Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 8 Année 2016-2017 3 mars2017 Kant et Herder Peu après la publication de l'Idée d'une histoire universelle (1784), K reçoit le premier volume des Idées pour une philosophie de l'histoire de l'humanité de son ancien étudiant Herder [H] (1744-1803). Lors de ses études de théologie et de philosophie (1762-64) H admirait Leibniz (pour sa monade active à partir de son propre fonds), Rousseau (pour la densité spirituelle de la sensibilité) et il fréquentait Hamann (qui lui fit connaître Shakespeare et Ossian). Féru de poésie, H rassemblait les chants des peuples de divers pays. [1] Ami de Goethe, supérieur de l’Église réformée de Weimar, il était devenu une célébrité littéraire (3), mais en philosophie il restait un dilettante. Dans les Idées (4 vol., 1784-1791), il sollicite tout le savoir de l’époque pour retracer la marche de Dieu dans l’histoire de la nature et de l’humanité, tandis que K exclut tout recours à Dieu dans l’histoire (8-10). Leur divergence de vues remonte à plus de dix ans, et porte sur la méthode à adopter en philosophie de l’histoire. H considère la théorie comme étrangère à l’écriture de l'histoire, K n’apprécie pas une philosophie qui verse dans la littérature. Les métaphores hardies, les images poétiques, les allusions mythologiques (35) rappellent trop la fougue de l’époque des « génies » (10-13). Certes, K reconnaît le courage (19) de l’homme d’Eglise qui ose penser par lui-même, mais il critique sa tournure d'esprit (2) et son éloquence poétique (30-35). H manque de méthode, ses concepts sont flous, ses réactions émotives et son style est chargé de fioritures qui encombrent la pensée (4-8). Or un auteur ne peut communiquer sa pensée et la faire partager que si elle est fondée en raison, sinon il ne peut que séduire [1]. K se défie de la séduction exercée par l’éloquence, il avait dû relire Rousseau plusieurs fois, pour de n'être plus gêné par la beauté du style, et afin de pouvoir dégager la structure rationnelle de la pensée rousseauiste. Mais H ne réussit pas l'épreuve. K lui suggère de retenir le flot de son éloquence (Reclam [R] p.60, 34) et lui rappelle les règles de la philosophie critique dont le premier souci est d'émonder, et non de proliférer avec exubérance (21-28). H fut outré par ce ton professoral. Cependant leur désaccord ne porte pas que sur l’écriture de l’histoire, il s’explique aussi par leur vision différente de la vocation des peuples et de la destination de l'homme. La vocation des peuples Froissé par le compte rendu de K, H lit avec dépit l’Idée d'une histoire universelle. Il en rejette la construction théorique, ainsi que l'idée d'un perfectionnement constant des liens civiques et politiques. Alors que K met l'accent sur les droits de l'homme, H insiste dans le tome II sur la vocation des peuples à être heureux. Le bonheur (Herder) Selon H, tout peuple en tant qu’individualité est voué au bonheur. En cela, il reste fidèle à l'eudémonisme des Lumières. Il situe le souverain bien, non pas dans l’accomplissement de toutes nos facultés, mais dans ce sentiment irremplaçable que Rousseau nommait le sentiment de l'existence. Tant de peuples vivent sans État et sont pourtant plus heureux que les nations dans leurs machines étatiques qui broient le bonheur des individus. Cette critique n'atteint pas K, car il n'attend pas du prince le bonheur mais la justice. H ne voit aucune nécessité juridique ni historique au politique ; l’Etat ne dépend que des circonstances, il naît de la guerre et s'agrandit par des conquêtes. H rejette le caractère artificiel des institutions et administrations qui étouffent la vie. Comparé aux organismes naturels que sont les familles et les peuples, l’État n’est qu’un mécanisme froid. Cette critique mécaniste vise surtout l’État prussien, militaire et bureaucratique, où soldats et fonctionnaires sont comme des rouages, qui font leur tâche routinière sans se soucier du sens de cette machinerie. H condamne l'aliénation politique exercée par un Régime qui réduit les individus à des pièces interchangeables et ne s’intéresse qu’à leur rapport fonctionnel avec l'appareil d’Etat. H est scandalisé par la phrase de K qui qualifie l’homme d’animal ayant besoin d'un maître (Idée, VI). H retourne la phrase : Celui qui a besoin d'un maître est une bête ; dès qu'il devient homme, il n'en a plus besoin. H relie le mot maître au despotisme, et soupçonne K de sympathiser avec l'autocratisme. K aurait mal jugé le rapport du maître à ses sujets. Les responsables de cet état de fait ne sont pas les sujets, mais les détenteurs du pouvoir qui maintiennent la servitude à leur profit. Seulement, l’indignation de H ne tient pas compte de la réalité de l’État en tant que puissance historique ; il ne reconnaît aucune vertu à un régime fort et autoritaire, pas même celle de protéger ses sujets. H rejette les grands États dans lesquels des milliers de sujets souffrent de la faim, pour que quelques privilégiés vivent dans l'abondance. Il s'emporte contre une noblesse qui exploite ses sujets sans se rendre utile à la société par l'exercice d'un métier, et il condamne l'oppression exercée par l'absolutisme princier. Mais son hostilité au pouvoir a pour source principale la religion, et non la politique. Même son exigence de bonheur est d’origine religieuse : les hommes sont libres et égaux, parce qu’ils sont enfants de Dieu ; créés à l'image de Dieu, ils accèdent à l'humanité en façonnant l'image divine qui est en eux. Les droits de l'homme (Kant) K ne nie pas que chacun ait droit à sa part de bonheur [2]. Mais le but de la vie n'est pas l'image idyllique que l'on s'en fait. Le bonheur dans la jouissance n'a que peu de valeur, comparé aux efforts mis en jeu pour l’atteindre [3]. Tout l’intérêt de l'histoire porte sur ce que les hommes font. Si la nature avait eu pour but le bonheur des hommes, elle ne les aurait pas dotés de raison, l'instinct y parvient beaucoup mieux. Certains trouvent leur bonheur dans la jouissance, mais agir ensemble pour améliorer les droits civiques et politiques est pour K d’une tout autre dignité. Nous ne sommes pas nés pour l'oisiveté, mais pour gagner l'estime de soi par notre activité. H dont la morale prolonge la biologie, semble oublier que la conscience historique se fonde sur le droit et la politique. Son assimilation des sociétés et des peuples à des organismes vivants ne lui fournit aucun critère pour distinguer un phénomène historique d'une production naturelle. Toute l'histoire de l’humanité est pour H une histoire naturelle de forces et d'instincts humains, selon le lieu et le temps. Pour K, tout ce qui a lieu n'appartient pas à l'histoire, mais seulement ce qui regarde les droits de l’homme. Les humains ne se libèrent de la brutalité naturelle qu'en instaurant une constitution civile juste, qui est entièrement leur œuvre. L'histoire est donc pour K un processus de culture, où les rapports juridiques et politiques jouent un rôle essentiel. L’enjeu de la polémique concerne à la fois le politique et l'objet de la philosophie de l’histoire. En politique, K part du droit naturel qui fonde le droit dans la nature humaine et l’Etat dans la réalisation d'un contrat. Pour H, l'homme vit par nature en société, l’État n’est donc pas un contrat entre individus. H récuse le droit naturel qui part des individus et il rejette la pensée mécaniste de l’Etat. Mais ses propos sont trop chargés d’émotion pour donner lieu à une compréhension rationnelle du pouvoir politique. Pour H, ce ne sont pas l’État ni les droits de l'homme qui constituent le sujet essentiel de l'histoire, mais les arts et les sciences, les métiers et le commerce, la diversité des peuples et la variété des cultures. En philosophie de l’histoire, deux conceptions s’opposent ici : l’une plus sensible au passé et à la singularité des époques et de chaque peuple, l’autre plus soucieuse de l’avenir et du destin de l’humanité. H s’enthousiasme, tel un rhapsode, pour certains peuples et certaines époques. Pour K, la philosophie de l’histoire est encore de la philosophie, et si elle doit être très avertie des questions historiques, elle ne doit pas empiéter sur l’histoire empirique proprement dite. La destination de l'homme Le point de vue téléologique Leurs vues divergent aussi sur la destination de l’homme. K observe que les individus ont une vie trop brève pour développer pleinement leurs dispositions naturelles, seule l’espèce y parvient. Mais alors, les efforts des générations antérieures semblent n’être entrepris qu’au profit des générations ultérieures [4]. Pour H, genre et espèce ne sont que des abstractions et n'ont pas plus de sens que minéralité ou métallité (GF 121) ; seuls les individus existent. Ici réapparaît la querelle des universaux. En accusant K de réalisme des idées, H révèle qu'il ignore la Critique de la raison pure. K a beau jeu de lui rappeler qu’en logique genre et espèce ne désignent que les signes permettant de grouper les individus, tandis qu’en histoire l'espèce est la suite des générations ; et si dans le concept logique les individus sont des exemplaires interchangeables, le concept historique désigne la totalité des générations s'étendant à l’infini (indéterminable) [5]. Le fond de la discorde concerne ici la téléologie. Pour H, aucun individu n'existe en vue de la postérité. Les peuples ont leur raison d’être en eux-mêmes, ils portent en eux le caractère divin de leur destination. Leur accomplissement dépend, non des générations antérieures, mais de l'harmonie intérieure que tout être vivant peut atteindre à la place qu'il occupe dans la Création. Toute perfection humaine, celle d’une nation, d’un siècle, est individuelle (Une autre philo., GF 73). Chaque peuple, chaque individu est une totalité concrète qui réalise sa propre perfection. Aucun autre ne peut atteindre son harmonie. Chacun s’accomplit selon sa mesure. H ne conçoit pas une finalité unique pour toutes les civilisations. Chacune s'épanouit en son temps et dans son lieu. L'humanité remplit sa destination dans chaque individualité harmonieuse, particulièrement chez les peuples qui parviennent à exprimer leur génie dans l’art, comme la Grèce homérique, les sagas nordiques ou la modernité shakespearienne. Si l'idée d'humanité a un sens, elle se concrétise dans la diversité des peuples. H admet un cycle d’évolution de chaque individualité, mais sans véritable vue d’ensemble. Une progression constante Pour K, c'est l'ensemble des humains qui œuvre au progrès de l’espèce. H s’en remet à l’effet d’une unique force formatrice qui progresse à travers tout le vivant et se poursuit dans l'au-delà. Il n’écarte pas, durant la création, une complexité croissante des formes du vivant. Mais lorsque les portes de la création se fermèrent, de nouvelles formes ne furent plus engendrées (I.V.6). Et il exclut la pensée dégradante que l’homme et le singe puissent avoir un ancêtre commun. De son côté, K juge audacieuse mais non absurde l’idée du passage d’un être organisé à un autre, même spécifiquement différent (generatio univova), mais il fait remarquer que l’expérience n’en fournit aucun exemple (C3, § 80 note). Partisan de l’épigenèse, K admet une évolution à l’intérieur de chaque espèce, mais ce que l’on nomme la continuité des espèces n’est nullement une preuve de leur parenté réelle (C3, § 80). Les ressemblances observées entre les espèces peuvent s’expliquer par le fait que leur si grande multiplicité les rapproche tant, qu'elles en viennent à se ressembler. Sinon, il faudrait imaginer : ou bien une parenté entre elles, une espèce étant issue d’une autre et toutes d’une espèce originelle unique, ou bien un unique sein maternel dont toutes seraient issues. Mais de telles suppositions semblent si inquiétantes à K que sa raison recule devant elles avec effroi [6]. Ce recul lui vient, confie-t-il à un ami, de l'horreur du vide éprouvée par la raison humaine, quand elle bute sur une idée où elle ne trouve plus rien d'intelligible. D’ailleurs, l’idée d’une échelle continue des systèmes organiques que H affirme en s’appuyant sur de simples analogies observées dans la nature, ne saurait convaincre K, car la raison ne peut rien tirer d’universel ni de nécessaire à partir de la seule expérience empirique forcément limitée [7]. Chez H, l'homme est le trait d’union entre deux mondes, naturel et surnaturel, ce qui expliquerait l’immortalité de l’âme. Or K a montré que l’immortalité de l’âme ne saurait être prouvée, mais seulement postulée pour des raisons d’ordre pratique. Les affirmations de H relèvent d’une métaphysique dogmatique issue de la théorie leibnizienne de l’échelle continue des créatures. Chez K, l'histoire ne traite pas de l'œuvre divine, mais des actions humaines. Elle commence par la percée de la raison et s’affirme dans la liberté du vouloir qui se fonde sur elle (Idée, III). La finalité de l’histoire est l'idée que les hommes s’efforcent de réaliser en préparant les générations futures à mieux agir ensemble. Cette pure Idée de la raison n’a qu’une valeur pratique, comme principe régulateur de sa réalisation. C'est par l’idée de finalité que l'histoire atteint, chez K, son unité systématique. Mais celle-ci est trop loin de l’expérience pour que l’observation puisse la rejoindre. Le mathématicien parlerait d'un mouvement asymptotique. L’Idée kantienne désigne une perfection située à l'infini et vers laquelle l’espèce doit tendre, comme l'asymptote s’approche indéfiniment de l'hyperbole sans jamais l'atteindre dans le fini [cf. 5]. Mais ce qui reste inatteignable en tant qu'Idée, trouve au niveau des phénomènes sa forme de réalisation dans une progression constante qui peut être entravée, perturbée, mais jamais définitivement brisée [8]. Le plein épanouissement de la raison n'est concevable que si elle est immortelle. K postule donc l'immortalité de l'espèce douée de raison [cf. 4], alors qu'il admet que des époques naturelles ont existé avant la présence des humains sur terre (R.41 ; R.194). L’espèce humaine, en tant qu'espèce naturelle, peut être mortelle, mais l’individu doit agir comme si la raison en lui était immortelle. L'immortalité ne constitue pas la structure de l'espèce, mais le principe régulateur de son action. L'Idée vise une perfection vers laquelle l'espèce humaine tend indéfiniment. Cette idée de progression constante est ce vers quoi chaque génération doit tendre, pour que les efforts des générations antérieures et futures gardent un sens. Un tel devoir reste une énigme, mais pour K une chose est certaine : L'homme est destiné par sa raison à se rendre digne de l'humanité de manière agissante [9]. L’histoire humaine est donc bien l’histoire des actions humaines. Deux points de vue complémentaires Si, pour H, l’histoire constitue la grande œuvre de Dieu (Une autre philo., GF 148), K rejette toute intrusion de la théologie dans l’écriture de l'histoire. Libre à H de choisir sa route, K attend son retour au domicile de la raison (51-54) ; et comme il n'est pas homme à poursuivre des polémiques inutiles, il ne s’intéressera plus à ce qui deviendra l’œuvre maîtresse de H. Dommage, car les deux derniers volumes contiennent les pensées les plus fécondes de H. Mais leurs esprits divergent trop pour permettre un dialogue fructueux entre eux. Chez K, les effets du climat et du mode de vie, l’influence du milieu et de l’époque font partie de l'anthropologie ; ils expliquent les événements à partir des conditions naturelles qui les ont déterminés. Mais l’histoire humaine est, pour lui, l’histoire de ce que les hommes font de leur liberté pour améliorer la société civile et la vie politique, en s’efforçant de mettre en place des institutions garantissant les droits de l'homme. De son côté, H se plonge avec empathie dans des cultures jusque-là négligées, dont il fait revivre l’originalité de l'intérieur. Si l'Idée de K présente une rigueur logique incontestable, il est indéniable que l’ouverture de H à des peuples menacés d’oubli a élargi l’horizon historique des contemporains cultivés. Alors que K forge les principes qui permettent d’apprécier ce que les peuples et leurs institutions ont apporté sur le plan cosmopolitique (Idée, IX), H se réjouit de leur infinie variété et enrichit l'histoire de l'anthropologie sociale et culturelle. Au XIX° siècle, les penseurs de l’histoire et surtout les romantiques seront beaucoup plus séduits par les suggestions de H que par les réflexions de K. Pourtant, même si leurs formes d’esprit ont pu paraître incompatibles, rien n’empêche de penser que leurs points de vue sur l’histoire peuvent se compléter. [1] Kant, Opuscules sur l’histoire, trad. Piobetta, intr. P. Raynaud, GF 1990. - A. Philonenko, Théorie kantienne de l'histoire ; Vrin, 1986. - P. Pénisson, Herder, la raison dans les peuples, Cerf, 1992. |