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Forum Universitaire                                                                Gérard Raynal-Mony                                                 Séminaire 13

Année 2016-2017                                                                                                                                                  19 mai 2017

Kant : Le genre humain en progrès ?

4. - S'il était découvert que le genre humain, considéré dans son ensemble, a avancé et progressé aussi longtemps que l’on voudra, personne ne pourrait pourtant assurer que n’intervienne désormais, à ce point précis, en raison des dispositions physiques de notre espèce, l’époque de sa régression ; et inversement, si l’on recule vers le pire en une chute accélérée, on ne doit pas désespérer de trouver le point d’inflexion précisément là où, en raison des dispositions morales de notre espèce, le cours de celle-ci se retourne­rait vers le mieux. Car nous avons affaire à des êtres qui agissent librement, auxquels on peut certes dicter à l’avance ce qu’ils doivent faire, mais auxquels on ne peut prédire ce qu’ils feront […] Mais si le cours des choses humaines nous semble si insensé, cela tient peut-être aussi au mauvais choix du point de vue à partir duquel nous le considérons. Les planètes, vues de la Terre, tantôt vont en arrière, tantôt stagnent et tantôt vont en avant. Mais si le point de vue est pris du Soleil, ce que seule la raison peut faire, elles poursuivent, conformément à l’hypothèse de Copernic, leur parcours régulier. […] Seulement, nous ne sommes pas capables de nous placer à ce point de vue, quand il s’agit de la prédiction d’actions libres. Car ce serait le point de vue de la Providence, qui se situe au-delà de toute sagesse humaine […]. Si l’on pouvait attribuer à l’homme une volonté innée, et invariablement bonne, quoique limitée, on pourrait prédire avec certitude le progrès de son espèce vers le meilleur, car ce progrès porterait sur un événement qu’il peut lui-même produire. […]

5. - Il faut que dans l’espèce humaine survienne quelque expérience qui, comme événe­ment, indique une propriété et une capacité à être cause de son progrès, et […] à en être l’auteur. Il faut donc chercher un événement qui indiquerait, d’une manière indéterminée dans le temps, l’existence d’une telle cause et aussi l’action de sa causalité dans le genre humain, et qui permettrait de conclure au progrès comme conséquence inéluctable ; […] de sorte cependant que cet événement ne doive pas lui-même être considéré comme cause du progrès, mais seulement comme indication, comme signe historique, et qu’ainsi puisse être prouvée la tendance du genre humain considéré dans son ensemble. […]

6. - Cet événement ne consiste pas en d’importants faits ou forfaits, […] tels que, comme par magie, d’antiques et brillants édifices politiques disparaissent et d’autres surgissent à leur place […]. Non, rien de tout cela. Il s’agit simplement de la façon de penser des spectateurs qui se trahit publiquement à l’occasion de ce jeu de grands bouleversements et qui, malgré le danger d’une telle partialité qui pourrait leur devenir très préjudiciable, manifeste pourtant un intérêt universel et, en tout cas, désintéressé pour les participants d’un camp contre ceux de l’autre, prouvant ainsi (à cause de l’universalité) un caractère de l’espèce humaine dans son ensemble et en même temps (à cause du désintéresse­ment) un caractère moral de celle-ci, du moins dans ses dispositions, qui non seulement laisse espérer le progrès vers le mieux, mais est lui-même déjà un tel progrès, dans la mesure où elle en est pour aujourd’hui suffisamment capable.

La révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, peut bien réussir ou échouer ; elle peut bien être remplie de misères et d'atrocités au point qu’un homme réfléchi, s’il pouvait, en l’entreprenant pour la seconde fois, espérer l’accomplir avec succès, ne se déciderait pourtant jamais à tenter l’expérience à un tel prix ; cette révolution, dis-je, trouve néanmoins dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes impliqués dans ce jeu) un élan de sympathie qui confine à l’enthousiasme et dont la manifestation même mettait en danger, sympathie qui ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale dans l’espèce humaine.

Cette cause morale qui intervient ici est double : d’abord, c’est le droit qu’a un peuple de ne pas être empêché par d’autres puissances de se donner la constitution politique qui lui semble être bonne ; ensuite, c’est le but (et le devoir) selon lequel seule est en soi juridi­quement et moralement bonne la constitution d’un peuple qui, par sa nature, est propre à écarter par des principes la guerre offensive ; ce ne peut être que la constitu­tion républi­caine, du moins selon l’Idée ; constitution capable de remplir les conditions qui écartent la guerre (source de tous les maux et de toute corruption des mœurs) et qui assurent ainsi négativement au genre humain le progrès vers le meilleur, en dépit de toute sa fragilité, en lui garantissant du moins qu’il ne sera pas entravé dans son progrès.

KANT Le Conflit des facultés, II. 4, 5, 6 (1798) ; trad. A. Renaut, Pléiade III, 892-896