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Forum Universitaire                                                             Jacqueline Maroy                             Année 2015-2016

Textes du séminaire 10                                                                                                              Le 30 mars 2016

Texte 1 Donna Tartt Le chardonneret Pocket page 1080

           Il a ri. «Que dire? Les grands tableaux… les gens se précipitent pour les voir, ils attirent les foules, ils sont reproduits ad noseam sur des mugs, des tapis de souris et que sais-je encore. Tu peux passer une vie à aller au musée de manière tout à fait sincère, déambuler partout en profitant de chaque seconde, je me compte parmi ceux-là, après quoi tu vas déjeuner. Mais (il est revenu vers la table pour s’y rasseoir) si un tableau se fraie vraiment un chemin jusqu’à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas «  oh, j’adore cette œuvre parce qu’elle est universelle », « j’adore cette œuvre parce qu’elle parle à toute l’humanité »”. Ce n’est pas la raison qui fait aimer une œuvre d’art. C’est plutôt un chuchotement secret provenant d’une ruelle. « Psst, toi. Hé gamin. Oui toi ». Un bout du doigt qui glisse sur la photo fanée — le toucher du conservateur, un toucher sans toucher, un espace de la taille d’une hostie entre la surface et son index. « Un choc cardiaque individuel. Ton rêve, celui de Welty, celui de Vermeer. Tu vois un tableau, j’en vois un autre, le livre d’art le place encore à un autre niveau, la dame qui achète la carte à la boutique du musée voit encore tout à fait autre chose, et je ne te parle pas des gens séparés de nous par le temps, quatre cents ans avant nous, quatre cents ans après notre disparition, cela ne frappera jamais quelqu’un de la même manière, pour la grande majorité des gens, cela ne les frappera jamais en profondeur du tout, mais un vraiment grand tableau est assez fluide pour se frayer un chemin dans l’esprit et le cœur sous toutes sortes d’angles différents, selon des modes uniques et particuliers. A toi, à toi. J’ai été peint pour toi. Et... oh, je ne sais pas, arrête-moi si je radote (il s’est passé une main sur le front) mais Welty lui-même parlait d’objets fatidiques. Chaque marchand d’art et chaque antiquaire les reconnait. Ce sont ces objets qui apparaissent et réapparaissent. Pour quelqu’un qui ne serait pas marchand d’art, il ne s’agira peut-être pas d’un objet. Cela peut être une ville, une couleur, une heure de la journée. Le clou sur lequel ta destinée est susceptible de s’accrocher et de se déchirer.

           — Je croirais entendre mon père.

           — Eh bien.., formulons-le autrement. Qui a dit que la coïncidence était juste la façon qu’a Dieu de rester anonyme?

Texte 2 Donna Tartt Le chardonneret Pocket page 1093

Entre oiseau et peintre, tableau et spectateur - je n’entends que trop ce que l’on me dit, un psst depuis la ruelle comme le résume Hobie, lancé quatre cents ans plus tôt, et c’est vraiment très personnel et particulier.

Page 1097

Et qui sait, peut-être que c’est ce qui nous attend à la fin du voyage, une majesté inimaginable jusqu’au moment où l’on se retrouve à passer les portes, peut-être que c’est ce que nous finissons par fixer avec stupéfaction quand dieu ôte finalement ses mains de nos yeux et nous dit : Regarde !

Texte 3 Michel Foucault Les mots et les choses Gallimard Préface

           Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée — de la nôtre: de celle qui a notre âge et notre géographie—, ébranlant toute les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre. Ce texte cite « une certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit que «les animaux se divisent en : a) appartenant à L’Empereur, b) .embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin aux poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches »  Dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre: L’impossibilité nue de penser cela.

Texte 4 Balzac Le chef d’œuvre inconnu Pléiade page 418

— La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! s’écria vivement le vieillard en interrompant Porbus par un geste despotique. Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! Hé ! Bien ! Essaye de mouler la main de ta maîtresse et de la poser devant toi, tu trouveras un horrible cadavre sans aucune ressemblance, et tu seras forcé d’aller trouver le ciseau de l’homme qui, sans te la copier exactement, t’en figurera le mouvement et la vie. Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Les effets ! les effets ! mais ils sont les accidents de la vie et non la vie. Une main, puisque j’ai pris cet exemple, une main ne tient pas seulement au corps, elle exprime et continue une pensée qu’il faut saisir et rendre. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invinciblement l’un dans l’autre ! La véritable lutte est là ! Beaucoup de peintres triomphent instinctivement sans connaître ce thème de l’art. Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à forcer l’arcane de la nature.

Texte 5 Balzac Le chef d’œuvre inconnu Pléiade page 435

En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d'un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent çà et là des tableaux accrochés aux murs. Ils s'arrêtèrent tout d'abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d'admiration.

- Oh ! ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c'est une toile que j'ai barbouillée pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voilà mes erreurs, reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d'eux.

A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l'apercevoir.

- Eh ! bien, le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d'amour. - Ah ! ah ! s'écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l'air qui nous environne. Où est l'art ? perdu, disparu ! Voilà les formes mêmes d'une jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur, le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène que nous présentent les objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans l'eau ? Admirez comme les contours se détachent du fond ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur ce dos ? Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l'accouplement du jour et des objets. Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas ?... Mais elle a respiré, je crois !... ce sein, voyez ? Ah ! qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez.

- Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.

- Non. Et vous ?

- Rien.