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"La robe rouge"

Claudine Rey

"Je suis ambassadeur. J'ai raté ma vie malgré les apparences. Le faste, les invitations, les privilèges, la richesse et je ne sais quoi encore dont tout homme ambitieux rêve, moi, Monsieur, je m'en moque! 
Que m'importe le superflu alors que me manque l'essentiel : l'amour d'une femme* que j'ai sacrifié jadis au profit du devoir familial. Car, je vous le confie, ces avantages m'ont été attribués naturellement . Sans effort véritable. Par charge d'hérédité, en quelque sorte. Parce que mon grand-mère et mon père, eux-mêmes diplomates, en ont décidé ainsi. Contre mon gré. Combien de fois le marginal* étouffé sous l'enfant bien éduqué a tenté de se révolter pour se montrer un fils ingrat* plutôt que cet être faible et incapable de s'insurger contre la foudre paternelle. Finalement, je ne suis qu'un misérable qui a contribué à sa solitude et au malheur de son destin, en partant autrefois de ce pays. 
Savez-vous pourquoi je suis revenu ici alors qu'il y a plus de vingt ans, mon père, sur ordre de mission, a dû quitter cette terre en état de siège*? Parce que j'ai voulu retourner sur les traces de la seule femme qui m'ait véritablement aimé: celle qui m'a initié aux plaisirs de l'amour, alors que j'étais à peine adolescent. 
C'était le fille d'un couple de domestiques de notre maison. Une jeune africaine, de cinq ans mon aînée. Nous jouâmes d'abord à des jeux innocents qui devinrent vite des jeux interdits*. Nous nous retrouvions, la nuit, en cachette dans l'ombre du parc cerné d'une haute futaie. Elle m'initia à l'amour avec une audace et un naturel si troublants qu'au fil des nuits, je ne pus me passer d'elle. Et lorsque le dernier soir, nous dûmes nous séparer, elle revêtit une robe pourpre si décolletée qu'elle découvrait avec provocation le creux de ses reins et la brisure de sa poitrine qu'elle avait haute et ferme. Je me souviens encore de la douceur de sa peau poivrée et du toucher délicat de sa robe, aussi soyeux qu'un pétale de coquelicot. 
Après notre dernière étreinte, nous jurâmes de nous écrire et de nous retrouver quelques années plus tard. Au début, nous échangeâmes une correspondance active puis, tandis que je continuais à lui écrire, je ne reçus plus rien. Je crus d'abord que je ne représentais qu'une passade pour elle et qu'elle avait fini par m'oublier. 
J'appris bien plus tard qu'elle avait contracté une maladie de son pays qui l'avait progressivement affaiblie puis terrassée, par absence de thérapie efficace. Peu de temps après sa mort, j'ai éprouvé le besoin de revenir ici, acceptant une mission dans ce pays à nouveau en guerre. Je suis retourné à notre ancienne demeure à présent abandonnée et envahie par de mauvaises herbes. J'ai crû entendre un son qui traversait les murs, semblable à une mélopée. Quoique profondément rationaliste, j'ai pris peur et je me suis enfui à travers bois. 
J'ai tenté de chasser cet étrange phénomène de ma tête jusqu'au soir où, invité dans l'une de ces réceptions mondaines auxquelles un ambassadeur ne peut échapper, je me suis retrouvé, un instant, tout seul, un verre à la main, face à la baie vitrée donnant sur un parc identique à celui que Noémie et moi avions connu. J'ai crû voir, au loin, à travers la vitre enflammée par l'éclat des bougies, une ombre bouger puis disparaître. "Cela n'est dû qu'à un léger abus d'alcool" me suis-je dit, souriant à la glace. Mais alors que la vitre ne me renvoyait plus que la masse confuse d'une foule d'invités à quelques pas derrière moi, je distinguai soudain le reflet rouge d'une robe échancrée qui virevoltait à travers la salle, sur un air inaudible. Je me suis mis aussitôt à suer, incapable de me retourner. 
Un homme est venu me tapoter sur l'épaule, m'invitant à me restaurer au buffet froid*. Je lui fis brutalement face et l'expression d'angoisse qui avait pâli mes traits l'effraya tant qu'il s'éloigna, apeuré. 
Je remarquais alors qu'un portrait grandeur-nature était accroché à l'un des murs tapissés de la pièce. Je m'approchais progressivement de la peinture, fendant la foule pressée autour de la longue table et lorsque j'arrivais enfin devant, quelle ne fut pas ma stupeur de constater qu'il s'agissait de Noémie vêtue de sa robe rouge. Je me dirigeais droit vers le propriétaire du lieu, le questionnant sur l'origine de la toile. Il me répondit que son auteur était un peintre africain connu dans le pays pour sa méduimnité et ses portraits sans modèle. 
"Celui-ci, en particulier, m'ajouta-t-il, l'a beaucoup inspiré. Il s'imposait à lui avec évidence, comme si ce visage voulait se montrer quelque part pour quelqu'un en particulier, par l'intermédiaire de l'artiste." 
Je regagnais mon domicile avec peine et le soir même, je donnais ma démission en partant sans laisser d'adresse*. 
Me voici à présent, devant vous, au comptoir de ce bar d'aéroport où j'attends le départ de mon avion pour la France. Je quitte définitivement ce pays dévasté par les sortilèges, la maladie et la mort. 
Monsieur, voici la fin de mon histoire et je vous remercie de m'avoir écouté. Je vous fais, à présent, mes adieux." 
"Léon* ! 
- Oui, patron? 
- Qui est ce type qui vous parlait et qui s'éloigne, le dos voûté?" 
- Oh! Personne d'important. Juste un fou qui se prend pour un ambassadeur poursuivi par le fantôme d'une femme."


* titres de films à insérer dans la nouvelle ainsi que le règlement le stipulait

 

"Concerto pour un exil"

Yves Méheut

Je suis ambassadeur ; j'ai raté ma vie. Vingt années d'intrigues effrénées pour décrocher le titre : ambassadeur de France. Au Manuatu certes, mais ambassadeur quand même. 

Vous ne connaissez pas le Manuatu ? Charmant îlot perdu où singes policés, indigènes madrés, expatriés imbibés et missionnaires désabusés rivalisent de paresse sous le regard fatigué de quelques diplomates déjà contaminés. Comment en suis-je arrivé là ? Bonne question, cher Monsieur, très bonne question. Émergeons des nuées d'alcool pour tenter l'esquisse d'une réponse sensée. 
L'hérédité a pesé lourd dans cette affaire : mon père, obscur employé aux Affaires Etrangères avait rencontré Maman* à la cantine du Quai d'Orsay. Sous la couette, ces deux sans-grades avaient fomenté un complot mirobolant : concevoir un futur ambassadeur de France ! Ils l'auraient leur revanche, eux qui essuyaient à longueur de journée le mépris* des diplomates de haut rang. Un jour, c'est leur fils qu'on apercevrait à la télévision, trois pas derrière le Président* et le Ministre. L'ascenseur social allait monter, et vite. Pas vrai, fiston ? 
Après le bac, pas d'état d'âme : je devais entrer dans la Carrière. Va pour Sciences-Po où je travaillai d'arrache-pied pour décrocher le diplôme : pas question de faire les quatre cents coups* au Quartier Latin avec les copains. Ayant brillamment esquivé le service militaire d'un coup de piston bien placé, je filai ventre à terre au Quai d'Orsay sous le regard prégnant de mes parents, impatients de me voir jouer dans la cour des grands*. Ma feuille de route était limpide : ambassadeur ou déshonneur. Simple, n'est-il pas ? Simple, mais pas facile quand on n'est ni brillant, ni aristocrate. Heureusement, j'étais rusé. 
En quelques années, je réussis à flatter le ramage de quelques décideurs à particule et décrochai ainsi un poste très convoité à Washington. Chargé du rayonnement de la culture française, je côtoyais les plus grands artistes. On me sollicitait beaucoup pour les dîners en ville, où ma conversation truffée d'anecdotes était très appréciée. Je plaisais, je le sentais, j'en profitais. 
Les jolies femmes tombaient dans mes bras sans un cri* de protestation feinte. Pourtant, ma vie sentimentale, bouquet de conquêtes torrides, se fana brusquement : une liaison plus sérieuse avec une charmante australienne déboucha sur la séparation* habituelle, ponctuée cette fois-ci d'un choc violent, l'annonce de ma future paternité. Après quelques vaines discussions avec Veronica, je choisis la dérobade* en sautant sur la première offre de mutation venue. Courage, fuyons* ! 
De retour au Quai , je décidai de faire profil bas* : la rumeur courait à mon propos, quelques années sous le ciel de Paris* ne seraient pas de trop pour se refaire une virginité. Je ne restai pas inactif pour autant. 
Un ambassadeur se devant d'être marié, et bien marié, la chasse à l'épouse fut déclarée ouverte. Anciennes de Sciences-Po, amies d'amis, et même petites amies d'amis, je passai le marché au crible, à la recherche d'une " jolie, pas idiote et sachant recevoir ". Rapidement, je rencontrai Christine qui, sans être un canon de beauté ni une bête à concours*, avait l'immense avantage de recevoir comme une reine. Je l'épousai derechef ; et à l'église, s'il vous plait. 
Ah le beau mariage* que voilà ! Bingo ! La course à l'ambassade était relancée. Frétillant d'impatience, je flinguai trois collègues concurrents en lâchant la bonne rumeur au bon moment, et peaufinai mon image de futur " grand " en suggérant à Christine d'avoir l'amabilité de me donner deux enfants, ce qu'elle accepta sans rechigner. L'affût* occupait mes journées de soi-disant travail : je guettais le poste tremplin, le marchepied vers l'ambassade. 
Au cours d'une réception au Quai, Brigout, consul à Melbourne, me fit part - sous le sceau du secret - de son désir de rentrer en France : " Tu comprends, les études des enfants ". Mais oui, très cher Brigout, je comprenais bien, parfaitement bien. Que n'avais-tu dit là ! Grâce soit rendue aux confidences éméchées de fin de banquet ! Dès le lendemain, les grandes manœuvres* étaient déclenchées : un jour me suffit pour recouper l'information, trois pour identifier mes concurrents, six pour les neutraliser, dix pour décrocher le poste. Melbourne, antichambre de la gloire ! Les honneurs, la grande illusion* du pouvoir ! 
Déjà trois ans que nous sommes arrivés. Christine organise de merveilleuses réceptions (Hé, hé, je ne m'étais pas trompé…), les enfants chantent la vie en surfant. Au loin, Papa passe l'arme à gauche* dans son sommeil pendant que Maman rêve de mon ambassade. 
Ici, les australiennes minaudent : adorables créatures* ! Il paraît que mon accent " délicieusement français " les séduit. Profitons-en : l'amour l'après-midi et les petits câlins* furtifs agrémentent la vie conjugale* de base. Tout cela est trop beau, je sens confusément que le bonheur* ne va pas durer… 
Un soir de 14 juillet*, réception au consulat. Christine supervise le petit personnel, je circule d'un groupe à l'autre. Tiens, le visage de cette femme ne m'est pas inconnu : beau regard, très attirant. Elle aussi m'observe. Où nous sommes-nous rencontrés ? Les neurones du souvenir cherchent, cherchent encore, trouvent enfin : elle, c'est Veronica, mon ex de Washington. Le grand dadais* à ses côtés ne peut être que son fils, notre fils, mon fils. Non ! C'est pas vrai ! Pas çà ! Pas ici ! Et ma carrière ?
J'aimais toujours Veronica. Pour elle, pas question de renouer, sa vie était faite à Melbourne. Je ne pouvais supporter de la savoir si proche et pourtant inapprochable. Vite un mensonge pour annoncer à Christine ma demande de mutation à Paris ! 
Un regard teinté de haine* agrémenta sa réponse : " C'est drôle, je voulais justement t'annoncer que je rentre aussi en France, avec les enfants mais sans toi. Bien sûr, tes galipettes avec des kangourous femelles n'ont pas échappé à mon attention, mais le plus grave n'est pas là. Depuis notre première rencontre, tu as nié mon existence : à tes yeux, je ne suis pas Christine, mais l'épouse, la gouvernante, la mère des enfants du futur ambassadeur. Je n'ai été qu'un pion au service de ton projet. Le pion demande le divorce* ". 
Maman restait mon seul allié, Alzeihmer commença à la grignoter. Alors, coup de tête* d'un paumé : une île perdue du Pacifique venait d'accéder à l'indépendance, je posai sur le champ ma candidature pour le poste d'ambassadeur au Manuatu. Nul besoin de piston, ce job n'intéressait personne. Tel que vous me voyez, cher Monsieur, je croupis depuis cinq ans dans cette ambassade en forme de hamac. 
Ma femme est partie, je ne vois plus mes enfants, ma mère ne cesse de radoter : " mon fils est ambassadeur ", l'ombre* de Veronica me poursuit nuit et jour*, je joue au poker avec un missionnaire*, au docteur avec une indigène, au backgammon avec un chercheur d'or. Je suis ambassadeur ; j'ai raté ma vie. Vous reprendrez bien un whisky ?


* titres de films à insérer dans la nouvelle ainsi que le règlement le stipulait

 

"Monsieur de Sultana"

Martine Amelot

"Je suis ambassadeur ; j'ai raté ma vie", fut la seule réponse que donna Monsieur De Sultana, diplomate célèbre, à la secrétaire qui lui demandait les raisons de sa consultation. " Je suis ambassadeur ; j'ai raté ma vie ", telle fut la seule et unique phrase que prononça Monsieur De Sultana, tous les jours, pendant trois semaines, durant ses séances de psychanalyse avec le docteur Xélérini. 
C'était la première fois, en trente années de pratique que ce psychiatre parisien, mondialement connu pour l'efficacité de ses thérapies avant-gardistes, voyait un patient passer une heure sur son divan, sans dire autre chose que ces quelques mots. 
Il connaissait la renommée de ce spécialiste de la Chine moderne, autrefois ambassadeur de France en Extrême-Orient, qui parlait sans accent le mandarin et le cantonais, avait écrit plusieurs livres remarquables sur l'économie asiatique et conseillait actuellement tous les investisseurs désireux de s'implanter à Beijin; il n'avait donc aucune inquiétude sur son état de santé mentale. 
Son mutisme l'étonnait mais ne le gênait pas vraiment, et c'est plus par souci d'aider son patient que par ennui qu'il abandonna un jour un des principes fondamentaux de la théorie de Freud et amorça un dialogue ou plutôt un monologue avec Monsieur De Sultana. Il commença par dire quelques banalités sur le bonheur, l'amour, la réussite, cita Platon, Epicure, André Comte-Sponville... 
Monsieur De Sultana l'écouta attentivement sans mot dire. La semaine suivante, sans doute pour établir des rapports plus cordiaux, Monsieur Xélérini délaissa son fauteuil de cuir noir pour venir s'asseoir sur le divan, à côté de son patient. Ainsi installé, il aborda peu à peu, prenant soin de les illustrer d'exemples de la vie quotidienne, des thèmes plus complexes tels la solitude, la difficulté de vivre, l'angoisse de la vieillesse et de la mort, fit référence à Françoise Dolto, Nietzsche … 
Un mois plus tard, sans qu'aucun des deux ne l'ait vraiment anticipé ou désiré, Monsieur De Sultana occupait son fauteuil, et lui était confortablement allongé sur le divan. Monsieur Xélérini ne parut nullement s'offusquer de la situation, son patient avait l'air d'aller tellement mieux, c'était là l'essentiel ; et puis à son âge ce n'était pas désagréable de s'étendre un peu après le repas, d'autant plus qu'il se sentait de plus en plus las. 
Ainsi allongé, il se surprit à évoquer ses problèmes avec son locataire Marius* qui ne payait plus son loyer, ses ennuis avec le fils* de sa deuxième femme, Tanguy*, qui refusait de le voir. Monsieur De Sultana, silencieux, semblait l'écouter religieusement. Alors il s'enhardit, parla de son enfance, de sa mère Rosetta*, qui vivait dans une maison de retraite et ne le reconnaissait plus, de ses trois frères* qui n'allaient jamais la voir, de la mort de son père, tué dans un accident de chasse. 
Monsieur De Sultana paraissait de jour en jour plus détendu, plus serein, plus gai, preuve que la thérapie choisie était vraiment la bonne. Monsieur Xélérini ne pouvait donc que continuer le travail entrepris, tant pis s'il se sentait devenir chaque jour, un peu plus morose, inquiet et fatigué ; un bon médecin ne doit jamais abandonner un malade avant qu'il ne soit complètement guéri. 
Alors peu à peu, au fil des semaines, il raconta ce qu'il n'avait encore jamais dit à personne : ses rêves d'enfant, son désir de devenir pianiste, l'opposition de ses parents à son projet, son obligation de faire médecine comme son père, sa jalousie envers sa sœur aînée, son amour pour sa première femme, son désespoir lorsqu'elle le quitta, son regret de ne pas avoir pris le temps de s'occuper de ses enfants, surtout de sa fille aînée qui vivait maintenant dans une secte, sa peur de vieillir et de mourir. 
Arrivé à ce stade de la confidence, il s'arrêta surpris de sentir dans sa voix ce désespoir qu'il avait l'habitude d'entendre dans celle de ses patients. Ce jour-là, à la fin de la séance, Monsieur De Sultana, visiblement en forme, quitta son fauteuil, lui tendit un chèque en souriant et prononça ces quelques mots : "Merci docteur, c'est formidable, j'ai retrouvé ma joie de vivre, mon enthousiasme, je pense que ma thérapie est terminée ". 
Monsieur Xélérini, acquiesça, dit au revoir à son patient, s'assit, réfléchit un court instant, puis décrocha son téléphone, appela un de ses confrères new-yorkais et s'entendit répondre à la secrétaire qui le questionnait sur les raisons de sa démarche : " I 'm psychiatrist ; I 've made a mess of my life "* * : " je suis psychiatre ; j'ai raté ma vie "


* titres de films à insérer dans la nouvelle ainsi que le règlement le stipulait

"Marseille"

Yaël Bedjaï
(Premier prix)

 

Marseille, le 1er avril 2002.

Je venais de récupérer la valise sur le filet à bagages quand l'homme au chapeau gris anthracite est entré dans le compartiment. " Vos papiers. Suivez-moi, mademoiselle. " 
Je m'apprêtai à répondre lorsque je réalisai qu'il était accompagné de deux hommes de la sécurité vêtus d'une combinaison bleu marine. Je vous dis des hommes mais le terme n'est pas tout à fait exact : c'étaient des molosses. Un mètre quatre-vingt-dix et des épaules en portemanteau. Loin de déclencher les rires, ils faisaient peur à voir. L'homme au chapeau gris anthracite, lui, ressemblait à Monsieur Klein*. 
Nous sommes descendus du train. Le quai était bondé, un brouhaha assourdissant régnait dans la gare. Sans dire un mot et la tête basse, je suivis le policier et ses deux armoires à glace. Terrassée par la honte, les yeux irrémédiablement attirés par le sol, je marchais rapidement avec la simple envie d'échapper au monde entier. " Pas si vite ", fit sèchement l'homme de sa grosse voix. Après un parcours labyrinthique dans la gare, nous arrivâmes devant une porte. Le policier congédia ses acolytes : " Revenez dans deux heures. " Les deux molosses disparurent. Mon inquiétude ne cessait de grandir. 
L'homme ouvrit la porte qui poussa un gémissement plaintif et nous entrâmes dans une salle lugubre et froide. Celle-ci était presque vide : une table, une chaise, un vélux pour éclairer la pièce. D'un bref signe de tête, l'homme m'ordonna de m'asseoir. Il souleva ma valise, la posa sur la table, fit glisser lentement la fermeture éclair autour du couvercle, et l'ouvrit avec des gestes délicats. Il souleva mes vêtements, les quelques bibelots qu'elle contenait. Je le regardais procéder à l'autopsie de ma pauvre valise. Somme toute, je n'avais rien à cacher. 
Mais soudain, l'homme au chapeau gris sortit un, puis deux, puis trois petits sachets en plastique transparent contenant une poudre blanche. " Vous savez ce que c'est, mademoiselle ? ". Mon cœur fit un bond violent dans ma poitrine comme si un bélier cherchait à perforer ma cage thoracique. " Ce n'est pas à moi ! " hurlai-je en bondissant de la chaise. Je m'étais présentée comme une victime : mon entourage, mes parents, le lycée, nous mettaient suffisamment en garde contre les désastres causés par la drogue pour que nous ne culpabilisions pas, même sans raison. " Asseyez-vous ! " ordonna-t-il. " Cela ne m'appartient pas ", répétai-je fortement. L'homme posa son regard de corbeau sur moi en m'obligeant à baisser les yeux. Puis, satisfait de sa "victoire ", il tourna la valise face à moi. " C'est bien votre bagage, n'est-ce pas ? ".
Je levai la tête et reconnus sans peine mes jeans, ma serviette de toilette ainsi que ma trousse de maquillage contenant, entre autres, des sels de bain. L'homme poussa un soupir puis jeta négligemment un des sachets de sel sur la table avant de me lancer sur un ton grave : " Dis-moi, d'où ça vient, cette drogue, tu peux me le dire ? "
Drogue, le mot qui tuait. Cela était vrai. J'avais perdu un cousin qui en avait pris. 
Avant même d'avoir réalisé que j'étais l'objet d'un malentendu depuis le moment où j'avais été accueillie à la gare par l'homme au chapeau gris anthracite et ses deux molosses, j'eus une pensée pour ce cousin avec qui j'avais partagé des jeux lorsque j'étais une petite fille. Yvan. Il s'appelait Yvan. Un garçon qui avait fait les quatre cents coups*, disaient mes parents. Puis, dans ma tête, commença le pire des cauchemars. L'homme confondait mes sels de bain avec de la drogue. 
Mes pensées allèrent tout naturellement à mon père et à ma mère qui, s'ils étaient les seuls à pouvoir me tirer d'affaire, ne manqueraient pas, cependant, de me rappeler l'histoire tragique d'Yvan, doutant, à leur tour, ne serait-ce qu'un instant, de mon innocence. Et là, ils me tueraient. C'était certain. " Alors, reprit l'homme de sa voix pierreuse, d'où vient cette drogue ? Qui est le cerveau* de cette opération ? " Le mot " drogue " me fit trembler à nouveau. Plus les minutes passaient, plus mon angoisse augmentait. Je songeais à l'absurdité de ma situation : affreux quiproquo dont je n'avais expérimenté le procédé qu'en cours de français. Le lien que je venais de faire avec ma vie de lycéenne me ramena à la réalité. 
" Mon oncle* ! Mon oncle ! m'exclamai-je en mettant aussitôt la main devant la bouche, il aura déjà quitté la gare! Laissez-moi partir! " " Doucement, ma belle. Que vient faire ton oncle dans cette affaire ? " 
Il y eut un silence. Sauter dans un taxi*, fuir l'homme au chapeau gris anthracite. " Décris-moi ton parent, j'envoie mes hommes. " Je tournai la tête sur le côté pour ne pas voir les deux molosses. Quant à mon oncle, je ne l'avais jamais vu. " Tu te moques ! " 
Alors je fondis en larmes, j'avais perdu tous mes repères. Cette garde à vue m'était devenue insupportable. C'est alors que soudain sensible à mon désarroi, le policier proposa de me restaurer avant d'affronter la réalité. Il fit venir de la nourriture et des liquides. Les deux hommes me servirent des crêpes. Le policier me fit boire une boisson pétillante, sécha mes larmes en me proposant un grand mouchoir propre puis poussa l'assiette jusqu'à moi comme on tente de gagner la confiance d'un animal sauvage, imprévisible, en lui faisant renifler son assiette. 
Il me sourit, se raidit, me sourit de nouveau puis, sans dire un mot, me proposa un sachet de sucre dans une main, et mes sels de bains dans l'autre. Il se moquait de moi. Je le rabrouai sèchement en lui arrachant le sucre de la main gauche et en battant l'air, de la main droite. Qu'il me rende mes affaires ! Mais plus j'avançais vers lui, plus il reculait. 
Soudain, il éclata de rire. C'était mon oncle ! .

* titres de films à insérer dans la nouvelle ainsi que le règlement le stipulait

 

"Traquenard express" 

Alizée Zian

Je venais de récupérer la valise sur le filet à bagages quand l'homme au chapeau gris anthracite est entré dans le compartiment. C'était le troisième train que je prenais et il était encore là. Mais qui était-ce ? nul ne le savait. J'allais descendre en gare de Cadillac mais il me prit par le bras, et me fit signe de me taire.
Inquiète mais bien décidée à découvrir la vérité, je tentai de lui arracher quelques informations sur la raison de sa filature : " C'en est assez ! Que me voulez-vous ? Et en premier lieu, je veux connaître votre identité. 
- D'accord, mais à une seule condition, c'est que vous cessiez de parler si fort. Je m'appelle Léon*, et je suis détective privé. J'enquêtais jusqu'à la semaine dernière à la charge de votre oncle Charlie. Mais le destin a voulu qu'il s'éteigne peu de temps avant la fin des investigations. Cela dit, le problème n'est pas là. 
- J'ai effectivement appris le décès de mon oncle* par mon amie la femme du boulanger*. J'ai rendez vous chez le notaire en début de semaine prochaine pour régler ses affaires. Mais je ne vois toujours pas pourquoi vous me suivez… 
- Baissez vous ! " 
Et tout à coup apparurent dans le couloir deux hommes à la mine patibulaire, munis d'énormes mitraillettes. Ces drôles de personnages tentèrent d'entrer dans la cabine mais le train freina subitement, les faisant tomber. Le détective me fit sauter par la fenêtre et m'entraîna dans une course folle à travers la campagne. Mais nos poursuivants n'abandonnèrent pas. 
Nous atteignîmes un village. Une chance pour nous, c'était la fête de " La soupe aux choux* ". Nous nous fondîmes dans la foule et pûmes enfin semer les deux bandits. Hors d'haleine, mais soulagés, nous trouvâmes refuge dans la vieille église. Une question me brûlait désormais les lèvres : " Qui étaient-ce ? lançais-je au détective avec un air de reproche 
- Ce sont les gorilles de Didier* MacBeth. 
- Didier MacBeth ? 
- C'est un mafieux à qui Charlie doit beaucoup d'argent. 
- Cela suffit, soyez plus clair, je veux savoir la vérité sur Charlie ! m'exclamais-je 
- Bon… Soit, mais c'est risqué… 
- Oh, je vous en prie, ne soyez pas ridicule, au point où j'en suis… - Ok ! Tout d'abord, si Charlie ne vous a pas mise au courant de ses petites activités, sachez qu'il a agit pour vous protéger. Ensuite, votre oncle n'était pas celui que vous croyiez… Il a arrêté le métier de tueur à gage il y a de cela trois ans, gardant une dette d'environ deux millions d'euros. Il a encaissé la somme mais a refusé d'honorer son dernier contrat. Il disparut du milieu et m'engagea alors pour sa protection. Très vite rendu fou par cette vie de bête traquée, il s'est suicidé. C'était le 9 mars. Mais Didier MacBeth a retrouvé votre trace, pensant que vous aviez hérité de sa fortune cachée. C'est donc pour cela que nous avons vu ses hommes de main tout à l'heure. 
- Ça alors ! Si je m'attendais à ça… Oui, je suis sa seule héritière, mais je ne pensais pas… enfin, vous savez, pour moi, ce n'était qu'un petit représentant en confiserie… Mais maintenant, comment vais-je leur échapper ? 
- Il faut que vous changiez d'identité, que vous modifiez votre physique. 
- Mon physique ? De la chirurgie esthétique ? C'est hors de question ! 
- Il s'agit simplement de changer de couleur de cheveux, de style vestimentaire et de porter des lentilles. 
- Dans ce cas, je suis d'accord. 
- Il faudrait aussi quitter le pays… - Je pense pouvoir aller vivre à Londres, où j'ai de la famille. 
- Très bien, je m'occuppe de tout. Là-bas vous ne vous appellerez plus Mélinda Chamfort mais Mary Smith. 
- Et vous ? Qu'allez-vous devenir ? Ils vous connaissent et n'hésiteront pas à vous tuer ! 
- Ne vous inquiétez pas pour moi, je compte disparaître dans le maquis corse où j'ai quelques amis. 
- Alors ici s'achève notre route, je vous souhaite bonne chance, et peut-être nous reverrons-nous un jour, qui sait ? 
- Bonne chance à vous aussi mademoiselle. Voici l'adresse où vous trouverez vos nouveaux papiers, c'est un ami, je m'en occupe." 
Le temps que je range le précieux petit mot dans mon sac, et l'inconnu avait disparu. En sortant de l'église, le soleil m'aveugla. Je traversai la place où se trouvait une cabine téléphonique. Tout alla alors très vite. J'appelai un taxi pour regagner Bordeaux. Comme prévu, un passeport m'attendait à l'adresse griffonnée sur le petit mot. Je n'osai même pas repasser chez moi. J'achetai un billet d'avion pour Londres. Je partis le soir même pour tout recommencer, tenter d'oublier ce mauvais rêve. 
Les années ont passé, je suis mariée, j'ai trois enfants. Je n'ai jamais reçu de nouvelles de Léon jusqu'au jour où je trouvai sa photo à la rubrique fait divers, en dernière page du Times : " Didier MacBeth, un gangster plus connu sous le nom de " Léon " a été arrêté hier matin alors qu'il tentait de s'approprier l'héritage d'une jeune fille. Il avait essayé de lui faire quitter le pays en lui racontant que ses parents avaient été supprimés par la mafia et que sa vie était en danger. Mais sur sa piste depuis de longues années, la police a réussi à déjouer son stratagème. Plusieurs personnes auraient déjà été escroquées. Ses complices courent toujours… "

* titres de films à insérer dans la nouvelle ainsi que le règlement le stipulait

 

"Hallali"

Romain Pichon

Je venais de récupérer la valise sur le filet à bagages quand l'homme au chapeau gris anthracite est entré dans le compartiment et s'est posté devant la porte. 
Aussitôt la chaleur accueillante et la douce clarté de la lampe qui émanaient jusqu'alors s'estompèrent pour laisser place à un froid agressif. Le compartiment s'enténébra comme si la nuit avait par quelque sorcellerie transpercé la vitre. Mais après ce voyage qui m'avait semblé durer toute une vie, j'étais totalement éreinté et mes sens me jouaient sûrement des tours. L'homme fit un pas en avant et je pus alors discerner le teint blafard et le regard vide qui meublaient son visage. Sa carrure à la fois fragile et imposante se fondait avec les ombres dociles. Une aura malveillante s'en dégageait. 
Je le saluai, plus pour chasser mon malaise grandissant que par politesse, et quittai rapidement les lieux, non sans un doute quant à la nature de cet être. Je me retrouvai dans le couloir du train endormi et en sortis sans me retourner. Mon pied foula le quai, dont l'indicatif numéro quatre clignotait faiblement au-dessus de moi, au moment même où le train s'enfuyait dans les ténèbres. Enfin arrivé. 
Je vérifiai dans ma valise que mon manuscrit était toujours là. Affirmatif. C'est mon éditeur qui va être content : depuis le temps que je lui promets un nouveau livre ! Mon médecin m'avait pourtant déconseillé d'aller le porter moi-même mais nulle maladie ne me ronge. Ces gens là voient toujours le mal là où il n'y en a pas. 
Perdu dans mes pensées, je n'avais pas fait attention à l'endroit où j'étais descendu. Sur mon îlot de lumière clignotante noyée au milieu d'une mer d'ombres dansantes et de ténèbres oppressantes, je restais debout avec pour seule compagnie les étoiles, lointaines, minuscules, perdues dans l'esche d'un pêcheur céleste. N'était-ce pas Pluton qui brillait si fort ? 
Un silence absolu régnait mais en tendant l'oreille, je perçus le cri du hibou* et le staccato des chats-huants derrière moi. Probablement une panne de courant, me rassurai-je. Je regardai ma montre et… elle s'était arrêtée. Les aiguilles, dans leur dernier souffle, indiquaient minuit moins dix. Pas la peine de se faire du mauvais sang*, je n'avais pas changé les piles depuis longtemps et cela devait arriver. Quoi qu'il en soit, je n'étais pas en avance et je décidais de quitter ma sphère de lumière protectrice en direction de ce qui me semblait être un hall de gare. Dans ma progression, mon esprit d'écrivain fantastique bouillonnait d'idées : je projetais déjà d'insérer ce sinistre lieu dans un prochain ouvrage tant il me faisait tressaillir. 
Je me voyais arriver en Ebère, entouré de Nyx, de Seth, d'Hoder, et de tout un panthéon de divinités chtoniennes, attendant la moindre faiblesse de ma part pour s'insinuer en moi, et prendre possession de mon âme de simple mortel. La main du diable* se tendait dans ma direction, inexorable, et de son toucher létal me donnait une fin atroce dont les affres me consumeraient encore bien des années après mon trépas. 
Décidément, je suis trop imaginatif. Une ombre, une forme, une chose, un homme, du moins cela s'en rapprochait, apparut à plusieurs mètres devant moi mais je n'arrivais pas pour autant à en discerner nettement les contours. 
Je l'appelai en accélérant l'allure. Je ne reçus aucune réponse. Il tourna à l'angle d'un bâtiment et en y arrivant, il n'y avait bien sur plus personne. Je cherchai alors une entrée en tâtonnant et me retrouvai devant une immense porte froide, sans vie. J'aurais juré avoir déjà vu une gravure de cette porte au cours de mes recherches pour mes nouvelles. Je ne savais pas que cette gare était si pittoresque. 
Je toquai puis restai à l'écoute. Plus aucun son ne parvenait jusqu'à moi. Le ciel et ses étoiles bienveillantes étaient masqués par un épais nuage. J'étais désormais seul, face à la nuit, cette déesse infernale qui nous hante tant. Je frappai plus énergiquement à la porte et réprimai le frisson que mon appréhension quant à ce qui m'attendait au-delà avait engendré. Il doit forcément y avoir quelqu'un qui sache ce qu'il se passe ici. 
Pour seule réponse, un liquide sombre coula de dessous la porte et s'élança vers moi. Agilement, je fis un pas sur le côté pour l'éviter. Peut-être était-ce un honnête homme qui nettoyait le sol derrière la porte et rejetait ici son eau ? Mais cette eau était bien sombre. Je sortis ma boite d'allumettes, en sacrifiai une et l'approchai de la flaque. C'est une mascarade ! Ce ne peut-être que ça. Une vilaine mystification. Je reculai vivement, lâchant mon allumette. Celle-ci tomba lentement et éclaira pour quelques instants encore le liquide rougeâtre : du sang ! Il s'enflamma en un immense brasier au contact du feu. 
Une frayeur soudaine s'empara de moi, accentuée par la prise de conscience que le sang ne brûle pas. Un homme dont je reconnus le chapeau gris anthracite sortit des ombres et s'avança vers moi. Il était nanti d'une sorte de long bâton surmonté d'une pointe de fer : une faux. Les chaînes d'une crainte incontrôlable me tenaillaient dans cette prison maudite d'ombres et de feu. Je n'aurais alors pu faire aucun mouvement. 
Je me mis à pleurer, je me résonnai en vain et j'implorai des dieux en lesquels je n'avais jamais cru. C'est le salaire de la peur*. L'homme s'avançait encore. Il me tendit sa main gauche en me regardant. L'obscure clarté qui animait ses yeux flamboyants posés sur moi scella mon trépas telle une marque au fer rouge. Maintenant je me souviens de ce que m'avait dit ce savant docteur mais que je m'étais efforcé d'oublier : " Il ne vous reste plus beaucoup de temps à vivre ". 
C'est la mort. La mort qui tue*. La mort qui vient me prendre par la main pour m'emmener.

Films français : Mauvais sang, Leo Carax (1986) Le cri du hibou, Claude Chabrol (1987) La main du diable, Maurice Tourneur (1943) Le salaire de la peur, Henri-Georges Clouzot (1953) La mort qui tue, Louis Feuillade (1913)

* titres de films à insérer dans la nouvelle ainsi que le réglement le stipulait

 

Simone2

"Adieu l'ami"

Simone Beaumont le Meitour

En hommage à Simone, Marie, René Beaumont Le Meitour, écrivain, qui, de par son talent si personnel, avait gagné le 1er prix du Concours de Nouvelles en 2000, le Forum universitaire a souhaité publier "Adieu l'ami".
Ce texte plein d'esprit et d'imagination avait enthousiasmé les jurés et fait l'unanimité. 
Simone Beaumont Le Meitour nous a quittés le 7 décembre 2005, mais elle restera toujours dans nos mémoires comme dans nos coeurs.


Adieu l'ami

Premier prix du concours de nouvelles 2000
Catégorie senior amateur
Simone Beaumont Le Meitour
organisé par le Forum universitaire dont le titre du concours était

" De la plume d'oie à la souris, la langue française s'épanouit "

Festival de la Langue Française de Boulogne-Billancourt.
Vendredi 23, samedi 24 et dimanche 25 juin 2000.

Comme chaque soir dès son retour, le premier geste de Dominique fut d’allumer l’ordinateur, deux nouveaux messages 
étaient arrivés par Internet !

Serait-ce…?

L’ami GRAINE se cassant la tête pour lui expliquer comment faire croître des plants de tomates sur son balcon ?

L’ami DEPAIN pour l’inviter à un goûter en tentant de le rouler dans la farine ? Celui là, il s’en méfie, étant-donné que cette vieille croûte le fait marcher à la baguette et l’a déjà mis dans le pétrin.

L’ami MOLETTE tournant en rond avant de lui faire tout un fromage en le prenant pour un bleu ? Lequel ? 
Laurent BLANC ? Alors là Dominique voit rouge.

L’ami TONNE qui lui signale qu’elle a mijoté un dîner d’amoureux pour qu’il vienne se mettre à table ? (C’est l’agent féminine).

L’ami MOSA qui désire lui faire une fleur en allant lui faire cuire un œuf ?

L’ami DINETTE pour l’inviter à un mini repas un midi ?

L’ami CARÊME qui tombe le masque dans le but de le faire jeûner ?
« La vie est un carnaval » braillait GUETARY.

L’ami RONTON pour faire un bœuf ?
« Mironton, mironton, mirontaine ».

L’ami TSOUKO et l’ami REILLE qui, de concert, se seraient mis dans la tête de le faire chanter ? 
Là, elles font fausse note car il connaît la musique.

L’ami NETTE pour participer à ses propres chatteries ? 
A propos comment appelle-t-on les coiffures brillantes portées par certaines femmes musulmanes ? 
Tu donnes ta langue ? Ce sont des chats d’or (tchadors).
Pourquoi dit-on que dieu est descendu sur terre à l’aide d’un chat ? Parce qu’il est arrivé parmi nous (par minou).

L’ami STIGRI pour faire une partie de carte à la mi-août ?

L’ami LLION pour lui rugir ses richesses ?

L’ami GALE qui aimerait se faire une toile boutonneuse ?

L’ami ELLEUSE, fine guêpe, qui veut butiner malgré qu’elle ait le bourdon ?
« Les abeilles bzzz bzzz ». Sketch interprété par Bourvil.

L’ami CROBE, avorton qui vient me baciller avec le dernier virus qu’elle a récolté dieu ne sait où ?

L’ami COSE (cause) qui ne parle que de ses maladies de peau ou de potes ?

L’ami TRAILLE lui menant une guerre d’enfer pour pouvoir photographier ses démons ?

L’ami LITAIRE qui rêve de le mettre au pas ?

Avec l’ami BIDASSE on ne se quitte jamais.

L’ami SSILE pour lui lancer une fusée d’œillades ?

L’ami RETTE pour lui faire de l’œil ? Ma petite, cette fois ce serait œil pour œil dent pour dent ! ! !

L’ami CRO (croc) qui a toujours la dent et se fait toute petite pour qu’il l’invite pour le déjeuner ?

L’ami CROSCOPE qui souhaite qu’il le conseille sur un régime amaigrissant ?

L’ami RADOR qui aimerait l’observer de son regard hautain ?

L’ami RAGE en colère qui se fait des illusions ?

L’ami QUETE (miquette) qui craindrait de lui réclamer de l’argent ?
A l’église ce brave Monsieur TAQUET avait été choisi pour faire la quête et nous pouffions en nous disant (TAQUET quête, TAQUET quête).

L’ami SSEL qui aimerait qu’il se poivre religieusement ?

L’ami NARET et l’ami STIQUE(mystique) qui souhaitent l’entraîner dans un séminaire ?

L’ami SSIONNAIRE qui lui enseigne sa position ?

L’ami DON qui, comme il est très raide, lui fait cadeau de sa personne.

L’ami SSISSIPI pour éditer un roman fleuve ?

L’ami SSOURIS (souris) qui grignote l’ordinateur en faisant risette ?

L’ami LAN (lent) qui l’emmènera se traîner en Italie ?

L’ami GRATEUR (gratteur) qui lui aurait trouvé du travail à l’étranger ?

L’ami NOIR qui voudrait le mettre à rude épreuve en Afrique ?

L’ami STRAL qui aurait eu vent de son voyage aux îles d’or ?
Non c’est …L’ami TCHELL, alors, c’est autant pour elle !

L’ami AMI qui rêve d’une grande plage avec lui ?

L’ami TSUBISHI qui va lui faire essayer son bolide ?

L’ami NERVE qui rêve de lui masser le cou en toute sagesse ?

L’ami NERVOIS pour le coup de l’étrier ?

L’ami DI qui lui lance des pics ? Elle n’était pas laide Lady,… dit ?

L’ami RACLE pour gratter dans sa cour ?

L’ami TEMPS pour faire une pose ?

L’ami RABEAU pour ne pas rester de bois devant le Tiers-État ?
A l’heure actuelle, ça serait plutôt l’état de mon tiers ! ! !. Je sais…, tu t’en fiches du tiers comme du quart 
! ! ! …Ce n’est pas l’avis de ma moitié qui m’a déjà doublée pour siroter son demi.

L’ami TAINE qui prend des gants, faisant des pieds et des mains pour le séduire ; pour en finalité dire pouce ?
Il est vrai qu’elle n’y est pas allée de main morte. Mais lui non plus n’a pas la main d’un saint ; il l’a plutôt leste.

L’ami ROIR qui n’a pas réfléchi et qui est resté de glace devant les alouettes sans têtes du dîner ?

L’ami TOYEN sans doute pour faire le mur ?

L’ami STERE (mystère) qui va enfin lui déboiser son secret ?

L’ami NOIS (noye) qui, avec son visage d’ange, voudrait l’immerger ?

L’ami KADO (cadeau) qui lui offre un jeu japonais ?

L’ami TOSYL qui laissera l’effet se faire (les fesses faire) ?

L’ami XOMATOSE qui désire qu’il l’appelle « mon lapin » ?

L’ami OCHE (Hoche) qui, comme en général, va faire l’enfant ?

L’ami NESTRONE qui, bien qu’encore dans le potage, laisse un message bien trempé ?

L’ami ROBOLANTE qui lui propose d’aller jouer sur le champ pour empocher Des gains mirifiques ? 
of course ! ! !

L’ami PIERRE (oh !) pour que je lui décroche la lune ?
Ah ! quelle fraîcheur l’ami Pierre de la claire fontaine ! Tu t’appelles Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église (St Pierre). Tiens en parlant de vieilles pierres 
« Pourquoi les hommes de l’âge de pierre avaient-ils des difficultés pour gravir les cols ? »
« Parce qu’ils n’avaient pas encore inventé le vélo silex. »
Quand Pierre s’approche de vous un petit peu d’trop prêt avec son air chiffon, vous lui balancez 
« tu me serres Pierre » (serpillière). 
Quand il a abusé de la dive bouteille après le souper, vous pouvez lui dire « Tu es saoul Pierre(soupière)».

L’ami CHELE (mère) qui cherche joyeusement son chat dans la rue du même nom ?

L’ami XITE pour lui en faire voir de toutes les couleurs ?

L’ami NUTERIE qui, bien que n’étant pas une lumière, souhaite le brancher ?

L’ami LLE PATTE pour l’aider à trouver chaussure à son pied ?

Dominique, qui a maintenant atteint un bon demi-siècle, doit stopper là, la mythomanie pour chausser ses lunettes
et découvrir ses messages.

« Allons-y l’ami souris »

Premier message :

« Viens sans faute à l’amicale de la mission, nous ne toucherons pas à la vache folle.»

L’ami STEAK ( la mistake)

Second message :

« N’y allez pas, c’est un sale ami qui va vous saucissonner et ça sera pour vos pieds.»

L’ami SFIT ( la miss feet).

En souvenir de Simone Beaumont le Meitour

L'original de ce texte nous a été remis par son mari, Patrice Beaumont le Meitour.
Qu'il en soit vivement remercié.

 

"Adagio for a Schtroumpf"

Laurent Quenon

 

Des B.D. s’amoncelaient en piles dès l’entrée du magasin. J’en pris une. Quelle surprise ! Car sur la couverture de l’album s’étalait mon portrait, oui, mon portrait : c’était bien moi, moi tout dessiné, moi et je n’en revenais pas.

Le libraire partit d’un grand sourire et me félicita : « Là je dis bravo ! ». Mon regard interrogatif l’incita à poursuivre : « Ca c’est de la promo ! ». Je bredouillais quelques mots, sortais un peu de monnaie et rentrais dare-dare chez moi, l’esprit vide et la B.D. sous le bras.

Je verrouillais la porte et posais l’ouvrage sur mes genoux. Tout y était : ma peau bleutée, mon nez gascon et mes grands yeux caucasiens. On avait même poussé le vice jusqu’à doter le personnage du bonnet blanc que j’ai toujours trouvé très look et qui, du coup, en devenait grotesque.

L’auteur s’était également servi de mon nom de famille, Jean-René Schtroumpf, d’une digne famille de l’Yser.

Un sentiment profond d’insécurité prit subitement racine en moi.

Après tout, me dis-je, est-ce si grave que l’on se soit inspiré -peut-être par hasard d’ailleurs- de ma conformation physique pour créer un personnage de B.D. ? Peut-être pourrai-je tirer l’un ou l’autre avantage d’avoir mon visage ainsi exposé…

Et puis, j’aurais pu tomber pire : un Schtroumpf c’est plutôt sympa. On le laisse vivre. Qui s’en prendrait à lui ?

Effectivement, les choses se passèrent assez bien. Les enfants m’entouraient pour me fêter, réclamant embrassades et autographes. L’enthousiasme des bouts de chou m’amusa quelques semaines jusqu’à devenir un carnaval horripilant. Je me mis à éviter les sorties d’école comme la peste, frôlant la crise de nerf au moindre cri d’admiration.

Pour tenter de me défaire de ce trop plein d’affection assez inattendu, j’employais un subterfuge. Je me badigeonnais le corps de peinture noire pour faire disparaître les reflets bleutés de mon épiderme.

Sur le coup, ça a plutôt bien marché. Je fus même accueilli à bras ouverts par la communauté camerounaise qui me prit pour l’un des siens. Nous partageâmes quelques repas forts festifs où j’oubliais pour un instant ma triste condition. Mais il fallut que sorte l’album « Les Schtroumpfs Noirs » de sorte que mon déguisement devint illico caduque.

Pire : je ne pouvais pas sortir sans que les gosses ne cherchent à me mordre les fesses en hululant des « gnap! » à tire larigot. Il advint même que des mères indignées, croyant assister à un nouveau genre de perversion, firent appel à la maréchaussée.

C’est quand ils se mirent à produire de façon industrielle des tasses, assiettes et bols à mon effigie que la coupe se mit à déborder du vase. Cela vous plairait-il qu’un marmot mal élevé et tartiné de confiture se régale d’un chocolat chaud dans ce qui représente votre tête ? Ou pire : y repique des saloperies de radis dans un fond de terreau ? Ou de la salade à couper ? Une jacinthe ?

Et bien moi ça ne me plut pas. Pas du tout. Je suis réaliste. Nous vivons une époque troublée. Ca ne me dit rien qui vaille d’imaginer qu’apparaisse un jour à mes dépens cette manchette dans les journaux : « Un déviant mental a décapsulé le crâne de monsieur Jean-René Schtroumpf pour y repiquer ses poireaux ! » ; « Un cri à vous glacer le sang ! témoigne la concierge de l’immeuble » ; « La victime, transformée en légume à vie ».

Affolé, je pris rendez-vous avec l’éditeur de la B.D. pour tenter de lui expliquer mes déboires.
- Il est clair qu’à ce niveau de ressemblance, conclut ce personnage au demeurant fort poli, ce n’est plus tout à fait de la B.D. sans être tout à fait du roman photo. Mais, honnêtement, qui s’en soucie, cher monsieur ?
Je quittais les lieux, plus déboussolé que jamais.

Mes ennuis s’aggravant au fur et à mesure que grandissait la popularité des lutins bleus, j’en fus réduit à porter l’affaire devant le tribunal de Nanterre.

A mon grand étonnement, l’avocat général prétendit que je recherchais la publicité à travers ma ressemblance. « Il s’agit ici d’un problème d’ego ! », assena-t-il, clôturant son réquisitoire en me conseillant vivement une psychanalyse. L’argument fit mouche et je perdis le procès. D’autant qu’aucun des jurés ne voulait être tenu pour responsable par ses propres enfants de la disparition des Schtroumpfs ! Je devenais par-là même la copie, n’ayant plus qu’à subir mon sort sans broncher.

Cette dépossession de moi me rendit fort amer. Ne supportant plus l’idée même de la vie, je tentais de me noyer. Au dernier moment, retenu par l’insupportable vision de milliers d’enfants atterrés par la noyade d’un gentil Schtroumpf, je réintégrais ma voiture.

Un Schtroumpf noyé. Qui l’aurait compris de toute façon ? On ne peut pas être plus bleu que bleu.

Alors que je ne croyais plus en rien, tout changea grâce au caprice d’un gosse de riche. Son père, un industriel Mosan, retrouva ma trace, entre les bas quartiers de Lille et le pont Mireille. Sans préambule il me proposa un véritable pactole annuel pour servir de cadeau d’anniversaire à son fils. Je n’y vis aucun inconvénient. D’autant que le gosse me paraissait gentil. Richard : ça ne s’invente pas.

Depuis lors je joue au vrai-vrai Schtroumpf qui se prête à tous les jeux. Je borde Richard, j’accueille avec enthousiasme ses petits amis, je lui fais engloutir son quatre heure et je fabrique des fusées en carton pâte… Au moins suis-je protégé du monde extérieur.

Mais si vous saviez comme des yeux d’enfant peuvent devenir cruels ! Quand Richard pique une colère, il envoie valdinguer tout ce qui est à portée de main. Pour le moment, je n’ai rien à craindre : mes nonante kilos me mettent à l’abri. Et puis, un jouet tout neuf, ça s’économise. Mais ça changera. Il va vieillir le Richard.

Il en est des goûts des enfants comme du reste : ça change du jour au lendemain sans raison apparente. Et les changements d’idée sont sanctionnés de façon fort violente dans le coin. Plume, l’Oie Magique, a terminé sa vie dans le feu ouvert.

Que va t’il advenir de moi ?

D’ici là, chaque fois qu’il prend à Richard l’envie de dessiner, je fais tout pour l’en empêcher : hors de question qu’une telle mésaventure se reproduise !

Quelle schtroumpf !*

* Quelle guigne !

"L'homme invisible"

Jacques Bardet

Des B.D. s’amoncelaient en piles dès l’entrée du magasin. J’en pris une… quelle surprise ! Il s’agissait de cette série que mon frère et moi lisions assidûment durant notre enfance. Nous y consacrions des après-midi entière, assis à même le sol. Rien de surprenant à ce que ce brocanteur dispose de cette vieille série, mais une sourde intuition m’amenait à penser qu’il s’agissait de NOS bandes dessinées ! La tâche sombre en haut de la couverture, par exemple… Oublié sur un radiateur électrique, j’avais endommagé ce même numéro à cet endroit précis ! Je feuilletais les pages, oubliant le brouhaha des chuchotements qui tissaient un fond sonore arachnéen. C’est le cœur battant que j’arrivais aux dernières pages. Là, d’une écriture toute en rondeur, notre mère inscrivait au stylo-bille bleu l’année et le « prétexte » du cadeau : anniversaire, Noël, « petite souris »… Mais avant même d’en arriver à l’emplacement du sceau familial, je savais. Je savais que cette B.D. était celle qui m’avait tant fait rêver jadis. Je savais également que cette pile posée négligemment près de la porte, c’était TOUTE notre collection. Dans cette brocante, notre passé était en vente. Dans un autre contexte, tomber par hasard sur un élément surgit du passé eut été émouvant. En l’occurrence, une douloureuse colère commençait de gronder en moi.

Depuis que mon frère s’était marié, une distance s’était doucement installée entre nous. Par la force des choses, dirons-nous. À la mort de notre dernier parent, nous fûmes amené à nous rapprocher Même si le contexte n’était pas heureux, je pris plaisir à le revoir ainsi que son épouse après ces années d’éloignement. Nous nous sommes acquittés sereinement des aigres obligations que convoquent ce type d’évènements : notaire, succession, partage du mobilier et des objets de la maison familiale. Je me souviens très bien de notre accord concernant notre collection de bandes dessinées à laquelle nous tenions tout autant l’un que l’autre. Il avait déjà deux fils et conserverait donc la série jusqu’à nouvel ordre. Nous sommes restés en contact téléphonique quelques mois durant. Brusquement rapprochés par la douleur, et la troublante sensation qu’une page de notre histoire se tournait. Que le temps nous avait joué un mauvais tour à tous les deux, alors qu’il nous semblait avoir appris à le maîtriser un peu… Puis ces mêmes « choses de la vie » nous éloignèrent à nouveau. Nous reprîmes nos places respectives, chacun du côté de son quotidien.
Jusqu’à ce que son épouse, moins d’un an plus tard, m’appelle au bureau un après-midi. Elle était dans mon quartier et se proposait de m’offrir un verre. Je ne me formalisais pas outre mesure de l’invitation étant donné l’originalité de caractère que je lui connaissais depuis toujours. On s’est retrouvé dans un café et très vite, elle a rangé son visage lisse et rieur pour me poser des questions sur son mari. Je commençais de jouer avec mon verre de bière, tic de concentration hérité de mes années universitaires. En face de moi, une femme désemparée cherchait de l’aide : « depuis plusieurs mois, il est totalement absent. Ses enfants, son travail, moi… plus rien ne l’intéresse… ». Elle parla ensuite de ces objets qui disparaissaient. Rien qui ne soit de grande valeur : un jouet que les enfants réclament, un bijou fantaisie qui lui tenait à cœur, des dessous qu’il lui avait offert… « Rien d’important » souligna-t-elle à plusieurs reprises, mais elle avait la certitude qu’il mentait lorsqu’elle le questionnait à ce sujet. L’enterrement qu’il semblait avoir surmonté aisément n’était certainement pas étranger à tout cela. Je la quittais sans lui avoir été d’un grand secours, et à vrai dire, sans prendre tout cela trop au sérieux. Mon frère traversait un passage difficile, tout au plus. Je m’engageais cependant à « l’appeler rapidement ».
Cette phrase résonnait encore en moi lorsque le brocanteur me fît une offre pour le lot de bande dessinée. J’acceptais sans négocier, ce qui ne lui fît qu’à moitié plaisir. Dehors, l’air vif de l’hiver me rafraîchît les idées. Je marchais plus que nécessaire pour regagner la voiture, cherchant dans une déambulation aléatoire un soulagement que je ne trouvais évidemment pas. Mon frère a vendu notre collection de BD sans m’en dire mot. Un acte absurde (il n’avait pas besoin d’argent, me semblait-il…) qui entrait en résonance avec les inquiétudes dont son épouse m’avait entretenu quelques jours auparavant. En rangeant les B.D. dans le coffre, je me décidais enfin à l’appeler.

Effectivement, je l’ai appelé. Nous avons convenu d’un premier rendez-vous auquel il s’est dérobé sous un prétexte futile. À ma seconde tentative, je lui proposais de passer à la maison. Après l’avoir attendu plus d’une heure, j’appelais chez lui pour lui dire ma façon de penser. Il devait être 22 heures, et il n’était pas rentré du bureau. En fait, il n’est jamais revenu de son bureau : on ne l’a plus JAMAIS revu. Il s’est littéralement volatilisé dans la nature. Avec son épouse, nous avons rapidement signalé sa disparition aux services de police. Puis engagé un détective privé. Puis un autre, et un autre encore. D’après l’un d’entre eux, il était très certainement parti à l’étranger. C’était le meilleur des scénarios à envisager. Tout cela s’est passé peu de temps avant que je ne rencontre Cécile. À l’heure qu’il est, notre petite fille va bientôt fêter son cinquième anniversaire. 
Le temps a passé et malgré cela, le trouble s’empare encore de moi lorsqu’en entrant dans sa chambre, je la découvre en train de lire un numéro de « L’homme Invisible ». C’est le titre de notre collection.

 

"Tous voisins"

Laurence Barrère


Des BD s’amoncelaient en piles dès l’entrée du magasin. J’en pris une… Quelle surprise ! Une fumée colorée avait jailli des pages ouvertes ! L’album m’échappa des mains et une longue silhouette se matérialisa devant mes yeux : chapeau blanc, chemise jaune, foulard rouge, un épi de blé à la bouche… Damned ! N’avais-je pas devant moi, en chair et en os, le fameux lonesome cow-boy ?
– Lucky Luke ! 
– Ouaip !
– Mais que …comment ?
– Quand est-ce qu’on mange ? fit une voix nasillarde.
– La ferme, Averell !
Je pivotai sur mes talons : les quatre frères Dalton se tenaient derrière moi, et croyez-moi, ils n’avaient pas l’air engageant ! Surtout Joe, qui me fixait d’un regard farouche :
– C’EST MOI ! me hurla-t’il au visage. MOI, ET PERSONNE D’AUTRE !
– Pardon ? fis-je, stupéfaite. 
– JE SUIS VOTRE VOISIN !
– Voyez-vous ça ! lança une voix grave et moqueuse sur ma gauche.
Mon Dieu, mais ce n’était pas possible ! Je chancelai et dus me retenir au comptoir de la librairie… Ce bel homme au visage viril… c’était Largo Winch !
– Ça ne va pas ? s’enquit-il en avançant…
– Toi, le bellâtre, on ne t’a pas sonné ! grinça Joe Dalton.
– Du calme, Joe !
– Du calme, Joe !
– Joe, du calme !
– Ouah, ouah !
Rantanplan ? Ah non, tiens ! C’était … Milou !
– Je dirais même plus… 
Les frères Dupondt venaient de faire leur entrée…
– Mais que faites-vous ici ? interrompis-je. Vous n’êtes pas censés sortir de vos albums !
– Eh bien, expliqua Largo Winch – Dieu qu’il était séduisant ! – nous savons que vous participez au concours de nouvelles du Forum Universitaire…
– Oui…
– Sur le thème « Votre voisin est un personnage de BD. »
– Oui, mais…
– N’êtes-vous pas venue trouver l’inspiration en ces lieux ? Choisir votre personnage ?
– Euh, si …
– Ne cherchez plus ! Cet heureux voisin, c’est…
– Moi ! coupa Lucky Luke. C’est mon album que vous avez feuilleté en premier, c’est donc à moi que…
– Dis donc cow-boy ! le coupa Joe, furax. Moi aussi j’étais dans cet album !
– Du calme, Joe !
– Joe, du calme !
– Messieurs ! Mademoiselle n’a certainement pas envie d’un hors-la-loi comme voisin ! Alors qu’une respectable héroïne dans mon genre…
Adèle Blanc-Sec était apparue, époussetant sa robe et son chapeau. Une voix suave l’interrompit…
– Tant qu’à choisir une femme, elle pourrait en prendre une jolie !
Natacha se tortillait derrière le comptoir, vêtue d’un uniforme très, mais très ajusté. Les quatre mâchoires des frères Dalton se décrochèrent en même temps… 
– Monsieur Winch ! minauda l’hôtesse de l’air. J’ai lu votre dernière aventure… Ohhh !
– Chère amie… s’inclina Largo en lui baisant la main.
– Dites… on ne vous dérange pas ? 
Une odeur de cuir, de cheval et de sueur envahit le magasin. Adèle Blanc-Sec plissa le nez d’un air dégoûté...
– Oh, monsieur Blueberry ! s’exclama Natacha en battant des cils. J’ignorais que vous veniez ! 
– Il aurait pu s’abstenir ! dit Lucky Luke, nonchalamment appuyé sur une pile de livres. Un cow-boy ici, c’est suffisant ! 
– Ah ouais ? grogna Blueberry, écartant légèrement le pan de son long manteau. Je vis luire dans l’ombre une crosse de revolver…
– Oh, oh ! fis-je. Vous n’allez pas vous battre, non ? Tout cela pour apparaître dans un récit, même pas illustré ! C’est un peu gros, vous ne… ?
– QUI EST GROS ? rugit une voix indignée. 
Tous les personnages firent un pas en arrière…
– Obélix, non ! 
Astérix le retenait par la ceinture…
– QUELQU’UN A DIT QUELQUE CHOSE AU SUJET DES GROS ?
– Mais non ! 
Le petit gaulois se redressa, ôta son casque ailé et fit une courbette…
– Chère Mademoiselle, en tant que représentant des Français, je sollicite…
– Représentant des Français ! Ah, je vois ! C’est de la ségrégation ! 
Yoko Tsuno était apparue, mince et sportive dans sa tunique rouge. À sa vue, Natacha eut une moue méprisante…
– Peuh ! Si elle croit, celle-là, que…
– Que…? l’interrompirent, en chœur, des hommes et des femmes à la peau bleue qui s’étaient massés derrière la jeune japonaise...
– Des extra-terrestres, maintenant… soupira Tintin, alors que Milou grognait en regardant Khâny, la belle vinéenne bleue et blonde…
Les murmures enflèrent, se transformèrent en un violent brouhaha… Des injures, des claques… Soudain, une queue de marsupilami, serrée en forme de poing, fusa…« Aie ! » « Ouille ! » « Mille milliards de… » « M’enfin ! »… 
Je frappai violemment du poing sur le comptoir :
– CA SUFFIT ! 
Un silence immédiat retomba dans la boutique. Obélix serrait dans sa main un Michel Vaillant ratatiné en accordéon ; Corto Maltese saignait du nez en noir et blanc ; d’une masse informe de poils emmêlés émergeaient les museaux de Bill, d’Idéfix et de Rantanplan ; le lieutenant Blueberry, au grand dam de Lucky Luke, avait capturé les Dalton au lasso ; Adèle Blanc-Sec, le chapeau de travers, agrippait une mèche blonde entre ses doigts… 
– Ecoutez-moi bien, bande de cinglés ! Extra-terrestre ou terrien, homme ou femme, chien ou cheval, je m’en fous ! Vous êtes tous bons à interner et je refuse de choisir parmi vous le héros de ma nouvelle !
Ce fut un beau tollé ! 
– J’AI DECIDÉ… continuai-je et aussitôt le silence revint… J’ai décidé d’écrire à partir de l’autre thème du concours, celui dont la première phrase est : « Des BD s’amoncelaient en piles dès l’entrée du magasin. J’en pris une… Quelle surprise !… »
– Pfff ! souffla Obélix. N’importe quoi ! Viens Astérix, rentrons au village ! Panoramix a organisé un banquet ce soir…
– L’aventure m’appelle… s’esquiva Corto Maltese. On m’a parlé d’une vieille légende…
Les frères Dalton rentraient déjà à la queue leu-leu dans leur album et Gaston Lagaffe remballait son Gaffophone… Adèle Blanc-Sec, qui se raplatissait en deux dimensions, me toisa de la tête aux pieds :
– Ma pauvre amie, dit-elle d’un ton pincé, ça m’étonnerait que vous tiriez quelque chose de cette phrase…
Elle s’évaporait peu à peu… Les autres personnages n’étaient plus que des tâches de couleur, des contours flous… J’entendis encore ces quelques mots, comme venus de très loin…
– Apprenez qu’il ne se passe jamais rien dans un magasin de BD !

Merci à Messieurs Morris, Goscinny, Uderzo, Van Hamme, Tardi, Franquin, Pratt, Leloup, Giraud, Walthery … et tous les autres !