

Mais le concept d’un droit extérieur en général provient en totalité du concept de liberté dans les rapports extérieurs des hommes entre eux ; il n’a rien à faire avec la fin que les hommes se donnent naturellement (la visée du bonheur) et avec le précepte concernant les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir ; il faut donc que cette fin ne s’immisce absolument pas dans cette loi en tant que principe déterminant. Le droit est la limitation de la liberté de chacun à condition de pouvoir s’accorder avec la liberté d’autrui, dans la mesure où la liberté est possible d’après une loi universelle, et le droit public est l’ensemble des lois extérieures qui rendent possible un tel accord global. Or, comme chaque limitation de la liberté par l’arbitre d’autrui s’appelle contrainte, il s’ensuit que la constitution civile est le rapport d’hommes libres qui sont pourtant soumis à des lois de contrainte ; car la raison elle-même le veut ainsi et, à vrai dire, c’est la raison pure législatrice a priori qui n’a égard à aucune fin empirique ; comme, en ce qui concerne cette fin et le lieu où ils veulent la situer, les hommes ont des idées fort différentes, il en résulte que leur volonté ne peut être ramenée à un principe commun et donc à aucune loi extérieure accordée à la liberté de chacun.

Ainsi l'état civil, considéré simplement comme un état juridique, se fonde sur trois principes a priori - 1. La liberté de chaque membre de la société en tant qu'homme - 2. L'égalité de tout homme avec tout autre en tant que sujet - 3. L'autonomie de chaque membre d'une communauté en tant que citoyen [...]

1) La liberté en tant qu'homme [...] : personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière ; par contre, chacun peut chercher son bonheur de la manière qui lui paraît bonne, à condition de ne pas porter préjudice à la liberté dont dispose autrui de poursuivre une fin semblable (c'est-à-dire de ne pas porter préjudice au droit d'autrui), liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun grâce à une possible loi universelle. […] Ce droit de liberté lui est attribué en tant que membre de la communauté, c'est-à-dire en tant qu'homme, pour autant qu'il soit un être apte d'une manière générale aux droits.

2) L'égalité comme sujet : chaque membre de la communauté a des droits de contrainte à l'endroit de tout autre membre, à la seule exception du chef d’État (car il n'est pas un membre de la communauté, mais il est celui qui l'a créée ou la maintient), seul il a la compétence de contraindre sans être lui-même soumis à une loi de contrainte. Tout ce qui est soumis aux lois est un sujet de l’État. […] Mais cette égalité générale des hommes dans un État est tout à fait compatible avec la plus grande inégalité des biens qu'ils possèdent. […] Mais d'après le droit, tous les hommes sont en tant que sujets égaux entre eux : per­sonne ne peut contraindre quiconque autrement qu'en vertu de la loi publique […] (De plus) il faut que tout membre de la communauté puisse parvenir à une condition correspondant au niveau qu'il peut at­teindre par son talent, son activité et la chance ; il ne faut pas que d’autres sujets lui barrent la route à cause d'un privilège héréditaire et le maintiennent, lui et ses descendants, à un rang inférieur.

3) L'autonomie d'un membre de la communauté en tant que citoyen, donc en tant que co-législateur. En ce qui concerne la législation elle-même, tous ceux qui sont libres et égaux d'après des lois pu­bliques déjà existantes, ne doivent pas pour autant être considérés comme égaux en ce qui concerne le droit de légiférer. Ceux qui ne sont pas aptes à ce droit sont pourtant, en tant que membres de la communauté, soumis à l'observation de ces lois, et, par là, ils ont part à la protection qu'elles assurent, non pas certes en tant que citoyens, mais en tant que protégés. […] Celui qui a le droit de vote dans cette législation s'appelle citoyen (citoyen d'un État et non bourgeois, citoyen d'une ville). L'unique qualité exigée, outre la qualité naturelle (n'être ni femme ni enfant), est d'être son propre maître (sui juris), donc de posséder quelque propriété qui le nourrisse. […] (Toutefois) les gros ou petits proprié­taires de biens sont tous égaux entre eux, chacun n'a droit qu'à une voix. [...]

KANT Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien,II (1793) ; trad. Fr. Proust, GF-Flammarion, 1994, p. 63-73.

Kant : Théorie et pratique en droit politique (contre Hobbes)

Le contrat originaire

Une Idée de la raison

Principe régulateur de la chose publique

Principes de la constitution civile

Liberté - en tant qu'homme

Égalité - en tant que sujet

Autonomie - en tant que citoyen

Vers l’État de droit

[1] « Le droit se fonde sur des principes a priori (car l'expérience ne peut pas enseigner ce qui est de droit). Il y a une théorie du droit [...] et aucune pratique ne vaut si elle n'est pas en accord avec elle. » (Théorie et pratique II, (1793) ; trad. Fr. Proust, GF Flammarion, 1994, p. 84 [TP])

[2] « L'impératif pratique : Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. » (Fondation de la métaphysique des mœurs (1785) ; GF, 1994, p. 108)

[3] « Le pouvoir législatif ne peut revenir qu'à la volonté unifiée du peuple. Car, dans la mesure où c'est d'elle que tout droit doit procéder, il faut absolument que ce pouvoir ne puisse par sa loi porter préjudice à personne. […] Seule la volonté concordante et unie de tous, […] donc seule la volonté universel­lement unifiée du peuple peut être législatrice. » (Doctrine du droit II, § 46 (1797) ; GF 1994, p. 128s)

[4] « Si l'on avait demandé en tout premier lieu ce qui est de droit [...], alors l'Idée de contrat social conserverait son crédit incontestable, non pas en tant que fait [...], mais seulement en tant que principe rationnel permettant de juger toute constitution juridique publique. » (TP II ; GF, p. 79)

[5] « L’unique constitution politique stable est celle où la loi commande par elle-même et ne dépend de nulle personne particulière. C’est la fin ultime de tout droit public » (Doctrine du Droit § 52 (1797) ; GF, p. 165)

[6] Le contrat originaire « est une simple Idée de la raison, qui a pourtant une réalité (pratique) indubi­table : elle oblige chaque législateur à légiférer comme si les lois avaient pu émaner de la volonté unie d'un peuple tout entier, et elle oblige chaque sujet, dans la mesure où il veut être un citoyen, à se regarder comme ayant participé à l'accord général d'une telle volonté. Car c’est la pierre de touche de la conformité au droit d’une telle loi publique. » (TP II ; GF, p. 73)

[7] « Dans toute communauté doit régner une obéissance au mécanisme de la constitution étatique régi par des lois de contrainte (qui concernent toute la communauté), mais en même temps doit régner un esprit de liberté, car en tout ce qui concerne le devoir universel des hommes, chacun exige d'être convaincu par la raison que la contrainte est conforme au droit. » (TP II ; GF, p. 83)

[8] « C'est le devoir des monarques, tout en régnant en autocrates, de gouverner pourtant de façon républicaine (non pas démocratique), c'est-à-dire de traiter le peuple selon des principes conformes à l'esprit des lois de la liberté. » (Le conflit des facultés (1798) ; trad. S. Piobetta, GF, 1990, p. 219)

[9] « J'avoue ne pas bien pouvoir me faire à cette expression dont usent aussi des hommes avisés : un certain peuple (en train d'élaborer sa liberté légale) n'est pas mûr pour la liberté, ou même les serfs d'un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même : les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croire. Mais dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se pro­duira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté, si l'on n'a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais seront sans doute grossiers, […] cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles. » (La religion dans les limites de la simple raison (1793) ; trad. M. Naar, Vrin, 1994, p. 290)

[10] « Le problème de l'institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement) ; il s'énonce ainsi : organiser une foule d'êtres raison­nables qui tous ensemble exigent, pour leur conservation, des lois générales dont cependant chacun incline secrètement à s'en excepter. » (Vers la paix perpétuelle (1795) ; trad. Fr. Proust, GF, 1991, p 105)

[11] « Si l’on ne me reproche certainement pas de trop flatter le monarque en affirmant son inviolabili­té, on m'épar­gnera, je l'espère, l'autre reproche selon lequel je serais trop favorable au peuple quand j'affirme que celui-ci possède parallèlement des droits inaliénables vis-à-vis du chef de l’État, bien que ce ne puisse pas être des droits de contrainte. »  (TP II ; GF, p. 80s)

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 11

Année 2016-2017                                                                                                                                                  28 avril 2017

Kant : Théorie et pratique en droit des gens

Nulle part la nature humaine n'apparaît moins digne d’être aimée que dans les relations des peuples entre eux. Pas un instant, l’autonomie et la propriété d’un Etat ne sont garantis contre un autre Etat. On constate en tout temps la volonté d'assujettir le voisin ou d’amputer son territoire ; et on ne peut jamais relâcher l’effort militaire de défense qui rend souvent la paix encore plus oppressante et plus destructrice pour le bien-être intérieur que la guerre elle-même. Or le seul moyen de s’y opposer est un droit des gens fondé sur des lois publiques accompagnées d'un pouvoir contraignant et auxquelles il faudrait que chaque État se soumette, - d'une manière analogue à un droit civil ou politique auquel se soumettent les individus -. Car une paix générale et durable, édifiée sur le prétendu équilibre des forces en Europe – à la manière de la maison de Swift qu'un architecte avait si parfaitement construite d’après toutes les lois de l'équilibre qu'elle s'écroula dès qu'un moineau s'y posa -, une telle paix n'est qu'une chimère. - Mais, dira-t-on, jamais les États ne se soumettront à de telles lois contraignantes, et la proposition d'établir un État universel des peuples, au pouvoir duquel tous les États devraient consentir volontairement pour obéir à ses lois, s’accorde peut-être agréablement avec la théorie d'un Abbé de Saint-Pierre ou d'un Rousseau, mais elle ne saurait pour autant être valable dans la pratique. C'est pourquoi, les grands hommes politiques et, davantage encore les chefs d’État s’en sont moqués en tout temps comme d'une idée puérile et pédante, sortie de l'école.

Pour ma part, j'ai confiance au contraire dans la théorie qui, ayant sa source dans le principe du droit, énonce ce que doivent être les rapports entre les hommes et entre les États, et qui prône aux dieux de la terre la maxime de toujours se conduire dans leurs hostilités d’une manière telle que soient par-là préparées les bases d'un État universel des peuples ; par conséquent, de le supposer possible (in praxis) et d’admettre qu'il peut être. Mais en même temps (in subsidium), j’ai également confiance dans la nature des choses qui contraint à aller là où l'on ne va pas de son propre gré (Le destin conduit une volonté docile, il entraîne celle qui résiste : Sénèque, Lettre 107 à Lucilius) ». Quand je parle de nature, je prends aussi en considération la nature humaine : comme le respect pour le droit et le devoir est toujours vivant en elle, je ne peux ni ne veux la considérer comme si abîmée dans le mal que la raison morale-pratique ne puisse, après maintes tentatives sans succès, finir par vaincre le mal et que je ne doive la représenter comme digne d'être aimée. Ainsi, du point de vue cosmopolitique, l'affirmation demeure : Ce qui vaut en théorie pour des raisons rationnelles, vaut également pour la pratique. 

KANT Théorie et pratique... III (1793) ; trad. St. Piobetta, GF, 1994, p. 92s

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Étant donné que l'état naturel des peuples, comme celui des individus, est un état d'où l'on doit sortir pour entrer dans un état régi par les lois, tout droit des peuples et toute propriété extérieure des États pouvant être acquis par la guerre sont, tant que ne se sera pas produit cet état de droit, purement provisoires, ne peuvent avoir valeur péremptoire ni devenir un véritable état de paix que dans une alliance générale des États (analogue à celle par laquelle un peuple devient un État). Mais comme, du fait de la trop grande extension d'un État des peuples sur de vastes contrées, il est finalement  impos­sible de le gouverner et du même coup de protéger chacun de ses membres, et comme la multiplicité de ses composantes ne peut qu'entraîner un retour à l'état de guerre, la paix perpétuelle (fin dernière du droit des gens) est une idée irréalisable. Mais les principes politiques qui visent à y conduire, c'est-à-dire qui incitent les États à contracter des liens de ce genre en tant que moyens pour s'en rapprocher de manière continue, ces principes ne le sont pas. De même que ce rapprochement est une tâche fondée sur le devoir et par conséquent aussi sur le droit des hommes et des États, ces principes assurément sont réalisables. […]

La raison morale pratique en nous prononce son veto irrévocable : Il ne doit pas y avoir de guerre. Ni une guerre entre individus dans l'état de nature, ni une guerre entre États, lesquels, bien que se trouvant à l'intérieur dans un état régi par des lois, sont extérieurement (dans leurs relations réciproques) dans un état dépourvu de lois. Car telle n’est pas la manière dont chacun doit rechercher son droit. Par conséquent, la question n'est plus de savoir si la paix perpétuelle est une réalité ou une chimère absurde et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique quand nous admettons qu'elle est possible. Mais nous devons agir comme si la chose, qui peut-être ne sera pas, devait être, et nous devons œuvrer pour la fonder et pour établir la constitution (peut-être le républica­nisme de tous les États) qui nous semble le plus capable de mener à ce but et de mettre un terme aux funestes guerres dont tous les États ont fait jusqu'à ce jour la finalité de leurs institutions intérieures. Et même si l'accomplissement de cette intention devait rester un vœu pieux, […] cette maxime est un devoir, […] on peut dire que ce pacte de paix universelle et durable ne constitue pas seulement une partie mais la fin ultime tout entière de la doctrine du droit dans les limites de la simple raison.

KANT, Doctrine du Droit, § 61 et conclusion (1797) ; trad. A. Renaut, GF (1994) p. 176s et 182s

Kant : Théorie et pratique en droit des gens

Les relations extérieures

L'équilibre des forces ?

Le droit des gens

Les fondements de l’espoir

La théorie du droit

La nature des choses

La nature humaine

Vers la paix

[1] « Quoique le respect soit un sentiment, il n’est pourtant pas un sentiment reçu sous l’effet d’une influence ; c’est un sentiment spontanément produit par un concept de la raison et spécifiquement distinct de tous les sentiments du premier genre qui se rapportent à l’inclination ou à la crainte. […] il signifie la conscience que j’ai de la détermination immédiate de ma volonté par la loi. Il doit être considéré non comme la cause de la loi, mais comme l’effet de la loi sur le sujet. » (FMM ; GF 1994, p. 70)

[2] « Même si l’on peut douter d’une certaine méchanceté dans la nature humaine chez des hommes qui vivent ensemble dans un État, et si la cause en était la déficience d’une civilisation pas encore assez avancée, cette méchanceté est manifeste et saute aux yeux, sans objection possible, dans les rapports extérieurs des États entre eux. » (Vers la paix perpétuelle (1795) ; trad. Fr. Proust, GF, 1991, p. 116s [PP])

[3] « La guerre elle-même n'a pas besoin de motifs particuliers ; au contraire, elle paraît greffée sur la nature humaine et même passer pour un acte noble auquel l'homme est porté par la pulsion de l'hon­neur, et non par des mobiles égoïstes, […] si bien que même des philosophes en font l’éloge comme d’un certain ennoblissement de l’humanité, ignorant la parole du Grec : La guerre est funeste en ce qu'elle fait plus de méchants qu'elle n'en supprime. » (PP (1795) ; GF, 103)

[4] « Aux États, dans leurs rapports réciproques, la raison ne peut donner d'autre manière de sortir de cette situation sans loi ne contenant que la guerre, que de renoncer, comme les individus, à leur liberté sauvage pour s’accommoder de lois publiques contraignantes et former un État des peuples qui s'étendra sans cesse jusqu’à englober tous les peuples de la terre. » (PP (1795) ; GF, 92s) (suite [6])

[5] « Deuxième article définitif en vue de la paix perpétuelle : Le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres. » (PP (1795) ; GF, p. 89)

[6] « Mais comme les peuples, suivant leur idée du droit des gens, n’en veulent absolument pas, […] à la place de l'idée positive d'une république mondiale, il ne reste plus (si l'on ne veut pas tout perdre) que le succédané négatif d’une fédération permanente et en constante extension dirigée contre la guerre, pour contenir le courant des tendances hostiles au droit, sans que cesse jamais la menace perma­nente de leur déchaînement. » (PP (1795) ; GF, p. 93)

[7] « Ni la guerre ni la victoire ne décident du droit ; un traité de paix peut bien mettre fin à la guerre présente, mais non pas à l’état de guerre. […] La Raison […] condamne absolu­ment la guerre comme moyen de déterminer le Droit et fait, à l’inverse, de l'état de paix un devoir immédiat, état qui ne peut toutefois être institué ni garanti sans un contrat entre les peuples. » (PP (1795) ; GF, p. 91)

[8] « Il faut une alliance d'une espèce particulière, que l'on peut appeler fédération pacifique, et qui se distinguerait du traité de paix en ce que celui-ci veut seulement mettre fin à une guerre, tan­dis que la fédération chercherait à mettre fin pour toujours à toutes les guerres. » (PP ; GF, 91)

[9] « Une alliance entre les peuples, conçue selon l'Idée d'un contrat social originaire, est né­cessaire, par laquelle ils décident de se protéger mutuellement contre des agressions exté­rieures. L’alliance ne doit pourtant contenir en elle aucune puissance souveraine (comme dans une consti­tution civile) mais uniquement une association (fédération), une coalition qui peut être dénoncée à tout moment et doit donc être renou­ve­lée de temps en temps. » (Doctrine du droit (1797) § 54 ; trad. A. Renaut, GF 1994, p. 168s)

[10] « Étant donnée la méchanceté de la nature humaine qui se manifeste sans fard dans les rapports anarchiques régnant entre les peuples […], il faut s’étonner que le mot Droit n'ait pas été tout à fait écarté (pour cause de pédanterie) de la politique martiale, et qu'aucun État n'ait encore eu l'au­dace de se déclarer publiquement en faveur d'une telle opinion. […] Cet hommage rendu par tous les États (du moins en paroles) au concept de droit prouve que l'on doit pouvoir rencontrer chez l'homme une dis­position morale plus haute encore qui, bien qu'en sommeil pour l'instant, lui permettra de do­miner le mauvais principe qui est en lui et d’espérer la même chose des autres. » (PP (1795) ; GF, p. 90) 

Forum Universitaire                                                                          Jacqueline Maroy                            Année   2016-2017

Textes du séminaire 10                                                                                                                           Le 29 mars 2017

Texte 1 : Diderot : Jacques le fataliste éd. GF page 181

À son retour, le marquis s’enferma dans son cabinet, et écrivit deux lettres, l’une à sa femme, l’autre à sa belle-mère. Celle-ci partit dans la même journée, et se rendit au couvent des Carmélites de la ville prochaine, où elle est morte il y a quelques jours. Sa fille s’habilla, et se traîna dans l’appartement de son mari où il lui avait apparemment enjoint de venir. Dès la porte, elle se jeta à genoux. « Levez-vous », lui dit le marquis...

Au lieu de se lever, elle s’avança vers lui sur ses genoux ; elle tremblait de tous ses membres : elle était échevelée ; elle avait le corps un peu penché, les bras portés de son côté, la tête relevée, le regard attaché sur ses yeux, et le visage inondé de pleurs. « Il me semble », lui dit-elle, un sanglot séparant chacun de ses mots, « que votre cœur justement irrité s’est radouci, et que peut-être avec le temps j’obtiendrai miséricorde. Monsieur, de grâce, ne vous hâtez pas de me pardonner. Tant de filles honnêtes sont devenues de malhonnêtes femmes, que peut-être serai-je un exemple contraire. Je ne suis pas encore digne que vous vous rapprochiez de moi ; attendez, laissez-moi seulement l’espoir du pardon. Tenez-moi loin de vous ; vous verrez ma conduite ; vous la jugerez : trop heureuse mille fois, trop heureuse si vous daignez quelquefois m’appeler ! Marquez-moi le recoin obscur de votre maison où vous permettez que j’habite ; j’y resterai sans murmure. Ah ! si je pouvais m’arracher le nom et le titre qu’on m’a fait usurper, et mourir après, à l’instant vous seriez satisfait ! Je me suis laissé conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante : je ne le suis pas, puisque je n’ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m’avez appelée, et que j’ose à présent lever les yeux sur vous et vous parler. Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon cœur, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi ; combien les mœurs de mes pareilles me sont étrangères ! La corruption s’est posée sur moi ; mais elle ne s’y est point attachée. Je me connais, et une justice que je me rends, c’est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j’étais née digne de l’honneur de vous appartenir. Ah ! s’il m’eût été libre de vous voir, il n’y avait qu’un mot à dire, et je crois que j’en aurais eu le courage. Monsieur, disposez de moi comme il vous plaira ; faites entrer vos gens : qu’ils me dépouillent, qu’ils me jettent la nuit dans la rue : je souscris à tout. Quel que soit le sort que vous me préparez, je m’y soumets : le fond d’une campagne, l’obscurité d’un cloître peut me dérober pour jamais à vos yeux : parlez, et j’y vais. Votre bonheur n’est point perdu sans ressources, et vous pouvez m’oublier...

 – Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme, levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous... »

 Pendant qu’il parlait ainsi, elle était restée le visage caché dans ses mains, et la tête appuyée sur les genoux du marquis ; mais au mot de ma femme, au mot de Mme des Arcis, elle se leva, brusquement, et se précipita sur le marquis, elle le tenait embrassé, à moitié suffoquée par la douleur et par la joie ; puis elle se séparait de lui, se jetait à terre, et lui baisait les pieds.

« Ah ! lui disait le marquis, je vous ai pardonné ; je vous l’ai dit ; et je vois que vous n’en croyez rien.

 – Il faut, lui répondait-elle, que cela soit, et que je ne le croie jamais. »

 Le marquis ajoutait : « En vérité, je crois que je ne me repens de rien ; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger, m’aura rendu un grand service. Ma femme, allez vous habiller, tandis qu’on s’occupera à faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu’à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi... »

 Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale.

Texte 2 : Jane Austen : Lady Susan  éd Folio.  Page 114

Son premier espoir d’une issue plus favorable, elle l’eut en entendant Lady Susan lui demander si elle ne pensait pas que Frederica n’avait pas tout à fait aussi bonne mine qu’à Churchill. Elle devait reconnaitre que parfois elle s’interrogeait avec anxiété sur la question de savoir si Londres lui convenait parfaitement.

Madame Vernon, l’encourageant à en douter, proposa aussitôt que sa nièce les accompagnât à la campagne. Lady Susan fut incapable d’exprimer sa gratitude devant pareille bonté Pourtant, pour diverses raisons, elle ne savait pas comment elle pourrait se séparer de son enfant et, bien qu’elle n’eut pas entièrement décidé de ce qu’elle entendait faire, elle comptait avant longtemps pouvoir elle-même emmener Frederica à la campagne. En conclusion, elle s’interdisait absolument de mettre à profit une attention comme celle-ci, qui n’avait pas d’exemple. Madame Vernon, cependant, persévéra dans son offre et, si Lady Susan persista dans son refus, sa résistance au bout de quelques jours parut devenir un peu moins farouche.

La peur d’une épidémie de grippe vint à point nommé hâter une décision qui, sans cela, aurait pu ne pas être prise aussi vite. Les craintes de la mère furent alors trop éveillées pour que Lady Susan put penser à autre chose qu’à soustraire Frederica à un risque de  contagion. De toutes les maladies au monde, c’était l’influenza qu’elle redoutait le plus pour la constitution de son enfant. Frederica retourna donc à Churchill avec son oncle et sa tante, et trois semaines plus tard, Lady Susan annonçait son mariage avec sir James Martin.

Texte 3 : Jane Austen : Orgueil et préjugé  éd. Stock  page 232

Au bout de quelque temps, il parut à court de toute idée ; et, après être resté quelques instants sans dire un mot, il se ressaisit soudain, et prit congé.

Les autres la rejoignirent alors, et exprimèrent leur admiration pour la personne de Mr Darcy ; mais Élizabeth n’en entendit pas un mot ; complètement absorbée par ses propres pensées, elle les suivait en silence. Elle était submergée de honte et de contrariété. Être venu ici ; c’était la chose la plus malheureuse, la plus inopportune du monde ! Comme cela devait lui paraitre étrange à lui ! Sous quel jour honteux cela ne risquait-il pas d’apparaître aux yeux d’un homme aussi vaniteux ! Il pourrait lui sembler qu’elle s’était à dessein jetée à nouveau sur son chemin ! Ah, pourquoi était elle venue ? Ou bien, pourquoi était-il venu, lui, un jour avant qu’on ne l’attendît ? … elle rougit mainte et mainte fois en songeant à ce que cette rencontre avait de malignité perverse.

Texte 4 : Virginia Woolf

Pour ma part, j’aurais préféré ne pas me retrouver seule avec elle dans une pièce. Le sentiment du non-dit, un sourire à quelque chose que l’on n’a pas vu, un contrôle de soi atteignant à la perfection, une courtoisie à laquelle vient se mêler un je-ne-sais-quoi de satire infiniment subtile qui , si elle n’était dirigée contre les choses en général plutôt que contre un individu en particulier, finirait par ressembler à de la malveillance, tout cela, j’en ai l’impression, m’aurait fait craindre de la trouver à la maison.

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 7

Année 2016-2017                                                                                                                                               3 février 2017

Kant : Projet d'histoire philosophique

En 1784, K s’efforce à la fois de penser l’histoire sans rien décider de l’avenir, et de réfléchir à ce qu’il faudrait faire pour accorder le mécanisme de la nature et les fins de la raison. La dimension systématique de sa réflexion est obtenue par son point de vue téléologique et moral [1]. K considère l’histoire de l’espèce humaine dans son en­semble, comme l’exécution d’un plan caché de la nature pour édifier une constitution politique parfaite (8e prop.). Ce projet est considéré comme possible en théorie et utilisable en pratique, pour inciter les humains à déployer leurs dispositions naturelles dans la société civile et la société des nations.

Possible en théorie

Un fil conducteur a priori

Les réserves qu’on peut faire sur une telle intention ont déjà été émises sur le récit chrétien de l’histoire du Salut. Comment s’en tenir à une visée téléologique sans aboutir à un roman (7) ? Comment supposer un dessein de la nature sans abolir le jeu de la liberté humaine (8) ? Ne va-t-on pas être tenté de schématiser la réalité et de ne retenir que les faits qui iront dans le sens espéré ? Ne risque-t-on pas de voir dans les faits une simple illustration de l’idée avancée ? Or, la Critique de la raison pure a montré qu’une Idée subjectivement nécessaire n’a pas forcément de réalité objective. Ce n’est pas parce que notre esprit a besoin de cohérence que les événements doivent s’y plier. K reconnaît notre incapacité à pénétrer le mécanisme secret (10) de la nature. L’idée d’un plan de la nature n’est qu’un fil conducteur a priori (40) de sa réflexion sur l’histoire, elle ne prétend pas en déceler les lois. K ne veut fonder ni une théologie de l’histoire ni une science nouvelle, il tente seulement d’envisager les choses d'un autre point de vue (43).

De l’histoire, nous ne trouvons a priori de rationnel que ce nous y mettons. Une accumulation de faits ne cons­ti­tue pas une histoire. Tout récit historique met en ordre des faits sous une idée directrice. Sans fil conducteur impossible d’articuler le jeu confus des affaires humaines (25). Sans idée directrice les faits ne montrent qu’un agrégat d’actions hu­maines dépourvu de plan (12s). K se propose donc de partir de l’Idée d’un plan caché de la nature qui relie les faits à l’unité idéale d’une finalité naturelle et qui les représente, du moins dans l’ensemble, comme un système (11s) [2]. Il relie l’idée de système à celle de droit pour penser une harmonie possible entre le plan de la nature et les fins de la liberté. Système désigne ici un tout unifié par un principe, et pourtant toujours ouvert aux surprises que l’avenir nous réserve. Le système s’oppose à l’agrégat, pure accumulation de parties due au hasard [3]. De ces trois possibilités d’envisager l’histoire, K rejette aussi bien un hasard insensé qu’un scepticisme navrant et s’en tient à la perspective consolante du progrès dont il a besoin. Il structure, autant que possible, la diversité des actions humaines pour les représenter sous une unité, sans trahir la réalité des faits. Concrètement, il suggère un système de tous les Etats qui courent le risque de se nuire réciproquement (C3, § 83). C’est dans la mise en œuvre du droit que K saisit l’histoire comme le passage de la nature à la liberté.

Les progrès de la constitution civile en Europe

Il illustre cette idée par une série d’exemples tirée de l’histoire européenne, de la Grèce ancienne au présent. Sa mise en perspective de différentes constitutions politiques semble montrer un début de réalisation de l'Idée. Les États grec, romain et moderne apparaissent comme les étapes d’un cours régulier dans l’amélioration de la constitution politique sur notre continent (16s). K borne son champ d’observation selon le temps, l’espace et l'objet étudié. Dans le temps, il part de l’Antiquité grecque, et non d'Adam et Eve, délivrant ainsi l'histoire de la tutelle des théologiens. Comme Hume, il tient la première page de Thucydide pour l’unique commencement de toute histoire véridique, car c’est à partir de l’historien grec qu’un public instruit s’est maintenu en permanence jusqu’à nos jours, garantissant l’authenticité de l’histoire racontée [4]. Seulement, la régularité du progrès des Européens en droit public et international, présente ici une faille millénaire. K saute tout le Moyen Âge dont les institutions n’avaient pas bonne presse au siècle des Lumières. L’espace aussi est très limité. Le champ de vision est réduit à l’Europe, valorisée comme foyer des Lumières et comme le continent qui vraisemblablement donnera un jour des lois à tous les autres (17s). K n’évoque d’autres peuples qu’épisodiquement (16). A l’intérieur de ces bornes spatio-temporelles, son unique objet est de dégager une amélioration de la constitution politique sur notre continent (17). Les faits ne confirment cette Idée que très grossièrement. K ne pousse d’ailleurs pas le raisonnement plus loin. Il se contente de signaler que dans l’ensemble (11s) une finalité semble transparaît dans la succession des faits, sans en faire pour autant la structure constitutive de l’histoire.

K ne cherche pas à prouver la rationalité du réel. Il constate seulement que, mal­gré les destructions, il a toujours subsisté un germe des Lumières qui, développé davantage à chaque révolution, préparait une étape plus élevée dans la voie de l'amélioration (22-24). Comme si l’espèce humaine, en dépit des aléas de l’histoire, continuait à développer les dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison (2° Prop.). Pour K, la contribution des peuples au progrès du droit et des Lumières compte plus que les particularités de chacun. Le droit public et international constitue à ses yeux le véritable foyer où se développent les dispositions originaires de l’espèce humaine (8° Prop.), dont les institutions sont considérées comme les enveloppes éphémères. En faisant de l’avènement du droit le noyau central du processus de culture, K conçoit l’histoire comme le passage de l’animalité à l’humanité, donc comme le dépassement par l’homme de ses penchants animaux pour se diriger vers des fins libres. Mais il se garde bien de toute prophétie politique des transformations futures (25s). Même si un progrès partiel semble pouvoir être observé des origines à nos jours en Europe, cela peut se retourner du jour au lendemain. Toutefois, grâce aux quelques indices relevés, la progression future de la civilisation ne peut pas non plus être tenue pour impossible. K peut donc maintenir sa perspective consolante sur l’avenir (27s).

Une perspective consolante sur l’avenir

Cette Idée a priori revient à une justification de la nature (31), comme intelligence ordonnatrice agissant selon des fins [5]. Bien sûr, K n’a pas la présomption de reconnaître la Providence comme telle. Mais il juge utile, du point de vue pratique, d’admettre que la nature, même dans le jeu de la liberté humaine, ne procède pas sans plan (8s). Ou bien faut-il supposer une nature aveu­gle, ou encore admettre qu’un esprit malin porte les humains à saboter l'ouvrage du Créateur (4° Prop.) ? Si l’homme ne savait que ramener la création au chaos, il aurait reçu en vain l’usage de la raison. S’il n'était capable que de détruire son environnement, la nature serait suspecte d’un jeu puéril et tout essai de téléologie serait irrecevable. Car à quoi bon vanter la sagesse de la création dans le domaine de la nature d'où la raison est absente, si l’histoire de l’espèce humaine doit demeurer une éternelle objection (32-36) ? Celui qui se défie des humains et les méprise ne peut attendre un ordre rationnel que dans un autre monde (36-38). A quoi bon louer la sagesse du Créateur, si l’histoire humaine est dénuée de sens ? Est-il convenable d’admettre la finalité de l’organisation de la nature dans les parties et cependant l’absence de finalité dans l’ensemble (7° Prop.) ? K juge plus raisonnable d’admettre l’ordonnance d’un sage Créateur (4° Prop.) que le mécanisme aveugle d’une nature insensée ou l’œuvre d’un malin génie. Sa conclusion s’accorde-t-elle avec la Théodicée (Leibniz, 1710) plaidant la cause de Dieu devant le tribunal de la raison ? K prouve, au contraire, l’insuccès de toutes les tentatives de théodicée : Aucune ne peut s’acquitter de ce qu’elle promet (Pl. II. 1403 ; 1791) [6]. Se faire l’avocat de Dieu marque la présomption d’une raison humaine méconnaissant ses limites et sa fragilité. K constate plus modestement que rien jusqu’à présent n’a empêché les humains de se multiplier, et que l’antagonisme des individus et des États a plutôt stimulé le développement de leurs capacités.

L’interprétation de l’histoire selon un plan de la nature ne sert pas à décrire le passé, ni à pré­dire une amélioration politique future. Elle n’offre ni une vérité sur le passé, ni une certitude sur l’avenir. Rien ne garantit que le progrès global, qui semble avoir eu lieu jusqu’ici dans le domaine constitutionnel, se poursuivra indé­finiment. Ce que K désigne comme but final de la nature ne se réalisera pas forcément et, de toute façon, ne se fera pas tout seul. Un tel progrès doit pourtant être pensé pour encourager les individus responsables à orienter leurs actions vers certains buts raisonnables (6). L’idée de finalité n’est pas, pour K, une solution, mais une tâche qui requiert un effort constant [7]. Il envisage l’histoire comme l’accomplissement progressif d’une tâche infinie.

Utilisable en pratique

Les hommes ne peuvent connaître le sens de l’histoire, mais ils doivent le penser, car il leur faut agir, et ils n’agiront pas librement sans se donner des règles communes, dont la plus urgente est d’écarter toute guerre. Par analogie avec la constitution civile assurant le droit des individus, K pense à une fédération de peuples garantissant à chacun son droit. Cette idée d’une société des nations est un prin­cipe régulateur qui peut inciter les acteurs politiques à tendre vers ce but. K veut convaincre les que son intention cosmopolitique est conforme à des fins rationnelles, ainsi qu’au dessein de la nature. Car, selon lui, la nature veut irrésistiblement que le droit finisse par l’emporter (Paix 71). K ne prédit pas ce qui va advenir, mais il voudrait en favoriser l’avènement en montrant que le but de l’effort à fournir, - c’est-à-dire l’unification politique parfaite dans l’espèce humaine (3) -, peut avoir une réalité pratique, si cette idée sert de principe régulateur aux citoyens, historiens et hommes politiques. C’est pour eux que K écrit.

Pour les citoyens

Le but est de gagner sur la violence des passions et de se montrer plus humains. Même de faibles indices de réalisation encouragent les citoyens responsables. Celui qui n’attend rien de raisonnable de l’espèce humaine, se résoudra difficilement à se soucier du bien public. Au mieux, il n'aura d’espérance que dans un autre monde (38). K, luthérien de formation, rejette toute fuite hors du monde : il n’attend pas des temps meilleurs après la mort dans l’au-delà, mais ici même, grâce à l’effort des citoyens et des peuples pour améliorer leurs relations politiques, juridiques et morales. Il importe, pour cela, que l’espèce humaine accomplisse pleinement sa destination ici-bas (30). K sécularise en quelque sorte l'histoire du Salut. C’est d’eux-mêmes que les hommes ont à édifier l’état de droit dans lequel ils pourront développer les germes dont la nature les a dotés. Certes cette perspective n’est représentée que dans une ère très lointaine (28). Mais les humains ont tout intérêt à réaliser le plan de la nature (2), car si, en tant que créatures sensibles, ils font partie de la nature comme toute autre créature, ils constituent, en tant qu’êtres doués de raison, la partie de la nature qui contient le but de tout le reste (35). Cette antique pensée de tradition biblique considère l’homme comme fin de la nature, et le reste du monde comme moyen. Encore faut-il que les hommes se rendent dignes d’une telle pensée, en accordant l’usage de leur liberté avec les fins de la raison. K ne prétend pas que le monde est là pour nous, mais il pense que la finalité de la nature se trouve dans l’humanité elle-même, en tant qu’espèce morale. Le dessein de la nature n'est pas une finalité externe à l’espèce humaine, il est inscrit en elle. L’idée d’une finalité interne s’accorde bien avec l’héritage chrétien, mais elle repose sur une téléologie naturelle. En tant qu’être doué de raison, l’homme est la seule créature terrestre qui soit capable de se fixer des buts raisonnables et d’agir en conséquence. La tâche que la nature lui confie ne lui vient pas de l’extérieur, mais des dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison (2° Prop). C'est parce que l’homme est doué de raison que sa tâche, en tant que nature raisonnable, est de combler le vide de la création, eu égard à son but (4° Prop.). Il doit se sentir d’autant plus responsable du destin de la création dans le domaine de la nature dont la raison est absente (33), que l’efficience de sa technique ne cesse d’augmenter. Il dépend des citoyens et des peuples que la conduite de leur État soit appropriée à la fin que la nature se propose. Concrètement, ils doivent promouvoir les droits de l’homme.

Pour les historiens et les gouvernants

L’idée d’une constitution civile parfaite (7° Prop.) peut aussi servir aux historiens. A l'aide de ce fil conducteur, ils s’occuperont moins de l’honneur des princes et un peu plus des questions juridiques et politiques. Ce point de vue a une primauté logique sur la description des faits, toutefois le philosophe ne veut pas supplanter l’étude de l’histoire proprement dite comprise de façon empirique (40s). Une philosophie de l’histoire fait encore partie de la philosophie. Elle n’empiète pas sur l’histoire et n’impose rien aux historiens. Le philosophe pose la question du sens, les historiens relèvent et classent les faits. K loue leur minutie (44) et demande aux philosophes d’être très avertis des problèmes historiques (42). A ses yeux, l’histoire empirique et l’histoire philosophique sont d’égale dignité. Elles sont compatibles entre elles et se complètent. Et puisque la matière de l’histoire augmente chaque jour, les historiens à venir devront nécessairement adopter un point de vue (48). Ne pouvant surcharger indéfiniment leur mémoire, ils devront s’orienter à l’aide de l’idée universelle que la raison leur propose. K leur offre un critère pour estimer la valeur des époques passées, selon les suites qu’elles ont pu avoir sur l’avenir de l’humanité. Ainsi, les historiens se demanderont ce que les peuples et leurs institutions ont apporté sur le plan cosmopolitique (48s).

Comme le progrès dépend ici d’une amélioration des relations internationales, K songe pour finir aux chefs d’Etat (50) qui en ont la responsabilité directe. La raison leur conseille d’aspirer d’abord à la justice (Paix, 82). Pour se faire entendre des politiques, K invoque un argument ad hominem qui doit flatter leur ambition (50) : il en appelle à leur désir de gloire auprès de la postérité (51). Schiller élargira considérablement ce petit motif supplémentaire (52), en remplaçant le Jugement dernier par le jugement de l’Histoire : L’histoire du monde est le jugement du monde. Tel est le sens que la génération suivante a retenu de l’article de K sur l’histoire.

Le primat de l’histoire politique

Le poète et le penseur de la liberté tiennent tous deux au primat de l’histoire politique et juridique. Car c’est le droit et la politique qui permettent de distinguer les faits historiques de simples phénomènes naturels. A quoi reconnaît-on que les peuples déterminent raisonnablement leur volonté, si ce n’est à leur instauration d’un État administrant le droit ? Pour K, la raison est moins à constater dans le passé qu’à réaliser dans le présent et l'avenir. L’idée d’un droit international partagé par tous les États de droit est encore loin d’être réalisée. Une histoire d’intention cosmopolitique n’est donc pas un vain projet, mais une condition indispensable pour éviter que l’espèce humaine ne se détruise elle-même, et pour qu’elle contribue de façon raisonnable à son propre épanouissement. L’opuscule de K a finalement pour but de rendre ses lecteurs conscients de la responsabilité historique de chaque génération dans la progression asymptotique de l’espèce humaine vers la pacification des conflits par le droit.

Kant : Projet d'une histoire philosophique

Neuvième Proposition : Une tentative philosophique pour traiter l’histoire universelle selon un plan de la nature, qui vise à l’unification politique parfaite dans l’espèce humaine, doit être considérée comme possible et même comme utilisable pour ce dessein de la nature.

C’est sans doute un projet étrange, [...] que de vouloir compo­ser une histoire d’après une idée du cours que le monde devrait suivre, s’il était adapté à certains buts raisonnables ; il semble qu’avec une telle intention on ne puisse aboutir qu’à un roman. Toutefois, s’il nous est permis d’admettre que la nature, même dans le jeu de la liberté humaine, ne procède pas sans plan ni sans dessein final, cette Idée pourrait bien devenir utilisable ; et, bien que nous ayons une vue trop courte pour pénétrer le mécanisme secret de son organisation, cette Idée pourrait cependant nous servir de fil conducteur pour présenter, du moins dans l’ensemble, comme un système, ce qui sans cela resterait un agrégat d’actions humaines dépourvu de plan. Si nous partons […] de l’histoire grecque, […] si l’on suit son influence sur la formation et les malformations du corps politique du peuple romain qui a absorbé l’État grec, puis l’influence du peuple romain sur les Barbares […] ; si l’on prend également en compte épisodiquement l’his­toire politique d’autres peuples, [...] on découvrira un cours régulier dans l’amélioration de la constitution politique sur notre continent (qui vraisemblablement donnera un jour des lois à tous les autres). En outre, si l’on concentre son attention uniquement sur la constitution civile et ses lois d’une part, et d’autre part sur les relations internationales, dans la mesure où ces deux élé­ments ont servi, pendant un certain temps, par ce qu’ils renfermaient de bon, à élever les peuples [...], mais aussi, par leurs aspects défectueux, à précipiter leur chute – d’une façon telle, cependant, qu’il subsistait toujours un germe de lumières qui, développé davantage à chaque révolution, préparait une étape plus élevée dans la voie de l’amélioration -, on découvrira, je crois, un fil conducteur qui ne sera pas seulement utile à l’explication du jeu confus des affaires hu­maines, ou à la prophétie politique des transformations futures […], mais qui ouvrira encore (ce que l’on ne peut avoir des raisons d’espérer sans présupposer un plan de la nature) une perspective consolante sur l’avenir, où l’espèce humaine est représentée dans une ère très lointaine comme travaillant cependant à s’élever enfin à un état où tous les germes que la nature a placés en elle pourront être complètement développés, et sa destination ici-bas pleinement accomplie. Une telle justification de la nature - ou mieux de la Providence - est un motif non négligeable pour choisir un point de vue particulier dans la contemplation du monde. Car à quoi bon vanter la magnificence et la sagesse de la création dans le domaine de la nature d'où la raison est absente, à quoi bon recommander cette contemplation si la partie de la vaste scène de la sagesse suprême qui contient le but de tout le reste – l’histoire de l’espèce humaine – doit demeurer une éternelle objection dont la vue nous contraint, à contrecœur, à détourner les yeux de ce spectacle avec humeur et nous conduit, désespérant d’y jamais rencontrer un dessein rationnel parfait, à n’espérer celui-ci que dans un autre monde.

Croire que j’aie voulu, avec cette idée d’une histoire du monde qui possède dans une certaine mesure un fil conducteur a priori, supplanter l’étude de l’histoire proprement dite comprise de façon empirique, ce serait se méprendre sur mon intention ; j’ai simplement pensé à ce qu’une tête philosophique (qui, par ailleurs, devrait être très avertie des problèmes historiques) pourrait encore tenter de faire en se plaçant à un autre point de vue. En outre la minutie, louable sans doute, avec laquelle on rédige à présent l’histoire contem­poraine, doit malgré tout faire naître naturellement en chacun une inquié­tude : comment nos descendants éloignés s’y prendront pour soulever le fardeau de l’histoire que nous pourrons leur laisser d’ici quelques siècles. Sans nul doute, ils éva­lueront celle des temps les plus reculés […] du seul point de vue de la contribution ou du préjudice que les peuples et les institutions ont apporté sur le plan cosmopolitique. Prendre garde à cela et tenir compte tant de l'ambition des chefs d’État et celle de leurs serviteurs, pour attirer leur attention sur le seul moyen qu’ils ont de transmettre leur glorieux souvenir à la postérité, voilà encore un petit motif supplémentaire pour tenter une telle histoire philosophique.

KANT Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Berlin, 1784

Kant : Projet d'une histoire philosophique

Possible en théorie

Un fil conducteur a priori

Les progrès de la constitution civile en Europe

Une perspective consolante sur l’avenir

Utilisable en pratique

Pour les historiens

Pour les citoyens et les gouvernants

Primat de l'histoire politique

[1] « La téléologie considère la nature comme un règne des fins, la morale considère un possible règne des fins comme un règne de la nature. Là le règne des fins est une idée théorique servant à expliquer ce qui existe, en vue de mettre en œuvre, précisément en conformité à cette idée, ce qui n'existe pas, mais qui peut devenir réel à la faveur de notre conduite. » (FMM (1785) ; GF 1994, p. 118)

[2] « Il faut que tout ce qui doit se conserver ait une communauté de direction, et que des fins diverses tiennent leur cohérence d’une seule idée, qui, bien qu’elle ne soit pas visée, n’en constitue pas moins le terme de leurs aspirations divergentes, où toutes peuvent être unifiées. L’unité de l’histoire résultant d’une telle idée fait d’elle un système. […] Existe-t-il quelque chose de systématique dans l’histoire des actions humaines ? - Une idée les dirige toutes, c’est l’idée de droit. » (Réflexion 1420)

[3] « Doit-on attendre d’un concours épicurien de causes que les Etats, semblables aux atomes de la matière, essaient, au hasard de leurs chocs mutuels, toutes sortes de configurations qui seront à leur tour détruites par de nouveaux chocs jusqu’à ce qu’enfin, par hasard, une configuration réussisse à se maintenir dans sa forme ? Ou bien doit-on plutôt admettre que la nature suit ici un cours régulier con­duisant peu à peu notre espèce du plus bas degré de l’animalité jusqu’au plus haut degré d’humanité […] et qu’elle développe ses dispositions primitives de façon tout à fait régulière en dépit du désordre apparent de cet arrangement ? Ou bien encore préfèrera-t-on affirmer que, de toutes ces actions et réactions humaines, il ne résulte dans l’ensemble jamais rien, du moins jamais rien de sage, que tout restera comme il en a toujours été et qu’on ne peut donc prévoir si la discorde ne nous prépare pas finalement un enfer de maux, si avancée que soit notre civilisation, en anéantissant peut-être une fois de plus, par une destruction barbare, cet état de civilisation, ainsi que tous les progrès réalisés jusqu’ici dans la culture ? (Idée d'une histoire universelle d’intention cosmopolitique (1784), 7° Proposition)

[4] « Seul un public instruit qui s'est maintenu en permanence depuis son apparition jusqu'à nous peut garantir l'authenticité de l'histoire ancienne. Au-delà, tout est terra incognita ; et l'histoire des peuples qui vécurent en dehors de lui, ne peut être entreprise qu'à partir du mo­ment où ils y sont entrés […] La première page de Thucydide, dit Hume, est l'unique commencement de toute l'histoire véridique. » (Idée d'une histoire universelle (1784), 9° Proposition, note)

[5] « Si l'on considère la finalité dans le cours du monde comme la sagesse profonde d'une cause supérieure tendant au but final objectif du genre humain et déterminant à l'avance ce cours du monde, on la nomme Providence. Sans doute ne pouvons-nous pas à propre­ment parler connaître cette Providence d'après les ouvrages de la Nature, ni même conclure à son existence à partir de ses ouvrages, mais nous pouvons et nous devons l'ajouter par la pensée pour nous former une idée de sa possibilité d'après l'analogie avec les ouvrages de l'homme ; […] c'est une idée, transcendante sans doute du point de vue théorique, mais qui, du point de vue pratique (relativement au concept du devoir d’instituer la paix perpétuelle, afin d'utiliser dans ce but le mécanisme de la Nature), est tout à fait fondée dogmatiquement d'après sa réalité. » (Pour la paix perpétuelle (1795) ; PUL, 1985, p. 66s)

[6] « Par théodicée, on entend la défense de la sagesse suprême de l’auteur du monde contre les accusations qu’élève à son encontre la raison, nourries par ce qu'il y a de fâcheux <zweckwidrig> dans le monde. On appelle cela plaider la cause de Dieu, bien qu'au fond ce ne puisse rien être de plus que plaider la cause de notre raison présomptueuse, méconnaissant ses propres limites. » (Sur l’insuccès de toutes les tentatives philoso­phiques en matière de théodicée (1791) ; trad. J.-L. Delamarre ; Pléiade II. p. 1393)

[7] « La théodicée n'a pas pour objet de contribuer à l'avancée de la science, elle est plutôt une affaire de foi. La théodicée authentique nous a fait voir qu'en pareille matière il ne s'agit pas tant de multiplier les raisonnements, que de faire preuve de sincérité en remar­quant l'impuissance de notre raison, et de faire preuve d’honnêteté en énonçant nos pensées sans les enjoliver, même dans l’intention la plus pieuse qu'on puisse imaginer. » (Sur l’insuccès de toute théodicée (1791) ; Pléiade II. p. 1408)

Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 6

Année 2016-2017                                                                                                                                               20 janvier 2017

Kant : Vers une société des nations

Le problème de l'édification d'une constitution civile parfaite dépend du problème de l'établisse­ment d'une législation qui règle les relations extérieures des États et ne peut être résolu sans lui.

A quoi bon travailler à une constitution civile réglée par des lois entre des particuliers, c'est-à-dire à l'organisation d'une communauté ? Car la même insociabilité, qui a contraint les hommes à cette tâche, est à son tour la cause qui fait que toute communauté, dans les relations extérieures d’État à État, jouit d'une liberté sans frein ; par suite, chacune doit s'attendre à subir de la part d'une autre les mêmes maux qui pesaient sur les individus particuliers et les forçaient à entrer dans un état civil conforme à la loi. La nature a donc à nouveau utilisé le caractère peu accommodant des hommes, et même des grandes sociétés et des corps politiques composés de créatures de cette sorte, comme moyen pour trouver, au sein de leur antagonisme inévitable, un état de calme et de sécurité. Ainsi, par les guerres, par leurs préparatifs excessifs et incessants, par la détresse qui en résulte et dont chaque État souffre intérieurement, même en temps de paix, la nature pousse les États à tenter des essais d'abord imparfaits, puis enfin, après bien des désastres et des renverse­ments, et même après un épuisement intérieur général de leurs forces, elle les pousse à faire ce que la raison aurait pu leur dire sans qu'il leur en coûtât d'aussi tristes expériences, à savoir : sortir de l'état anarchique et sauvage, pour entrer dans une société des nations <Völkerbund>, dans laquelle tout État, même le plus petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa propre force et de sa propre appréciation du droit, mais uniquement de cette grande société des nations, c'est-à-dire d'une force unie et de la décision légale de la volonté unifiée. Si folle que puisse paraître cette idée, et quoiqu'elle ait prêté à rire chez un abbé de Saint-Pierre et un Rousseau (peut-être parce qu'ils en croyaient la réalisation trop proche), telle est pourtant l'issue inévitable de la détresse dans laquelle les hommes se plongent mutuellement, et qui doit contraindre les États, (si difficile qu'il soit pour eux de s'en convaincre), à prendre précisé­ment la même décision que l'homme sauvage avait été contraint de prendre tout aussi à contrecœur, à savoir : renoncer à sa liberté brutale pour chercher le calme et la sécurité dans une constitution conforme à la loi. - Toutes les guerres sont autant de tentatives (non pas bien sûr dans l'intention des hommes, mais dans celle de la nature) pour mettre en place de nouvelles relations entre les États, pour former par la destruction des anciens ou du moins par leur morcellement, de nouveaux corps qui cependant ne peuvent à leur tour se maintenir, soit en eux-mêmes, soit les uns à côté des autres, et doivent par conséquent subir de nouvelles révolutions semblables aux précédentes ; jusqu'à ce que finalement, en partie grâce à la meilleure organisation possible de la constitution civile à l’intérieur, en partie grâce à une législation et une concertation communes à l’extérieur, s’instaure un état de choses qui, sem­blable à une constitution civile universelle, puisse se maintenir de lui-même comme un automate. […]

[Kant imagine ici] une situation cosmopolitique de sécurité publique des États, qui n’élimine pas tout danger, afin que les forces de l’humanité ne s'assoupissent pas complètement, mais qui ne soit pas non plus sans un principe d'égalité entre actions et réactions réciproques, afin qu'elles ne se détrui­sent pas les uns les autres. Tant que ce dernier pas (à savoir l'association des États) n'est pas franchi, donc tant que la nature humaine se situe à peine à mi-chemin de son développement, elle endure les maux les plus pénibles sous l'apparence trompeuse du bien-être extérieur. Rousseau n'avait pas si tort de préférer l'état sauvage, dès lors qu'on fait abstraction de ce dernier degré que notre espèce doit encore gravir. Nous sommes hautement cultivés par l'art et la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par l'urbanité et les bienséances sociales de tous ordres. Mais il s'en faut encore de beaucoup que nous puissions déjà nous considérer comme moralisés. En effet, l'idée de moralité appartient encore à la culture ; mais l'usage de cette idée qui n'aboutit qu'à une apparence de moralité dans l'honneur et la bienséance extérieure, constitue seulement la civilisation. Or tant que les États consacreront toutes leurs forces à leurs projets d’expansion vains et violents, tant qu'ils en­tra­veront constamment le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, les privant même de toute aide pour cette fin, on ne peut attendre aucun résultat de ce genre ; car cela exige un long travail de formation des citoyens à l'intérieur de chaque communauté. Or, tout bien qui n'est pas greffé sur une intention moralement bonne n'est que pure apparence et faux clinquant. Le genre humain demeurera sans doute dans cet état jusqu'à ce qu'il se soit, de la manière que je viens d’indiquer, dégagé par ses efforts de la situation chaotique qui caractérise les relations entre États.

KANT, Idée d’une histoire universelle d'intention cosmopolitique,

Septième proposition, Berlin, 1784

Kant : Vers une société des nations

La situation présente

Droit à l'intérieur de l’État

Chaos entre les États

Vers un droit cosmopolitique

Société des nations

Intention morale

Extension de l'ordre du droit

[1] « Nous vivons à une époque de discipline, de culture, de civilisation, mais nous ne vivons pas encore à une époque de moralisation. En l’état présent de l'homme, on peut dire que le bon­heur des États croît en même temps que la misère des hommes. » (Réflexions sur l'éducation (1803) ; Vrin, p. 113)

[2] « Au niveau de culture où se tient le genre humain, la guerre reste encore un moyen indis­pensable pour la faire progresser ; et ce n'est qu'après l'achèvement (Dieu sait quand) de ce degré de culture qu'une paix perpétuelle nous serait salutaire, c’est aussi par cet achèvement seul qu’elle serait possible. Sur ce point, nous sommes bien responsables des maux à propos desquels nous élevons des plaintes si amères. » (Conjectures sur le commencement de l’histoire, Remarque finale (1786) ; GF 161)

[3] « Les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés nous viennent de la guerre, et à vrai dire, non pas tant de la guerre qui a lieu, ou qui a eu lieu, que des préparatifs incessants et même régulièrement accrus en vue de la guerre à venir. C’est à cela que l’Etat emploie toutes ses forces, et tous les fruits de la culture qui pourraient être utilisés à créer une culture plus grande encore ; la liberté subit en bien des endroits d’énormes préjudices, et la prévoyance de l’Etat se change pour tel ou tel de ses membres en exigence d’une impitoyable dureté, lors même que celle-ci est légitimée par la crainte d’un danger extérieur. » (Conjectures, Remarque finale (1786) ; trad. S. Piobetta, GF 161)

[4] « La guerre devient non seulement une entreprise très artificielle et d'une issue très incertaine pour les deux camps, mais aussi, du fait des séquelles que ressent l’Etat écrasé sous le poids grandissant des dettes dont l'amortissement devient imprévisible, une entreprise très lourde de conséquences ; par suite, l’influence que l'ébranlement d'un seul État produit sur tous les autres, tant ils sont liés indissolublement par l’industrie sur notre continent, devient si forte que, pressés par leur propre danger, des Etats, bien qu’ils ne puissent se parer du prestige de la légalité, s'offrent comme arbitres, faisant ainsi par avance tous les préparatifs nécessaires à l'avènement d'un grand corps politique futur, dont le monde passé ne peut fournir aucun exemple. » (Idée d'une histoire universelle, 8e prop. (1784) ; GF 85)

[5] <K préconise> « à la place de l'idée positive d'une république mondiale, si l'on ne veut pas tout perdre, son remplacement négatif par une fédération préservant de la guerre, existant réellement et s'élargissant toujours plus. » (Vers la paix perpétuelle (1795) ; trad. J. Lefebvre, PUL, 63s)

[6] « La Raison, du haut de la puissance suprême fixant les lois morales, condamne absolument la guerre comme moyen de déterminer le Droit et fait de l'état de paix un devoir impérieux et immédiat, état qui ne peut toutefois être institué ni garanti sans un contrat entre les peuples – pour toutes ces raisons, il faut mettre en place une fédération d'une espèce particulière, que l'on peut appeler fédération pacifique (fœdus pacificum), laquelle se distinguerait du traité de paix (pactum pacis) en ce que celui-ci veut seulement mettre fin à une guerre, tandis que la fédération chercherait à mettre fin pour toujours à toutes les guerres. » (Vers la paix perpétuelle (1795) ; PUL, 62)

[7] « Une paix générale, qui durerait en vertu de ce qu'on appelle la balance des forces en Europe, est une pure chimère, tout comme la maison de Swift qui avait été construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l'équilibre qu'elle s'écroula aussitôt qu'un moineau vint s'y poser. » (Sur le lieu commun : cela peut être juste en théorie, mais ne vaut rien en pratique (1793) ; GF 92)

[8] « En l’absence d’un système cosmopolitique et du fait de l’obstacle que la passion des hon­neurs, du pouvoir et de la richesse oppose ne serait-ce qu’à la possibilité d’un tel projet chez ceux qui ont le pouvoir entre leurs mains, la guerre est inévitable ; celle-ci, bien qu’elle soit une tentative non intentionnelle des hommes (provoquée par des passions sans frein), constitue pourtant une tenta­tive profondément mystérieuse, peut-être intentionnelle, de la sagesse suprême, sinon pour édifier, du moins pour préparer une légalité qui soit compatible avec la liberté des Etats. » (C3 § 83 (1790))