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"La robe rouge"

Claudine Rey

"Je suis ambassadeur. J'ai raté ma vie malgré les apparences. Le faste, les invitations, les privilèges, la richesse et je ne sais quoi encore dont tout homme ambitieux rêve, moi, Monsieur, je m'en moque! 
Que m'importe le superflu alors que me manque l'essentiel : l'amour d'une femme* que j'ai sacrifié jadis au profit du devoir familial. Car, je vous le confie, ces avantages m'ont été attribués naturellement . Sans effort véritable. Par charge d'hérédité, en quelque sorte. Parce que mon grand-mère et mon père, eux-mêmes diplomates, en ont décidé ainsi. Contre mon gré. Combien de fois le marginal* étouffé sous l'enfant bien éduqué a tenté de se révolter pour se montrer un fils ingrat* plutôt que cet être faible et incapable de s'insurger contre la foudre paternelle. Finalement, je ne suis qu'un misérable qui a contribué à sa solitude et au malheur de son destin, en partant autrefois de ce pays. 
Savez-vous pourquoi je suis revenu ici alors qu'il y a plus de vingt ans, mon père, sur ordre de mission, a dû quitter cette terre en état de siège*? Parce que j'ai voulu retourner sur les traces de la seule femme qui m'ait véritablement aimé: celle qui m'a initié aux plaisirs de l'amour, alors que j'étais à peine adolescent. 
C'était le fille d'un couple de domestiques de notre maison. Une jeune africaine, de cinq ans mon aînée. Nous jouâmes d'abord à des jeux innocents qui devinrent vite des jeux interdits*. Nous nous retrouvions, la nuit, en cachette dans l'ombre du parc cerné d'une haute futaie. Elle m'initia à l'amour avec une audace et un naturel si troublants qu'au fil des nuits, je ne pus me passer d'elle. Et lorsque le dernier soir, nous dûmes nous séparer, elle revêtit une robe pourpre si décolletée qu'elle découvrait avec provocation le creux de ses reins et la brisure de sa poitrine qu'elle avait haute et ferme. Je me souviens encore de la douceur de sa peau poivrée et du toucher délicat de sa robe, aussi soyeux qu'un pétale de coquelicot. 
Après notre dernière étreinte, nous jurâmes de nous écrire et de nous retrouver quelques années plus tard. Au début, nous échangeâmes une correspondance active puis, tandis que je continuais à lui écrire, je ne reçus plus rien. Je crus d'abord que je ne représentais qu'une passade pour elle et qu'elle avait fini par m'oublier. 
J'appris bien plus tard qu'elle avait contracté une maladie de son pays qui l'avait progressivement affaiblie puis terrassée, par absence de thérapie efficace. Peu de temps après sa mort, j'ai éprouvé le besoin de revenir ici, acceptant une mission dans ce pays à nouveau en guerre. Je suis retourné à notre ancienne demeure à présent abandonnée et envahie par de mauvaises herbes. J'ai crû entendre un son qui traversait les murs, semblable à une mélopée. Quoique profondément rationaliste, j'ai pris peur et je me suis enfui à travers bois. 
J'ai tenté de chasser cet étrange phénomène de ma tête jusqu'au soir où, invité dans l'une de ces réceptions mondaines auxquelles un ambassadeur ne peut échapper, je me suis retrouvé, un instant, tout seul, un verre à la main, face à la baie vitrée donnant sur un parc identique à celui que Noémie et moi avions connu. J'ai crû voir, au loin, à travers la vitre enflammée par l'éclat des bougies, une ombre bouger puis disparaître. "Cela n'est dû qu'à un léger abus d'alcool" me suis-je dit, souriant à la glace. Mais alors que la vitre ne me renvoyait plus que la masse confuse d'une foule d'invités à quelques pas derrière moi, je distinguai soudain le reflet rouge d'une robe échancrée qui virevoltait à travers la salle, sur un air inaudible. Je me suis mis aussitôt à suer, incapable de me retourner. 
Un homme est venu me tapoter sur l'épaule, m'invitant à me restaurer au buffet froid*. Je lui fis brutalement face et l'expression d'angoisse qui avait pâli mes traits l'effraya tant qu'il s'éloigna, apeuré. 
Je remarquais alors qu'un portrait grandeur-nature était accroché à l'un des murs tapissés de la pièce. Je m'approchais progressivement de la peinture, fendant la foule pressée autour de la longue table et lorsque j'arrivais enfin devant, quelle ne fut pas ma stupeur de constater qu'il s'agissait de Noémie vêtue de sa robe rouge. Je me dirigeais droit vers le propriétaire du lieu, le questionnant sur l'origine de la toile. Il me répondit que son auteur était un peintre africain connu dans le pays pour sa méduimnité et ses portraits sans modèle. 
"Celui-ci, en particulier, m'ajouta-t-il, l'a beaucoup inspiré. Il s'imposait à lui avec évidence, comme si ce visage voulait se montrer quelque part pour quelqu'un en particulier, par l'intermédiaire de l'artiste." 
Je regagnais mon domicile avec peine et le soir même, je donnais ma démission en partant sans laisser d'adresse*. 
Me voici à présent, devant vous, au comptoir de ce bar d'aéroport où j'attends le départ de mon avion pour la France. Je quitte définitivement ce pays dévasté par les sortilèges, la maladie et la mort. 
Monsieur, voici la fin de mon histoire et je vous remercie de m'avoir écouté. Je vous fais, à présent, mes adieux." 
"Léon* ! 
- Oui, patron? 
- Qui est ce type qui vous parlait et qui s'éloigne, le dos voûté?" 
- Oh! Personne d'important. Juste un fou qui se prend pour un ambassadeur poursuivi par le fantôme d'une femme."


* titres de films à insérer dans la nouvelle ainsi que le règlement le stipulait