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Forum Universitaire                                                 Gérard Raynal-Mony                     Le 25 novembre 2016    

Année 2016-2017                                                                                                         Séminaire 3    

 

Kant : De l'homme

Dans l’Idée d’une histoire universelle (1784) K réfléchit sur l’histoire en prenant pour fil conducteur (8s) la téléologie de la nature (6). L’inclusion de l’histoire dans l'histoire na­turelle place la diversité des actions humaines à l’intérieur de la plus grande unité systématique pensable. La téléologie donne à cet en­semble le sens d'une orga­nisation croissante et pro­gres­sive. Elle ne relève pas d’une doc­trine (6) à proprement parler, mais d’une méthode critique pour juger a priori du cours de l’histoire selon la possibi­lité d’une fin ultime à laquelle l’homme doit aspirer sans l’avoir entièrement en son pouvoir (Pl.III.1258). Elle sert donc de prin­cipe pratique moral qui entend concerner l'es­pèce hu­maine en géné­ral. K ne veut pas fixer des dogmes comme le fait la théologie, ni accroître notre savoir comme la science. Son raisonne­ment n’offre qu’un jugement réfléchis­sant [1]. Pour K, le mouve­ment de l’histoire dans son ensemble ne peut être que cosmopo­litique avec pour prin­cipe régula­teur une tendance naturelle orientée vers la paix.

Le texte se compose de neuf propositions énoncées sous forme de thèses. Il pré­sente une sorte d’organisme logique, orienté vers ce en vue de quoi les par­ties sont là. Dans cette totalité orientée, chaque proposition suppose les précé­dentes et les poursuit de façon conséquente. A l’intérieur de cette structure rationnelle et organique, les trois premières propositions posent les principes sur lesquels se fonderont les suivantes. Chacune énonce une thèse, suivie de son explication et de sa justifi­ca­tion. A cha­que nouvelle thèse, la raison doit prouver 1) qu'elle n’est pas exubé­rante, mais en accord avec les observa­tions empiriques, et 2) qu'elle n'avance pas à tâtons, mais tire de façon systémati­que les conséquences de l’hypothèse téléolo­gique. K réfléchit de telle sorte que ses pensées n'entrent en contradiction ni avec l'expérience, ni avec le principe de finalité [2].

Si l’on admet que la nature n'agit pas sans finalité (24), on peut alors espérer que l'existence humaine n’est pas vaine. Quel peut en être le but ? L'être humain, en tant que créa­ture du monde animal, est soumis comme toute créature vivante à l'agence­ment organique d’une exis­tence naturelle : il naît avec un potentiel de dispositions naturelles destiné à se déployer de façon ap­propriée. Mais par-delà l’organisation de l'ordre naturel, l'homme fait aussi partie de l'ordre moral par la raison et la liberté (34). En tant que créature douée de raison­, il sem­ble destiné à développer les dispositions natu­relles qui visent à l'usage de sa raison (12) et donc à réaliser la plus haute culture (Réflexion N° 1521) possible. Certes les disposi­tions qui visent à l'usage de sa raison ne peuvent être déve­lop­pées complète­ment que dans l'espèce (12s). Mais tout individu est au moins appelé à développer en soi une personne morale qui s'élève au-dessus de l'animalité (Réfl. N° 1521). L'homme est donc à la fois destiné à sortir de la grossièreté originelle de l’espèce et à s’élever à la moralité (id.) [3].

Les trois premières propositions attribuent à l’homme sa place à l’aide des trois opéra­tions lo­giques nécessaires à la formation d'un concept : comparai­son, réflexion, abs­trac­tion. La première indique ce que l'homme, en tant que créa­ture du monde animal, partage avec les autres créatures. La deuxième réfléchit com­ment, chez cette créature douée de raison, les buts de la raison s’ajoutent à ceux de la nature. Donc, pour comparer l'homme aux autres êtres naturels, K a eu d’abord re­cours au concept générique de créature (2), puis il a distingué l’être humain des autres créatures ter­restres, en tant que seule créature raison­nable sur terre (11). Enfin, la troisième propo­sition évoque la part indéterminable de l'homme en faisant abstraction de ce qui le détermine dans l'ordre naturel, et en l'envi­sageant unique­ment dans l'ordre moral. Par sa raison et sa liberté, l'homme acquiert le carac­tère dont il se dote en se perfec­tion­nant progressive­ment selon les fins qu'il a lui-même choisies ; il s'élève ainsi par son travail et sa conduite à l'estime raisonnable de soi (47) et devient digne de la vie et du bien-être (50).

Une créature du monde animal

Téléologie de la nature

Du point de vue téléologique le tout précède les parties et détermine leur déve­lop­pe­ment : toutes les dispositions naturelles d'une créature sont desti­nées à se développer un jour complètement et conformément à une fin (1ère thèse). De ce point de vue, les forces naturelles des animaux ou des plantes ne sont ni vaines ni aveugles, mais organisées par les buts vitaux vers lesquels elles tendent (4-6). La téléologie de la nature répond à l’intérêt spéculatif d’une raison qui considère toute liaison organique dans le monde, comme si (43) elle était issue de l’intention d’une raison suprême (C1 ; GF p. 585). Cette thèse n'est accep­table qu'à deux condi­tions : elle ne doit pas contre­dire l’observation empi­rique, et elle requiert que soit démontrée l'absurdité de l'antithèse. De fait, si les disposi­tions d’une créature n'étaient pas destinées à se déve­lop­per confor­mément à une fin, on ne compren­drait pas leur raison d’être dans l’organisme. Si elles n'avaient aucune finalité, elles pourraient tout aussi bien ne pas exister. Les lois de la mécanique ne suffi­sent donc pas pour comprendre le vivant. Dans une nature sans aucun but (7s), il serait indif­fé­rent d'être ou de ne pas être. Ce serait une indétermination déso­lante (8), car elle étendrait le ha­sard navrant des affaires humaines à toute la na­ture. K décide au contraire d’inclure l’être humain dans la téléologie de la nature.

Application à l'espèce humaine

L’application de la téléologie à l’espèce humaine place l'être humain, en tant qu'être naturel, dans le règne animal. A cet égard, la nature n'a fait aucune exception en sa faveur. Son aptitude à se développer poursuit la même fin que celle des animaux : vivre au mieux. Si dans l’en­semble l'histoire de l'espèce hu­maine ne se diffé­rencie pas qualitativement de l'histoire naturelle, on doit pou­voir lui appliquer l’interprétation téléo­logique de la nature adoptée par K. Tout peut alors se passer comme si l'histoire universelle était amenée à accomplir un plan caché de la nature (prop. 8), ou tout au moins comme si les humains devaient s’en approcher sans cesse davantage. Mais comment rendre la réalisation d’un plan de la nature compatible avec la liberté de la volonté individuelle ? Depuis qu’après Newton il ne reste plus dans la nature aucune place pour la liberté, on peut se demander comment l’idée de liberté peut constituer chez K la clef de voûte de tout l’édifice (C2 ; GF p. 90). Comment peut-il accorder la notion d’un effet selon les lois de la nature et celle d’un acte libre imputable à un sujet moral ? Puisque liberté et nature s'excluent réciproque­ment, il faut que les deux plans distincts sur lesquels elles s’exercent soient reliés entre eux par une instance supérieure qui garan­tisse leur accord possible. C’est ici qu’intervient le recours à un auteur divin. K admet une raison suprême comme cause de toutes les liaisons dans le monde (Prol. § 58). Le concept de créature (2) renvoie à l’idée d’un créateur. En tant que créature, l'homme ne s'est pas créé lui-même. Le mot créature a un parfum de religion qui ne saurait être écarté de la philosophie pratique de K. Il ne conçoit pas la nature comme quelque chose d'absolument premier, mais consi­dère en particulier les belles formes de la nature comme un chiffre (C3, § 42), un symbole de la sagesse d'un créateur. L’ordre de la natu­re renvoie à l'ordonnance d'un sage créateur (prop. 4). Mais la nature s’organise elle-même, selon les contin­gences, dans chaque espèce de corps organisés. Dès lors, le corps n’est plus pensé comme un instrument de l’âme, mais comme un processus d’auto-organi­sa­tion. K accorde à tout organisme une tendance forma­trice, telle qu’elle ressort de la plasticité du vivant. En embryologie, il soutient la notion d’épigénèse contre les partisans de la préexistence et de la préformation. L’organisation du vivant ne se transmet pas de façon simplement mécanique­ de l'espèce à l’individu et réci­pro­que­ment. Quant aux rapports des humains entre eux, c'est à la raison d’assurer la médiation recherchée et d’opérer la synthèse entre nature et liberté.

La seule douée de raison

La capacité de raisonner

Du point de vue spéculatif, la capacité de raisonner distingue l’espèce humaine des autres espèces (thèse 2). Du point de vue pratique (moral), K entend par rai­son le pou­voir de déterminer sa volonté indépen­dam­ment de l'ordre naturel (14-16). A l’origine l’homme ne possède pas la raison comme un organe accompli. La nature ne l'a pas doté d'une raison toute faite, elle n’en a placé que les germes dans l’espèce humaine (22). L'être humain se trouve ainsi en charge d'une mission de la nature. Il doit dévelop­per au mieux les dispositions natu­relles qui visent à l'usage de sa raison [4]. En tant qu’animal doué d’une capacité ration­nelle il a le pouvoir de faire de lui-même un animal rai­sonnable [5]. A présent il est à mi-chemin : l'homme a quitté l'instinct, mais il n'a pas encore admis la loi de la raison (Réfl. N° 1522 E). Le passage de l’état naturel à la raison exige beau­coup de temps, car la raison n'agit pas de façon instinctive, elle a besoin d'essais, d'exercices, d'instructions pour progresser peu à peu (16s). La culture ne se développe pas d'elle-même, mais réside au fond dans la valeur sociale de l’homme et requiert un long travail de culture qui nécessite une série incalculable de générations (20s), bref tout le temps de l’histoire. La vie humaine est si courte qu'aucun individu ne peut remplir la tâche de la nature à lui seul, mais seulement dans l'espèce (11-13). C’est pourquoi l’idée kantienne de l'histoire ne concerne ni des individus ni des peuples particuliers, mais l’espèce humaine en général : L'espèce humaine doit se sortir de la brutalité naturelle et tendre vers la perfection par les efforts conjugués d'innombrables générations (Réfl. N°1521).

La perfectibilité

K fait de la perfectibilité de l'espèce humaine une mis­sion de la nature. Il pense qu’à l’origine l’être humain est l’être vivant le plus éloigné de sa perfection pos­sible (41-43). Chez K comme chez Rousseau la perfectibi­lité apparaît comme une caractéris­tique anthropologique fondamentale, qui distingue l'homme des autres animaux [6]. C’est aussi un concept éthique, car perfectibilité oblige. Si l'homme dispose d'organes tels que les mains, ce n'est pas pour n'en rien faire. S’il se laisse aller à son penchant à la paresse, il tourne le dos à sa destination natu­relle. C’est surtout par sa capacité de raison, qu’il est destiné à passer de l'état le plus brut à celui de la plus grande habileté (44). Les étapes de cette progression consistent à se cultiver, se civiliser et se moraliser, car l’idée de moralité appar­tient encore à la culture [7]. K a conçu cette ascension comme illimitée : les pro­jets de la raison ne connaissent pas de limites (15s). Toutefois la possibilité d'un perfection­nement est loin de garantir la réalité effective d’un progrès conti­nu. Il faut l'éducation d’une génération par une autre pour que l’humanité s’améliore peu à peu. L’œuvre princi­pale des lumières n’est-elle pas l'éduca­tion au bon usage de la raison ? Les techniques et les savoirs ne suffisent pas pour acquérir la perfection intérieure du mode de pensée (44s), encore faut-il oser penser par soi-même. La culture aide l'homme à atteindre cette autonomie de la pensée qui lui permet de développer au mieux les germes dont la nature l’a doté.

Le but en est le développement complet des dispositions naturelles, but qui doit être pensé comme réalisable, au moins dans l'idée de l'homme (23). Cette idée dé­passe les limites du champ de l'expérience, en complétant ce que toute réalisa­tion possible a de fragmentaire pour penser la plus grande unité systéma­tique. Simple Idée de la raison, la perfection totale reste probléma­tique et ne peut être connue. Elle doit par contre être pensée, car l'homme doit être éduqué et ne saurait l’être de façon purement mécanique, c’est-à-dire sans principes pratiques, ni buts objectifs. K appelle but objectif tout but valable pour le vouloir de tout être raisonnable (C2 ; K.VI.125), et il appelle principe pratique la loi impérative qui constitue le mobile unique et immédiat du vouloir. Du point de vue pratique, l'idée d'un accomplissement des dispositions naturelles visant au bon usage de la rai­son, n'est pas une chimère, mais un but objectif, c’est-à-dire un devoir pour tout être raisonnable. Cette idée doit guider le progrès et donner un sens aux efforts de culture. Tout effort resterait vain, si le travail de la culture était sans aucun but. L'idée d'un développement complet des germes de la raison est une tâche à laquelle l'individu doit prendre part, mais dont la réalisation progres­sive n’appartient qu’à l'espèce humaine. Plus l'homme fait preuve de raison et agit librement, plus il participe à la progression de l'espèce humaine.

Un être de raison agissant de lui-même

Un être inachevé

La nature ne fait rien de superflu (33s). Cela est, d’après K, particulièrement vrai à l’égard de l’homme, envers qui elle a agi avec la plus grande économie (42). Depuis Aristote l'homme est caractérisé comme un être déficient, imparfait, ina­chevé. La nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains (38s). K ne s'en plaint pas, comme le faisaient les Anciens. Il n'explique pas non plus, comme le fait Herder, nos facultés intel­lectuelles par un phénomène de compen­sa­tion. Car le développe­ment de la rai­son ne dérive pas de la nature qui n’a placé que ses germes dans l’espèce humaine (22). Le but visé par la nature en mesurant sa dotation animale au plus court (42), paraît évident à K (thèse 3) : La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale (29s). Le but de l’histoire en découle naturellement : l’homme doit parvenir à son humanité par son activité et sa raison. Avant Hegel, K fait du travail une dimension intrinsèque de l’espèce humaine, essentielle au progrès de l'humanité. La nature n'a pas doté l’homme d'un instinct sûr, afin qu'il fonde lui-même son vouloir sur sa raison, indépen­damment de l'instinct. Son inachève­ment originel est conçu par K comme un appel à sortir de l’indolence.

L'autodétermination

L'homme vient au monde indéterminé ce qui laisse place à son auto­détermina­tion. Il dépend d'autant moins de la nature, qu'il n'est pas guidé par l'instinct, ni instruit et pris en charge par une connaissance innée (36). Il doit se fixer lui-même le plan de sa conduite [8]. En tant qu’être raison­nable et libre, il n'est pas attaché à son environnement car la raison n'est ni fixée empirique­ment, ni une don­née toute faite. L'autonomie de la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur elle (34) font que l'homme doit tirer entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’ordonnance mécanique de son existence animale (29s). Sa culture est le fruit de son activité : même son intelligence et sa pru­dence, et jusqu'à la bonté de son vouloir, de­vaient être entièrement son œuvre propre (40s). Pour K, à la différence de Rousseau, l'homme n’est pas bon par nature, sa volonté n'est bonne que fondée sur la raison. Il est d’un grand intérêt pour l’humanité que l'homme se sache res­pon­sable de ce qu'il fait de lui-même et des autres. En tant que seul être sur terre agissant selon les fins qu’il se fixe lui-même, il porte en soi, en sa raison, en son œuvre de culture, la fin dernière de la nature [9].

La dignité de l'homme

L’homme doit travailler à se rendre digne de l'hu­manité. La dignité est cette valeur intérieure par laquelle il force les autres au respect de lui-même (MM DV § 11 ; GF 291). C’est par son activité et sa conduite morale que l'homme se rend digne de la vie et de son bien-être (50). En passant de l'état le plus brut à la plus grande habileté, il s'élève à un bonheur dont le mérite n’appartient qu’à lui seul (43-46). Celui qui triomphe ainsi des obstacles et parvient à vaincre son penchant naturel à la paresse acquiert le droit à l'estime raisonnable de soi (47), une estime que la nature a réservée sur terre uniquement à l’être humain.

Kant : De l'homme

Première proposition - Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont destinées à se dévelop­per un jour complètement et conformément à une fin.

Cela est confirmé chez tous les animaux, aussi bien par l'observation externe que par l'observation interne, ou dissection. Un organe qui ne doit pas être utilisé, un agencement qui n'atteint pas son but sont des contradictions au regard de la doctrine téléologique de la nature. En effet, si nous nous écartons de ce principe, nous n’avons plus affaire à une nature conforme à des lois, mais à une nature qui joue sans aucun but ; et l'indétermination désolante vient prendre la place du fil conducteur de la raison.

Deuxième proposition - Chez l'homme (en tant que seule créature raisonnable sur terre), les dispositions naturelles qui visent à l'usage de sa raison ne devaient être développées complètement que dans l'espèce, mais non dans l'individu.

Chez une créature, la raison est un pouvoir permettant d'étendre bien au-delà de l'instinct naturel les règles et les desseins qui président à l'usage de toutes ses forces, et ses projets ne connaissent pas de limites. Elle n'agit cependant pas elle-même de façon instinctive, mais elle a besoin d'essais, d'exercices et d'instructions pour progresser peu à peu d'un degré d'intelligence à un autre. Par suite, il faudrait que chaque homme ait une vie illimitée pour apprendre comment il doit faire un usage complet de toutes ses dispositions naturelles ; ou alors, si la nature ne lui a assigné qu'une courte durée de vie (comme c'est effectivement le cas), c'est qu'elle a besoin d'une série peut-être incalculable de générations, dont chacune transmet aux suivantes ses lumières, pour conduire finale­ment le développement de ses germes dans l'espèce humaine jusqu'au niveau qui est parfaitement conforme à son dessein. Et cet instant final doit être, au moins dans l'idée de l'homme, le but de ses efforts, car, sans cela, les dispositions naturelles devraient être considérées pour la plupart comme vaines et sans finalité, ce qui supprimerait tous les principes pratiques ; la nature serait alors suspecte d'un jeu puéril en l'homme seul, alors que sa sagesse doit être admise par ailleurs comme un principe pour le jugement de toutes les autres formations naturelles.

Troisième proposition - La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'ordonnance mécanique de son existence animale, et qu'il ne prenne part à aucune autre félicité ou perfection que celles qu'il s'est lui-même créées, indépendamment de l'instinct, par sa propre raison.

La nature en effet ne fait rien de superflu, et elle n'est pas prodigue dans l'usage des moyens pour atteindre ses buts. En donnant à l'homme la raison ainsi que la liberté du vouloir qui se fonde sur elle, elle indiqua déjà clairement son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. Il ne devait pas en effet être guidé par l'instinct, ni non plus être instruit et pris en charge par une connaissance innée ; il devait bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte de ses moyens de subsistance, son habillement, sa sécurité et sa défense extérieures (pour lesquelles elle ne lui donna ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tout divertissement qui peut rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence, et jusqu'à la bonté de son vouloir, devaient être entièrement son œuvre propre. La nature semble même s'être ici complu à sa plus grande économie, et avoir mesuré sa dotation animale au plus court et au plus juste en fonction du besoin le plus pressant d'une existence à ses débuts, comme si elle voulait que l'homme, une fois parvenu à passer de l'état le plus brut à celui de la plus grande habileté, à la perfection intérieure du mode de pensée et, par là (pour autant que cela soit possible sur terre), au bonheur, n'en doive attri­buer le mérite qu'à lui seul et n'en être redevable qu'à lui-même ; tout se passant comme si elle avait davantage visé son estime raisonnable de soi que son bien-être. Car ce cours des affaires humaines est jalonné d'une multitude d'épreuves qui attendent l'homme. La nature semble cependant ne s'être nullement attachée à ce qu'il vive agréablement, mais au contraire à ce qu'il travaille à s'élever jus­qu'au point où, par sa conduite, il se rende digne de la vie et du bien-être. […]

KANT Idée d’une histoire universelle d'intention cosmopolitique, Berlin, 1784

trad. de Luc Ferry, in : Œuvres philosophiques II, Pléiade, Paris, 1985


Kant : De l'homme

Une créature du monde animal :

Téléologie de la nature

Application à l'espèce humaine

La seule douée de raison :

La capacité de raisonner

Perfectibilité

Un être de raison agissant de lui-même :

Un être inachevé

L'autodétermination

La dignité de l'homme

[1] « La téléologie n’est pas une partie de la théologie, […] car elle a pour objet les produc­tions de la nature et leur cause. […] Elle semble ne pas non plus faire partie de la science de la nature, qui a besoin de principes dé­terminants, et non pas simplement réfléchissants, pour rendre objectivement raison des effets naturels. […] Le fait de poser des fins de la nature vis-à-vis de ses produits […] n’appartient proprement qu’à la description de la nature, laquelle est établie suivant un fil conducteur particulier. […] (Mais elle est) instructive et utile à bien des égards du point de vue pratique. […] La téléologie comme science n’appartient donc à aucune doctrine, mais seulement à la critique, et plus précisément à […] la faculté de juger. » (C3, § 79 (1790) ; trad. A. Renaut, GF 1995, p. 413s)

[2] « Que le monde dans son ensemble progresse sans cesse vers le mieux, c’est ce qu’aucune théorie n’autorise l’homme à admettre, mais bien la raison pratique pure qui lui commande […] d’agir selon une telle hypothèse. […] Cela ne suffit pas, tant s’en faut, à prouver la réalité objective de cet idéal au point de vue théorique, mais donne pleine satisfaction au point de vue moralement pratique. » (Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolff (entre 1791 et 1795) ; Pléiade III, p. 1258-1260)

[3] « Puisque le genre humain est en progression constante du point de vue de la culture, progression qui est la fin naturelle de l’espèce humaine, il faut également le considérer en progrès vers le mieux du point de vue de la fin morale de son existence. » (Théorie et pratique III (1793) ; trad. Fr. Proust, GF p. 87)

[4] « Le rôle de l'homme est par conséquent très artificiel [künstlich]. Ce qu'il en est des habitants d'autres planètes et de leur nature, nous l'ignorons. Mais si nous menons à bien cette mission de la nature, nous pourrons nous flatter d'avoir droit à un rang de choix parmi nos voisins dans l'édifice du monde. » (Idée d'une histoire universelle, sixième proposition (1784) ; trad. Ph. Piobetta, GF 1990, p. 78 note).

[5] « Pour assigner à l'homme sa classe dans le système de la nature vivante et ainsi le caractériser, il ne nous reste que la façon dont il possède un caractère qu’il se crée lui-même, dans la mesure où il est capable de se perfectionner conformément aux fins qu'il a lui-même choisies, ce qui lui donne le pouvoir, en tant qu’animal doué de capacité rationnelle (animal rationabile), de faire de lui-même un animal raisonnable (animal rationale). » (Anthropologie du point de vue pragmatique (1798) ; trad. A . Renaut, GF 1993, p. 309 ; Pléiade III, p. 1133)

[6] « L'homme est un animal qui se perfectionne : non seulement l'individu, mais également et avant tout l'espèce en général. Il ne peut pas se maintenir dans l'état de nature. » (Réflexion, N° 1523)

[7] « L'homme est destiné par sa raison à vivre en société avec d'autres hommes et à se cultiver, se civiliser et se moraliser dans cette société par l'art et par les sciences ; si grand que puisse être son penchant animal à s’abandonner passivement aux séductions du confort et du bien-vivre qu'il appelle félicité, sa raison le destine plutôt à se rendre activement digne de l'humanité, en luttant contre les obstacles dont l’accable la grossièreté de sa nature. » (Anthropologie du point de vue pragmatique (1798) ; trad. A. Renaut, GF 1993, p. 314 ; Pléiade III, p. 1136)

[8] « Un animal est déjà tout par son instinct ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l'homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. » (Réflexions sur l'éducation (publié par Rink, 1803) ; K.X.697 ; Pléiade III, 1149 ; Vrin 2004, p 94)

[9] « En tant qu’il est le seul être sur terre qui possède un entendement, par conséquent un pouvoir de se proposer des fins [par décision de son arbitre], il est assurément celui à qui revient le titre de seigneur de la nature et, si l’on considère celle-ci comme un système téléologique, il est quant à sa destination la fin dernière de la nature. » (C3, § 83 (1790) ; trad. A. Renaut, GF 1995, p. 428)